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vendredi 20 avril 2018

GABRIEL ROBICHAUD PREND LA ROUTE

GABRIEL ROBICHAUD, comédien, poète et écrivain originaire de Moncton, nous propose un recueil de poésie fascinant avec Acadie Road. Ces poèmes d’errance, de déambulation sur le territoire de l’Acadie, permettent de suivre les méandres de la pensée du poète qui tient fermement le volant et nous entraîne d’un village à l’autre dans une dérive que nombre d’Acadiens ont été forcés de vivre au cours de leur histoire passée et récente. Nous roulons sans nous arrêter et peut-être aussi que Robichaud veut nous pousser dans l’avenir qui claque comme une porte de char rouillée.

On a beaucoup parlé d’Acadie Rock en abordant le recueil de poésie de Gabriel Robichaud. C’est certainement justifié, mais je me suis plutôt tourné vers On the road de Jack Kerouac. Le grand Kerouac qui était habité par une frénésie de la route qui l’a fait traverser les États-Unis à plusieurs reprises. « Rien derrière et tout devant, comme toujours sur la route », écrit-il dans son roman éponyme.
En compagnie de son camarade Cassady, Kerouac roulait à une vitesse folle vers l’Ouest, le mythe, le rêve, l’idée de pouvoir tout recommencer et de basculer dans une autre vie peut-être. Il s’est déplacé aussi pendant des jours en autobus, y dormant, y rêvant, en marge du monde pour être celui qui surveillait les agitations de ses frères les humains.
Robichaud se lance dans son parcours erratique en allant d’un village à l’autre, s’enfonce dans une Acadie mythique et désespérante, obsédante et fascinante, idéalisée par les poètes et les chansonniers, étouffée par un passé trop lourd. Si Antonine Maillet tourne le dos d’une certaine façon au présent et nous anesthésie dans une époque révolue, Robichaud prend la direction contraire et bouscule le présent, les deux mains sur le volant, la radio à plein volume pour capter tout ce qui peut se dire de futile, scander des chansons qui nous accompagnent partout même si on n’y prête guère attention. Il sillonne le pays où « tout est en panne et se défrance » comme le chante Gilbert Langevin.

Sur la route
Y aura l’inconnu
Pis ben du monde qu’on connaît
Des boxeurs de baie
Des chanteurs de concours
Des fiertés de bord de chemin
D’autres cachées dans le fond des bois
Comme des pêcheux de coques sur un parc national
Pancartes à l’appuie
Un guilt trip pour les intrus (p.18)

La route de Robichaud devient les artères qui charrient le sang, les veines qui irriguent le corps. C’est la pulsion, les battements du cœur, le souffle du vivant et s’arrêter pourrait être dangereux. Il faut bouger, rouler, chanter pour espérer un demain. Cette course permet au poète d’évoquer l’histoire, des figures mythiques, des œuvres littéraires, de maugréer contre certains trous de mémoire, d’entendre des voix, de s’imprégner de ce pays souffrant et résiliant.

À Grand-Pré
Y a plein d’histoires
Pis pas assez de monde
Pour s’en rappeler (p.23)

Les routes 101, 103, 105, 125 et 22 permettent de secouer sa pensée et de poser son regard un peu partout.
J’ai eu envie de suivre le voyage de Robichaud sur une carte, mais ce qui importe, c’est ce qui se bouscule dans sa tête. Il ne peut couper le moteur de l’auto, sortir, marcher le long de la côte, devant la mer, parce que ce serait comme un abandon et céder aux mirages du passé. La vie est mouvement, toute dans ce moteur qui grogne dans les montées et se calme dans les descentes. C’est l’asphalte, le nom des villages sur les pancartes comme des épitaphes, des figures à peine esquissées, des moments qui permettent de s’accrocher aux mots dans les courbes, au cœur des villages.

Dans mon char un téléphone
500 cds
Un carnet un stylo
Pour les idées à venir
Les histoires à raconter

Quand c’est trop long
Des ceintures à enlever
Des mains à promener
Ça se fait mieux la route à deux

Dans mon char
Y a les restes de qui je suis
Trimbalés sur les terres qui me permettent de rouler
Tu choisis le cd
Si je peux chanter la toune (p.29)

Ça va, ça vient, ça file, ça défonce les nuits et les jours. Nous sommes dans les rêves du poète, ses fantasmes, avec ses amis les écrivains et les musiciens, les inventeurs de routes, les diseurs de pays qui permettent d’être toujours là. Tout se défait et se déglingue dans le pays de Robichaud. Nous sommes dans l’urgence, les palpitations, l’arythmie cardiaque qui brouille le regard. Nous sommes dans une quête qui caille souvent.

Sur la côte
Un village sans nom
Sans habitants sur les pancartes
Une église pas de clocher
Un reste de station d’essence
Un bar qui a brûlé
Pis une impression qu’y pourrait
Y avoir la mer pas loin
Comme si quelqu’un avait eu soif (p.39)

Gabriel Robichaud envoûte avec son poème tout simple où il exprime son amour pour son coin de terre. Il refuse les petits drapeaux qui ont balisé les chemins d’espoir et d’espérance.
Nous roulons, prenons la direction de Montréal comme tant d’Acadiens l’ont fait pour s’installer au Québec dans les hoquets de l’histoire et la cruauté qui semble s’être enracinée sur cette terre d’Amérique.

D’un côté
Du pont Laviolette
À Bécancour
La mémoire flotte l’été
La municipalité flotte
Le reste du temps

À côté du mât
Une grosse chaise
Pis une petite plaque

Ici
À l’année
On peut se bercer
Sur nos fondations (p.102)

Et j’ai roulé encore avec Robichaud jusqu’à ce que la nuit se replie dans une montée. Il nous aurait fallu peut-être une bouteille de vin entre les cuisses, des rires et des cris, une musique de blues à la radio pour que des époques se confondent, pour que le grand Jack s’installe sur le siège arrière, qu’il nous demande de s’arrêter devant les pancartes qui annoncent les villages pour en scander les noms comme il aimait tant le faire.

   Chez-soi à Missoula.
   Chez-soi à Truckee.
   Chez-soi à Opelousas.
   Pas de chez-soi pour moi
   Chez-soi dans le vieux Medora
   Chez-soi à Wouded Knbee.
   Chez moi ne serai jamais[1]

Robichaud reste conscient de sa folle entreprise. La route l’aspire et il espère peut-être se retrouver devant une certitude, dans un lieu où il pourra se reposer l’esprit. Il sait que le pays bascule lentement vers son effacement. Il le sillonne pour le nommer, le scander dans un rap rude comme une route pleine de nids de poule qui débouche sur nulle part.

À Bouctouche
La bibliothèque s’appelle Gérald Leblanc
L’école secondaire s’appelle Clément Cormier
À l’école secondaire de Bouctouche
Durant un atelier scolaire
Ces deux-là
Personne sait c’est qui (p.129)

C’est peut-être le sort des Acadiens que de devoir s’étourdir sur les routes pour trouver du travail alors que la mer est morte et que la pêche n’est plus qu’une légende dans la mémoire des conteurs. Gabriel Robichaud s’étourdit, mais reste d’une lucidité qui fait frissonner.

ENTREPRISE

Cri du cœur et de l’âme, respiration haletante, la parole de Robichaud m’a ému avec sa poésie lestée de questions et d’hésitations. L’impression de suivre un chemin de croix avec le poète, l’écoutant me chanter sa peine, ses espoirs, ses cris qu’il n’arrive pas à étouffer.
Robichaud m’émeut et m’a fait penser à Paul Villeneuve qui, dans J’ai mon voyage en 1969, parcourait le Québec pour le dire, le nommer, le faire exister dans le corps des femmes qu’il abordait dans les villages.
La poésie de Robichaud se faufile en vous et ne vous laisse jamais en paix. Un murmure qui donne envie de s’évader de soi sans jamais y arriver, bien sûr. Comment fuir son corps et son âme, comment échapper à son histoire et à la lourdeur du passé ?


ACADIE ROAD de GABRIEL ROBICHAUD, une publication des ÉDITIONS PERCE-NEIGE.




[1] Kérouac Jack, Petit poème.

mardi 17 avril 2018

ANNE PEYROUSE FRAPPE À L’ÂME

ANNE PEYROUSE risque gros avec Tu ne tueras point, un roman en trois actes (nous sommes dans la tragédie) qui coupe le souffle et laisse abasourdi. Le tout dans une écriture fragmentée, brisée, hachurée, cassée et haletante. J’aime les écrivains qui font perdre les repères et qui, dans une écriture enveloppante, nous poussent dans une dimension où je refuse souvent d'aller. C’est encore plus que ça avec Anne Peyrouse. Elle m’a laissé sur le carreau comme si j’avais été frappé par une tornade qui détruit tout sur son passage. Une forme de Big Bang existentiel qui pulvérise la pensée et l’être.  

Tu ne tueras point évoque ce commandement de Dieu, le cinquième des dix injonctions où le Créateur affirme : « tu ne tueras pas ». Une sentence qui m’a rappelé le petit catéchisme avec toutes les réponses et les questions qu’il fallait mémoriser avant de trouver son chemin dans la vie. Je crois que je suis encore marqué par cette intoxication religieuse.
Quelqu’un qui se risquait à transgresser ces ordres pouvait y laisser son âme, ce qui était le pire des châtiments dans ce monde de croyants. Un geste et c’était la condamnation éternelle. Mais, peut-il y avoir des circonstances où il faut se débarrasser d’êtres maléfiques qui détruisent le corps et l’esprit ? Peut-il y avoir des exceptions où tuer devient l’unique geste de survie ?
Clara a subi la violence et a tenté de dissimuler les sévices qu'elle a subis aux regards, d'éviter les questions et d'oublier la douleur en elle. Plus tard, jeune femme, elle s’agrippe à l’amour et à une sexualité frénétique et un peu masochiste. Mais comment vivre la tendresse et l’amour quand tout contact physique a été une agression dans sa famille ?
Personne ne vit une enfance comme celle de Clara sans en garder des stigmates. Les premières années sont un envol et quand on vous casse les ailes dès vos premiers pas, l’adulte claudique et n’arrive jamais à s’abandonner aux étourdissements de l’amour. Tout contact reste une agression. Tout ce qu’il entreprend pour aller vers les autres se retourne souvent contre lui. La vie devient un enfer où il faut combattre la souffrance, la colère et la rage.

PREMIER ACTE

Clara ne pense qu’à égorger ses enfants comme Médée l’a fait malgré tout l’amour qu’elle leur portait. Des rêves sanglants, des cauchemars où le sang coule, où elle imagine les corps désarticulés. Elle fuit pour échapper à sa violence et faire en sorte que le pire n’arrive jamais.

je suis une femme trahissant les siens les miens les autres je sors des limites de l’unifamiliale : maison trop lourde voix infernales dans ma tête les compresser dans des turbans… taire ces incessants appels maman maman je n’en peux plus jour après jour tout pète : les textos la télé les ordinateurs tout pète et explose : la machine à café, la laveuse la sécheuse puanteur des bruits violence des secousses la vaisselle se casse le chien aboie le téléphone sonne la chasse d’eau encombre mon cerveau ça goutte les supplices de la cacophonie familiale…silence pour mieux coincer leurs doigts dans le presse-citron dans l’appareil à smoothies dans le broyeur à déchets… n’importe quoi pour que ça bloque
     courts-circuits instantanés et arrêt off
     aucun bruit           souffle respire (pp13-14)

J’ai pensé à Nicole Houde et à son terrible récit La Malentendue où elle se lève la nuit pour se pencher sur ses enfants, pour savoir si elle ne les a pas tués pendant leur sommeil. Elle tremble dans l’angoisse de ne pouvoir maîtriser ses mains et de commettre l’irréparable. Une détresse terrible, la pire que l’on peut vivre. Et comment accepter que l’on soit un danger pour soi et pour ceux que l’on aime ?

DEUXIÈME ACTE

Clara se livre à l’amour avec une rage terrifiante. Une manière de s’anesthésier et d’oublier un legs qui lui broie l’esprit et le corps.

Avec certains, ton corps s’est dressé, a rebondi, s’est tourné, s’est allongé, s’est accroupi. Viré et reviré. S’est ouvert. Tes seins se sont colorés de bleus, de pincements, de suçons, de rouges à lèvres et de fards à paupières. Tu les as frottés sur de grosses bouches goulues, sur de minces nez timides, sur des glands et des vulves. Tu as respiré le relief des hommes et les cheveux épars des femmes. Tu aimes faire l’amour. Pousser le corps plus loin que la mort. Tu maquilles tes yeux pour t’offrir. Tu es une amante généreuse. Tu sais mettre du levain sur toute la chair que tu pétris. Près de toi, de grands sauts et de petits cris. Tant de baisers. (p.87)

La jeune femme s'égare dans des gestes où la tendresse bascule dans une forme de frénésie, tente d’échapper à la terrible rage qui couve en elle et qui peut faire irruption à tout moment. Elle va sur un fil de fer et tout peut basculer à la moindre distraction, à la plus petite hésitation. La tension devient extrême même dans ces moments où le corps exulte. Clara vibre comme une corde de violon tendu à se casser.
Il y aura un homme qui deviendra le père de ses enfants. Elle sera mère, la porteuse de toutes les tendresses et de toutes les rages. La frontière est floue. Tout se mélange dans sa tête.

TROISIÈME ACTE

Retour dans le passé où Clara et son frère Maxime, une sorte d’ange assassiné, subit la terreur imposée par sa mère. Comment échapper à la démence qui broie le corps et l’âme ?
Clara tue sa mère, s’en défait comme on doit le faire d’un animal nuisible et dangereux. Elle commet le meurtre parfait, vit un moment de grâce lors des funérailles.

Clara sait qu’il y a des paroles qu’il faut taire. « J’ai tué ma mère » ne se dit pas en public, et pourtant… Clara et Maxime ont déchiré leur acte de naissance, ont désiré changer de mère et choisir un vrai père. Ils ont tant espéré déjeuner sans les frissons de la peur. La mère s’infiltrait partout. Tant d’autobus scolaires manqués à cause du claquement d’une baffe qui donne le vertige. Clara sentait l’évanouissement s’en venir. Elle y résistait. Se reprendre, se redresser, voir l’autobus tourner le coin de la rue… L’entendre hurler : « J’t’excuserai pas pour tes retards, maudite bâtarde ! » Puis, rêver de lui frotter les joues jusqu’à l’apparition des maxillaires, découvrir sa dentition pourrie et lui arracher une dent après l’autre. (pp.121-122)

Si Clara parvient à se débarrasser de cette mère malfaisante, elle n’échappe pas au monstre qui s’est réfugié en elle. La transgression est un poids terrible à vivre et il faut des êtres particuliers pour se hisser au-delà du bien et du mal, échapper aux remords et à la folie.
Alain Gagnon franchit ces frontières dans Thomas K. Son personnage élimine les hommes qui se mettent sur sa route et contrecarrent ses plans. Chez cet écrivain, ses héros ne sont jamais tourmentés par le remords. Ils agissent avec un calme qui donne froid dans le dos.
Anne Peyrouse nous pousse dans les coins obscurs de l’être où la démence, la folie, l’amour se bousculent. Toutes les balises sont abolies et plus rien ne peut s’expliquer. Il n’y a que ces pulsions qui décident de tout.

ÉCRITURE

Une écriture singulière. Comme s’il ne restait que des fragments à la surface après une déflagration. Des bouts de phrases qui flottent ici et là. Ça témoigne de la désespérance de Clara, du monde de pulsions, de tensions, de cris et de rages dans lequel elle vit. J’ai eu l’impression de marcher sur le tranchant d’un rasoir, de risquer la catastrophe à chaque mot, de ne plus pouvoir respirer et entendre. Ça vous entre dans l’esprit et la conscience comme la foudre.
Anne Peyrouse exige terriblement de son lecteur et elle a réussi à me retenir par cette écriture qui s’impose comme les battements d’un tambour fou et obsédant. Il faut être téméraire pour suivre cette écrivaine dans une entreprise où l’on risque sa raison. Il faut peut-être parler d’un roman extrême, d’une écriture qui ne fait aucune concession, qui laisse au bord de la crise. Singulier, particulier, dérangeant et terriblement humain. Un roman d’une densité peu commune qui ne vous permet jamais de reprendre votre souffle. Un véritable combat pour en arriver à la dernière phrase que l’on touche comme une île de sable après avoir nagé jusqu’à épuisement pour échapper au naufrage et aux abysses. Un roman terrible de beauté et de douleur.


TU NE TUERAS POINT d’ANNE PEYROUSE, une publication des ÉDITIONS HAMAC.