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mardi 16 janvier 2024

LES HUMAINS SONT DES ÊTRES DANGEREUX

LE TITRE DU récent roman de Mireille Gagné, Frappabord, est un peu étonnant et pas très attirant, surtout pour moi qui ai eu souvent maille à partir avec ces bestioles têtues et voraces. Je ne peux qu’évoquer l’époque où je courais le marathon et faisais de longues sorties dans la forêt pour m’entraîner. Immanquablement, un frappabord me surveillait et se mettait à tourner autour de moi dès mes premières foulées, au moment où je commençais à transpirer. Cette grosse mouche me suivait sur une vingtaine de kilomètres et parfois plus, gâchant mon plaisir. Il n’y avait qu’une façon de m’en débarrasser : m’arrêter et attendre patiemment qu’elle se pose sur un bras ou une épaule. La tape devenait l’arme ultime contre cette obsédée. Le frappabord peut rendre fou!

 

Mireille Gagné semble avoir un faible pour les animaux et les insectes. Son dernier roman avait pour titre Le lièvre d’Amérique. Je comprends : ce mammifère est une bête plutôt sympathique et j’ai aimé cette fiction où cet animal, bien implanté dans mon environnement, change de couleur avec les saisons et marquait pour ainsi dire le comportement des personnages. Mais de là à affectionner les frappabords, il y a une marge. 

Thomas, un spécialiste des insectes, est mobilisé par l’armée pendant la Deuxième Guerre mondiale pour une mission spécifique. Il doit rejoindre des savants sur Grosse-Île, au milieu du Saint-Laurent, un lieu connu qui a servi, pendant près d’un siècle, de zone de quarantaine pour les migrants, particulièrement les Irlandais. Un séjour obligatoire avant de s’installer quelque part au Québec ou au Canada pour ces nouveaux citoyens.

Ces équipes, dirigées et surveillées par des militaires, doivent effectuer des recherches dans la plus grande des discrétions. En fait, Thomas doit trouver un moyen d’inoculer un insecte d’un virus pour semer la mort chez les ennemis. Vous imaginez une nuée de maringouins qui s’abat sur une population et c’est la catastrophe. Les humains sont capables de n’importe quoi pour conquérir des territoires et éliminer ceux qui s’opposent à leurs ambitions. 

 

«Personne n’en savait beaucoup plus que ce que le major Walker leur avait dévoilé après leur arrivée. Le programme de guerre bactériologique déployé sur l’île était une collaboration entre les Américains, les Britanniques et les Canadiens. Les autorités de Washington suivaient l’état d’avancement des recherches.» (p.44)

 

Au même moment, au Nouveau-Mexique, Robert Oppenheimer poursuivait ses explorations sur le nucléaire et participait à créer, avec toute une équipe, la bombe que l’aviation américaine larguerait sur Hiroshima et Nagasaki. 

 

EXPÉRIENCES

 

Après différentes expériences sur les insectes, Thomas choisit le frappabord pour son avidité (j’en sais quelque chose) et sa ténacité. Cet insecte peut devenir une arme de guerre efficace et terrible. Surtout, la canicule, un début de réchauffement de la planète certainement, même si on est dans les années 40, permet à ce moustique de se reproduire en ville. 

 

«Dans son rapport, il mentionnait que ces mouches piqueuses, vives malgré leur grosseur, étaient dotées d’un instinct vorace, se multipliaient rapidement, pouvaient couvrir de grandes distances et que, particularité cruciale, les femelles avaient besoin de plus de sang pour procréer que les autres espèces.» (p.51)

 

Thomas, en réalité, se retrouve prisonnier au milieu du Saint-Laurent et de son laboratoire, n’ayant que très peu de contacts avec les chercheurs. Il crée des liens avec des habitants de l’île, une famille qui effectue différents travaux pour l’armée, dont un jeune homme nommé Émeril.

 

POINTS DE VUE


 

En amorçant ma lecture, je me suis buté à trois récits. Théodore, un travailleur en usine, un solitaire et un taciturne, voit son appartement envahi par les fameuses mouches. Je ne sais pas, mais il me semble que les frappabords ne se trouvent pas souvent en ville. Mais nous sommes dans une fiction et tout est possible. 

Son grand-père vit dans une résidence et il n’en a plus pour longtemps, étant dans les derniers moments de son existence. Le plus étonnant, c’est quand le frappabord prend la parole et témoigne de sa soif de sang, de sa frénésie quand il s’approche des gens. Une histoire d’amour presque. Il nous livre ses secrets, ses plaisirs, sa quête, ses capacités et son excitation surtout. 

Voilà un suspense qui sort des sentiers battus. Ces points narratifs ou de convergences finissent par faire un tout dans le roman de Mireille Gagné. 

Tous les fils se nouent.

Rapidement, j’ai été aspiré par cette histoire un peu étrange où les humains se montrent beaucoup plus voraces que la pauvre mouche à chevreuil (un autre nom du frappabord).

On ne manipule pas les bactéries et les matières dangereuses sans risquer de contaminer les gens qui participent aux travaux. Une erreur, un geste et le pire arrive. Et ça se produit, bien sûr, dans le récit de madame Gagné. 

Frappabord m’a inquiété. Surtout, Mireille Gagné le précise, que le Canada a effectué ce genre d’expériences à Grosse-Île pendant des années. Cette mouche têtue et vorace devient quasi sympathique. Et comme dans tout bon thriller, nous voulons savoir comment tout ça va se terminer. 

Une histoire où les personnages parlent peu ou pas. Ils ont le flegme d’un insecte. Théodore, Thomas et Émeril, le grand-père, ne sont guère des bavards. Et par certains aspects, ils se rapprochent du frappabord qui a droit au premier rôle. Je ne vous dis rien de la fin, c’est à donner froid dans le dos. 

 

SENSIBILISATION

 

Le roman de Mireille Gagné nous sensibilise aux risques que des dirigeants et des chercheurs prennent en manipulant des matières dangereuses ou encore en tentant de modifier le code génétique de certains animaux. Ça peut donner des atrocités si on s’en sert pour faire la guerre et éliminer des gens. 

 

«Au bout de longues minutes, les Tabanus Flos cadaver semblaient avoir disparu. Les avaient-ils tous tués? Thomas ne pouvait l’affirmer. Les trois hommes se regardaient, effrayés, sans parler. Le temps pressait, ils ont continué à brûler et à sectionner les plantes, avec pour unique objectif de ter miner cette horrible tâche et de pouvoir quitter l’île au plus vite. Thomas a pensé à Émeril. Il avait raison. Il y a des chemins que les hommes ne devraient pas emprunter.» (p.194)

 

Que dire de l’agent orange que les Américains ont utilisé au Vietnam, un poison épouvantable? Un défoliant qui a ravagé des pans de la jungle. Et le gaz sarin, cette peste que l’on soufflait sur les lignes ennemies. Sans parler des bombes à fragmentations, le nucléaire et bien d’autres armes que j’ignore. Incroyable ce que l’humain peut inventer pour tuer et dominer ses semblables. Madame Gagné nous sensibilise à ces folies que l’on peut commettre au nom de la science et de la légitime défense. Netanyahou devrait lire le roman de madame Gagné, il connaîtrait peut-être un moment de lucidité.

 

GAGNÉ MIREILLE : Frappabord, Éditions de La Peuplade, Chicoutimi, 216 pages.

 https://lapeuplade.com/archives/livres/frappabord

mercredi 2 janvier 2019

MIREILLE GAGNÉ NOUS DÉSTABILISE


C’EST DE PLUS EN PLUS difficile de garder son équilibre dans une société qui tente de faire de vous des machines qui produisent et consomment sans jamais lever la tête. Pourtant l’humain a besoin d’espace, d’espoir, de faire confiance à demain, à un idéal pour s’épanouir. Il semble que ces idées battent de l’aile et que les fabricants de questions sont devenus obsolètes. Le syndrome de takotsuko est rapidement devenu une aventure de lecture et m’a laissé souvent entre deux questions, à me demander ce qui se passe et dans quel monde je respirais. J’aime qu’une écrivaine me pousse dans des instants de vie où hommes et femmes arrivent mal à se garder dans le réel.

Je découvre Mireille Gagné avec ce recueil de dix-sept nouvelles. Elle a pourtant quelques publications derrière l’épaule. De la poésie et des nouvelles. Le titre a attiré mon attention avec ce mot japonais. Je prends toujours le temps de soupeser un titre avant de tourner les pages. La coiffe d’un roman ou d’un recueil de nouvelles est la clef qui permet d’ouvrir une porte et d’entrer dans une maison que vous visitez pour une première fois en retenant votre souffle. Certains ouvrages ne disent rien ou encore peuvent vous rebuter. J’examine l’illustration, tente de deviner la direction que je vais devoir prendre et quel monde me suggère l’écrivain. Mireille Gagné me proposait l’inconnu.
Je me suis attardé à la liste de ses publications et j’avoue qu’un ouvrage comme Les hommes sont des chevreuils qui ne s’appartiennent pas et Minuit moins deux avant la fin du monde m’ont intrigué. Ces publications m’ont donné l’impression d’avoir raté quelque chose. Je me suis juré de retourner sur les pas de cette écrivaine qui me semble originale. Et pour me déculpabiliser peut-être, je répète que l’aventure de la lecture veut cela. Les écrivains au Québec se reproduisent aussi rapidement que les lapins et même en lisant plusieurs heures par jour, je n’arrive pas à suivre la cadence. Pour un ancien marathonien, c’est difficile à accepter. Il y a de plus en plus d’écrivains que je n’aurai jamais la chance de découvrir et de lire. Les hasards de mon parcours de lecteur incorrigible veulent que ce soit ainsi. Je fais toujours des choix même quand je veux en faire le moins possible.

PRÉLIMINAIRE

Le syndrome de takotsubo, aussi appelé « syndrome du cœur brisé », a été initialement observé dans les années 1990 par des cardiologues japonais. Cette condition se définit par une forme rapide et transitoire  de défaillance cardiaque aiguë, déclenchée par un stress, émotionnel ou physique, intense. À l’échocardiographie, elle se distingue par une ballonisation ventriculaire qui ressemble au takotsubo, mot japonais désignant les pièges à goulot étroit servant à capturer les pieuvres.

Le cœur n’arrive plus à contrôler le stress et le rythme que la vie impose à un individu. Tout se dérègle. La mort comme dans une implosion du cœur. J’ai lu quelque part que de jeunes Japonais n’arrivent plus à suivre le rythme que le travail leur impose et ils meurent d’un arrêt cardiaque à trente ans. Le corps cède devant la somme de travail et le stress.
Après avoir lu ce texte préliminaire, une sorte d’avertissement, je me suis avancé dans La fois où j’ai perdu le nord sur la pointe des pieds. Je ne voulais surtout pas me faire piéger ou happer.
« Dans la vie je ne dors pas ». J’ai hésité et relu l’incipit plusieurs fois. Certains textes frappent comme l’éclair. Quelques secondes, l'éblouissement et tout bascule. Vous voilà dans un tsunami qui broie le corps et l’esprit.

Quand le soleil descend à l’horizon, une angoisse innommable grimpe le long de mes jambes, de ma colonne, pour s’installer insidieusement dans ma poitrine. Le temps, les minutes, les heures se confondent, accélèrent, ralentissent. Je ne distingue plus le tic-tac de l’horloge de mes propres battements de cœur. (p.9)

Des obsessions qui vous poussent en marge du monde et vous empêchent de respirer normalement. Comme si vous deveniez aveugle et sourd. Des moments où la réalité et les fantasmes se confondent, où vous perdez le sens du dehors pour vous retrouver enfermé dans vos fantasmes.
Des moments à la limite de ce que le corps et l’esprit peuvent tolérer. Une sorte de flottement d’être qui vous pousse entre la vie et la mort. Il semble que certains individus par le sport ou des exploits extrêmes recherchent ces secondes de fulgurance où ils se sentent invulnérables et immortels.

TRAGÉDIE

Accident cardio-vasculaire, perte de contrôle de son véhicule sur la route et vous êtes de l’autre côté de la vitre. Une seconde se fracasse et il n’est plus possible de revenir en arrière. Le corps peut l’encaisser et vous permettre d’en réchapper ou encore il a atteint une limite qu’il ne peut dépasser. Le cœur s’affole et la vie s'échappe. Le temps se compresse pour faire de vous une virgule à la dérive dans l’espace.

Je n’aurais jamais cru que mon père aurait si peur de mourir à la fin, lui qui avait passé sa vie à tuer. Était-ce dû au fait que, pour une fois, il n’était pas du bon côté du fusil ? Ou connaissait-il trop bien cet instant précis dans le corps où la vie bascule et qu’il n’y a plus aucun retour en arrière possible. Je le regardais dans son lit d’hôpital, recroquevillé sous sa jaquette bleue, les yeux hagards, et je me sentais traquée, comme lui, un territoire de nerfs.  (p.39)

L’écrivaine nous place dans des situations où il est impossible de tricher ou de faire semblant. Des phobies et des peurs qui s’imposent et repoussent la raison. Vous devenez la bête qui s’affole. La vie et la mort se toisent. Ça devient facilement intolérable et ce peut aussi être un magnifique moment de lucidité.

Puis une bourrasque fait tomber un premier pétale. Avril ne cligne pas des yeux jusqu’à ce qu’il touche le sol. Un autre coup de vent frappe, plus violent cette fois ; un, deux, trois pétales se détachent et, ensuite, c’est le grand déchirement, la tempête. Skurafubumki. Soufflée par tant de beauté, c’est à ce moment précis qu’elle disparaît. Sans témoin. Sur son visage, un calme absolu, une lumière, et le sourire de Bouddha qui efface tout. (p.88)

J’aime ces textes qui tiennent sur un fil, vous poussent tout doucement vers le précipice, vous laissent sur un pied, dans une situation où vous ne savez plus comment réagir. La nouvelliste cherche une forme de vérité, de point d’ancrage où il est possible de respirer.

Ce matin, la dernière feuille de mon bonsaï s’est détachée. Je l’ai vu virevolter dans les airs jusque sur le plancher. Telle une brique, elle a fracassé mon crâne. J’ai attendu plusieurs minutes avant de déterrer le bonsaï. Avec précaution, je l’ai extirpé de son substrat. Je l’ai examiné de près. Étrangement, il y avait un gros trou dans le cœur des racines. J’ai eu beau chercher la bestiole qui les aurait grugées, je ne l’ai pas trouvée. Un frisson a parcouru  mon échine et ma tête s’est mise à tourner. (p.101)

Pour quelqu’un qui possède des bonsaïs depuis des décennies, ce texte me touche particulièrement. Ces arbres que l’on examine feuille par feuille, que l’on étudie, que l’on scrute sous tous les angles, nous renvoient toujours à l’essentiel. S’occuper d’un bonsaï, c’est apprendre à lire en soi. En perdre un devient un drame, surtout après des années d’attention et de réflexions.
Des textes étonnants qui se referment dans la plus grande des violences ou une fascinante douceur. L’écrivaine sait jusqu’où aller et les méandres de ses textes vous font douter de la réalité, de ce que nous appelons l’équilibre qui hante les humains depuis qu’une certaine Lucy s’est redressée dans une savane africaine. Des nouvelles senties qui font voyager dans les obsessions humaines, certaines folies et des comportements qui ne peuvent s’expliquer.



LE SYNDROME DE TAKOTSUBO, nouvelles de MIREILLE GAGNÉ publiées aux Éditions SÉMAPHORE, 2018, 120 pages, 17,95 $.


https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/le-syndrome-de-takotsubo/