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samedi 6 mai 2023

LA GRANDE ÉPOPÉE D’EMMA HOOPER

COMMENT prévoir où va Emma Hooper d’un livre à l’autre, même si un souffle de liberté porte ses histoires? Un élan qui s’incarne dans une migration des personnages qui parcourent de très longues distances, traversent un continent aussi. Dans Etta et Otto, Etta part de l’Ouest canadien et marche vers les Maritimes pour voir enfin la mer. Un véritable chemin de Compostelle où elle se découvre autant qu’elle s’émerveille devant des lieux et des gens qui lui viennent en aide. Oui, Emma Hooper a de la suite dans les idées. Dans N’ayons pas peur du ciel, des sœurs, elles sont neuf à la naissance, sept rescapées adoptées dans les villages voisins de la résidence du gouverneur romain. Les filles grandissent en grâce et en expérience comme tous les enfants des alentours qui participent aux travaux de leur famille. Elles cueillent des citrons, grimpent aux arbres, rêvassent surtout, voient loin, imaginent qu’elles partent, qu’elles traversent tout un pays et gagnent leur liberté.

 

Voilà un roman étrange pour ne pas dire étonnant. Emma Hooper déroute par le choix de l’époque où elle entraîne le lecteur. J’ai dû faire un bond dans le temps pour plonger dans l’empire de Rome qui dominait le monde à ce moment-là, soit toute l’Europe et une partie du nord de l’Afrique. Une nouvelle croyance religieuse, le christianisme, menace alors les fondements de la société et les convertis sont persécutés par les autorités, massacrés, arrêtés et livrés aux bêtes dans les arènes pendant certaines fêtes populaires. 

L’écrivaine s’est inspirée de la vie de sainte Quiteria, qui a vécu au siècle premier, soit aux environs de l’an 180 après Jésus-Christ, dans ce qui est maintenant le Portugal. La légende veut qu’elles fussent neuf sœurs à la naissance. Neuf filles. La mère, craignant la réaction de son entourage et de son mari (pareille prolifération ne pouvait être que l’œuvre du diable) donne l’ordre à sa servante de les noyer dans le ruisseau. Cyllia prend pitié des bébés et les confie aux femmes des villages voisins. Elles grandiront dans la nouvelle foi chrétienne. Bien sûr, nous avons là la trame du récit de Hooper, mais la romancière prend ses distances comme on s’en doute avec les faits et les légendes. Elle nous plonge dans une véritable histoire d’aventures aux accents contemporains. 

 

«Je savais que nous étions sœurs, nous le savions toutes, même si nous vivions avec des familles différentes. Mêmes yeux, même nez même genoux mêmes cheveux même peau, nos parents adoptifs n’auraient pas pu nous le cacher même s’ils l’avaient voulu. Mais ils ne le voulaient pas, ils s’en fichaient, en fait, tant que nous travaillions aussi fort que leurs vrais enfants et que nous ne mangions pas plus qu’eux.» (p.27)

 

Tous savent qui elles sont. Plus tard, les soldats finissent par les rattraper et les ramener à la maison du père où la vie est beaucoup plus facile. 

Ce dernier, gouverneur d’une province, représentant de Rome, est toujours parti au loin pour livrer bataille aux barbares qui ne cessent de combattre pour leur liberté et menacent les frontières de l’empire. 

 

LIBERTÉ

 

Toutes pourraient s’abandonner au confort de la maison du gouverneur, mais Quiteria s’ennuie, ne sait que faire de cette vie oisive, ne cesse de rêver de partir, de vivre autrement, libre de ses gestes et de ses occupations. La broderie et le travail du filage de la laine ne la passionnent guère. Elle s’entraîne au maniement des armes avec un jeune soldat qui lui enseigne tout ce qu’il connaît de l’art de la guerre. 

Et arrive le moment où leur père organise les mariages comme cela se faisait à l’époque avec des fils de bonne famille, de dignes Romains. Quiteria refuse d’être donnée à un homme et, avec deux de ses sœurs, quitte le pays de la poussière, la terre de la sécheresse et du sable pour celui de l’eau, celui de la vie autonome, peut-être aussi celui des barbares. Elles s’arrêtent près d’une rivière qui ne se tarit jamais. Le lieu séduit les filles. Elles s’installent dans un endroit où elles peuvent respirer et se reposer. 

Quiteria utilise sa connaissance des armes pour effectuer des razzias dans les alentours, délivrant des chrétiens et leur rendant leur liberté. Elle mène alors la vie d’une combattante, d’une rebelle, d’un chef de clan et multiplie les attaques, se frotte aux soldats romains, devenant une paria qui doit continuellement être sur ses gardes. 

 

«Ainsi donc, on était des criminelles. Officiellement. On ne pouvait savoir s’il était illégal de se sauver de notre père et de ses plans de mariage, on ne pouvait pas savoir si l’on était déjà, dans les faits, des criminelles, mais maintenant qu’on avait volé, on était indiscutablement, forcément des criminelles. Ce n’était pas difficile. C’était aussi facile que de détacher la chair d’une olive, que de souffler la poussière sur une roche sèche.» (p.196)

 

Les sœurs, du moins celles qui ont pris la fuite pour se soustraire au mariage, deviennent de farouches guerrières et multiplient les expéditions pour libérer les hommes et les femmes persécutés pour leur croyance. Elles reviennent souvent mal en point. Pas facile la vie de guérilla et de rebelle. 

Quiteria lutte pour la liberté de penser et d’être, la responsabilité de son corps, de ses actes, de ses désirs et de ses convictions. Surtout, elle échappe au joug d’un époux qui lui est imposé et de l’obligation de faire des enfants. 

Je me suis retrouvé au cœur d’une histoire fascinante. Je ne voulais plus lâcher ce récit traduit si bellement de l’anglais avec toute sa musique par Dominique Fortier. Un travail admirable.

 

VERSIONS

 

Chacune des jumelles devient narratrice et donne sa version des faits, raconte son expérience. Neuf grands segments qui portent le nom des neuf filles. Cette approche accentue la notion de liberté si importante qui va dans toutes les directions. En cela, les sœurs prennent leur distance avec le dogme et les croyances religieuses qui dictent tous les gestes et les rites. L’indépendance, c’est pouvoir aussi et le devoir de faire le récit de sa vie selon son point de vue tout en respectant celui de l’autre. 

Toutes ont droit de parole.

L’écriture de ce roman devient une véritable mélodie avec ses refrains, ses redites, ses musiques, ses rythmes et ses cadences. Une langue magnifique que Dominique Fortier porte avec bonheur et grand talent. Un phrasé singulier, envoûtant qui m’a rappelé par instants, les chants et les litanies que nous répétions dans mon enfance, surtout pendant la période de Pâques où toutes les familles de la paroisse devaient se relayer dans l’église pour veiller le Saint-Sacrement. Ça ne doit pas dire grand-chose aux jeunes ces histoires religieuses. L’ordre alphabétique de nos noms voulait que je sois de garde souvent très tard dans la nuit.

 

«S’il y a un dieu de l’eau, un dieu de tout, qui est avec tout et tout le monde, toujours, et bon, désireux d’aider, désirant le meilleur, comme un père, désirant silencieusement, désespérément le meilleur, comme un père, alors sûrement il permettrait que le temps soit semblable à l’eau. Que le temps puisse s’écouler à l’envers, parfois, comme lorsque les pluies tombent soudainement, sans avertissement, puissantes. Ça n’arrive pas très souvent, presque jamais, mais ça arrive parfois, et la pluie arrive vite et fort et aussi drue que le sable, et alors dans les rivières, les ruisseaux, l’eau coule à l’envers, coule dans l’autre sens, et à ces moments-là, aussi rarement que dans ces instants, ce dieu serait là, toujours là, et vous laisserait chevaucher à rebours, plonger et revenir en arrière, un retour surnaturel, de l’été au printemps, et vous laisserait essayer encore. Juste une fois. Aussi rare qu’une rivière à l’envers. C’est ce que je pensais, ce que je croyais.» (p.187)

 

Emma Hooper poursuit une quête qui s’incarne dans le mouvement, la course, l’envolée presque, l’aventure et l’exploration de terres étrangères. 

Que dire de plus de ce grand poème épique qui nous pousse dans une époque lointaine, mais tellement familière? Et la lutte pour la liberté de conscience, autant que le combat pour l’égalité des femmes et des hommes échappe au temps et reste d’une actualité brûlante. Je songe à toutes celles qui sont emprisonnées dans leurs vêtements, voilées, confinées à la maison et empêchées d’étudier à l’université. Il n’y a qu’à lire les journaux et écouter les nouvelles pour comprendre que des droits acquis, des libertés que nous imaginions immuables, sont en danger. 

Voilà un grand chant de libération que scande Emma Hooper avec une voix singulière. Alto s’est surpassé pour ce nouveau volume de madame Hooper. La maison d’édition présente un objet magnifique qui contribue encore plus à aimer le travail de cette romancière et musicienne née à Edmonton. L’écrivaine est aussi violoniste et joue dans un quatuor à cordes. Je dirais que ça s’entend et se constate en parcourant cet ouvrage orchestré comme une partition. Un bonheur de lecture.

 

HOOPER EMMAN’ayons pas peur du ciel, Édtions Alto, Québec, 448 pages. Traduction de l’anglais au français par Dominique Fortier.

https://editionsalto.com/livres/nayons-pas-peur-du-ciel/

vendredi 12 avril 2019

LE BEAU GRAND VOYAGE D’ETTA

J’ARRIVE À LA FIN du roman d’Emma Hooper et traîne sur les pages d’Otto et Etta. J’aurais aimé que cette histoire ne s’arrête jamais, j’aurais voulu accompagner la vieille femme près de la mer, au bout de sa traversée du continent et me bercer dans les vagues avec elle. Il y a des livres comme ça qui vous hantent pour de bonnes ou de mauvaises raisons. La route du lilas d’Éric Dupont par exemple avec ses histoires épormyables. À la toute fin, je ne savais plus où j’en étais, ayant perdu l’odeur de ces fleurs pour me noyer dans des digressions qui sont autant de romans dans le roman. Une sorte de cube Rubrik qui vous laisse avec le sentiment d’avoir tout raté d’une aventure qui aurait pu être grandiose. Je me sentais, après avoir refermé La route du lilas, comme le Petit Poucet qui ne reconnaît plus les cailloux qui devaient le guider.

Dans Les chants du large, Emma Hooper permettait à ses personnages de voyager entre l’Ouest canadien et la Nouvelle-Écosse. Les parents devaient abandonner leurs enfants pour s’exiler pendant des semaines pour gagner des sous. Un va-et-vient constant qui porte l’intrigue et devient les pulsations de cette aventure fascinante.
Cette écrivaine semble séduite par l’espace canadien et les deux romans que j’ai lus d’elle sont de véritables tentatives d’appropriation de cet immense territoire. Le déplacement est une manière d’effleurer le bout de soi et de ce qui marque son existence.
Etta décide d’aller voir la mer qu’elle n’a pu qu’imaginer. La vieille femme a vécu dans un pays où la poussière s’infiltre partout et peut même vous faire perdre la voix. Ce lieu où l’eau et la terre se rencontrent lui a volé sa sœur qui est partie chez les religieuses pour dissimuler son état de fille enceinte. Les personnages d’Emma Hooper sont souvent secoués par d’étranges obsessions ou lubies. Ils agissent de façon toujours étonnante et inattendue. Je pense à la jeune Cora, dans Les chants du large, qui squatte les maisons abandonnées des voisins pour recréer les pays lointains, ces contrées qu’elle a étudiées dans les livres et dont elle rêve. Une manière de plonger dans les pages des encyclopédies pour vivre autrement une réalité désolante et échapper à un quotidien qui ne cesse de se détériorer.

MARCHE

Etta, avec ses 83 ans, n’est plus une jeunesse, mais elle a du ressort et surtout une volonté à toute épreuve. Certainement qu’elle a atteint une étape de sa vie où l’on peut se permettre toutes les folies. Elle plonge dans l’envers de l’aventure des découvreurs, de ceux et celles qui sont partis dans les grandes plaines pour s’installer dans un coin de paradis disait-on, inventer le monde et peut-être secouer la paix et l’amour. « Elle veut voir la mer » comme chante Michel Rivard, ce pays du bord de l’eau, remonter l’histoire en marchant vers l’Atlantique. C’est la seule direction qu’elle pouvait prendre, Otto le sait.

Si elle choisissait l’est, Etta aurait trois mille deux cent trente-deux kilomètres à parcourir. Si c’était l’ouest, vers Vancouver, mille deux cent un kilomètres. Mais elle irait à l’est, Otto le savait. Il sentait la peau sur sa poitrine se tendre de ce côté. Il remarqua que son fusil avait disparu du placard de l’entrée. Il restait une heure environ avant le lever du soleil. (p.8)

Elle se tient loin des routes et des villages, encore plus des grandes villes. Elle ne quitte pas le monde sauvage qu’elle connaît et qu’elle a côtoyé toute sa vie dans ces terres arides où il faut mettre des gouttes dans les yeux des vaches jour après jour pour qu’elles ne deviennent pas aveugles. Ce pays de poussière qui colle à la peau, s’infiltre partout. Marcher dans les champs et la forêt pour éviter de se retrouver devant un autre et des questions qui exigent des réponses quand il n’y en a peut-être pas.

Elle marchait à l’écart des routes, à travers les champs précoces. Elle savait que les fermiers n’aimeraient pas ça, mais sur la route les camions voudraient s’arrêter, la saluer, lui demander où elle allait et ce qu’elle faisait, alors elle marchait à travers les champs en essayant de ne pas trop écraser les pousses. (p.25)

Nous suivons cette femme courageuse et fort sympathique qui chante à tue-tête, dévoile peu à peu des épisodes de sa vie, parce qu’elle a le temps pendant ces journées de marche de ressasser des moments importants et surtout tout ce qu’elle n’a pas vécu avec son voisin Russell, un garçon qui a fait partie de la famille d’Otto, tout en demeurant un étranger. Une histoire familière, mais racontée de façon si singulière. Un triangle amoureux qui m’a tenu en haleine. Je me suis surpris à imiter la démarche un peu difficile d’Etta, l’accompagnant dans les collines, près d’un ruisseau où elle se rafraîchit, lui souhaitant tout le bien possible et imaginable quand elle s’installe sous un arbre pour dormir.

VIE RUDE

Elle a eu une vie particulièrement exigeante, faite de travaux toujours répétés et de tâches qui permettent de traverser le jour, des semaines, des mois et des années. Des gens sympathiques, ça semble une caractéristique d’Emma Hooper. Jamais méchant, formidablement patient, capables de dureté, mais jamais insensible ou revanchard. Tous habités d’un formidable don de résilience et de retenue, d’une empathie et d’une bonté plutôt étonnante.
Etta est arrivée dans ce pays pour y enseigner. Elle a connu la famille Vogel, Otto qui avait à peu près son âge et venait à l’école un jour sur deux. Tout comme Russell. Les deux sont attirés par la jeune femme, on s’en doute, mais ils possèdent peu de mots et surtout, ils ont tant à faire. Et il y a la guerre où tous les garçons rêvent d’aller. Partir pour revenir différent certainement.

ÉCRITURE

Étrangement ou je devrais dire heureusement, tout repose sur le papier et l’écriture dans cette histoire même si nous n’avons pas affaire à des gens qui ont hanté les couloirs des écoles. Etta apprend l’alphabet à Otto et sa correspondance, pendant qu’il est à la guerre, devient des leçons. Elle corrige les fautes de son ami et lui retourne ses missives tout en lui racontant sa vie. Une bien belle façon de se rapprocher, de se découvrir l’un l’autre. De véritables bijoux avec la censure que l’armée exerce dans les propos d’Otto pour ne pas livrer d’informations qui auraient pu nuire aux militaires et les mettre en danger.
Et comme dans les contes, Etta rencontre un coyote après quelques jours de marche qui va l’accompagner tout en discutant avec elle et la prévenant de certains dangers. C’est peut-être le même qui a causé l’accident de tracteur qui a fait que Russell est boiteux maintenant.

Et bien, fit Etta, je ne sais pas si tu me veux comme animal de compagnie ou si tu attends de me dévorer pendant mon sommeil, mais puisque tu es encore là, je peux aussi bien te donner un nom. Le coyote suivait deux pas derrière elle. Elle l’entendait sans le voir. On t’appellera James. Ils poursuivirent leur route. (p.68)

La marcheuse fait les manchettes  parce que les médias et les journalistes s’emparent de son histoire et la livrent à tout le monde, elle qui ne voulait déranger personne et passer inaperçue. C’est comme ça de nos jours. Comment réaliser certaines choses sans avoir la présence des caméras et des photographes ? Le privé devient de plus en plus public.
Elle fait la Une et une foule de curieux la suivent et l’attendent. Otto achète des centaines d’exemplaires de ces journaux et commence à bricoler des animaux avec du papier et de la colle. Comme s’il se servait de l’aventure de sa femme pour inventer une animalerie qui attire les familles des alentours et fait de lui une vedette que les gens veulent rencontrer et aider. Otto se hisse ainsi au rang d’Etta pour être digne d’elle et de son retour.

Et Otto ne dormait pas et créait, créait. Une chouette, un moineau, un narval, un gaufre brun, deux ratons laveurs, un renard, une oie, un écureuil, un serpent à sonnette, un bison qui lui des nuits et des nuits, un lynx, une poule, un coyote, un loup, une ribambelle de toutes petites et délicates sauterelles. (p.244)

J’ai retrouvé dans ce roman la fraîcheur et le merveilleux des contes qui vous happent complètement et vous subjuguent.
Impossible non plus de s’éloigner de ce monde qu’Emma Hooper crée dans des dialogues qui semblent échapper à l’histoire pour avoir une vie autonome et vous pousser dans une autre dimension. C’est ravissant. Une sorte de partition qui fait songer à un air de violon ou de piano qui vous fait sourire et être parfaitement bien. Emma Hooper nous entraîne dans une symphonie minimale, une musique à la Philip Glass qui finit par vous subjuguer. Je suis maintenant un lecteur inconditionnel de cette jeune écrivaine et je suis prêt à la suivre dans toutes les inventions de son imaginaire, même à traverser le Canada à pied pour l’écouter me raconter la plus folle des histoires.  


ETTA ET OTTO (et Russel et James), ROMAN de EMMA HOOPER publié aux ÉDITIONS ALTO, 2019, 408 pages, 17,95 $.




vendredi 5 octobre 2018

EMMA HOOPER LA MAGICIENNE

EMMA HOOPER m’a subjugué avec Les chants du large, dès les premières pages de son gros roman. Je me suis senti happé, irrésistiblement, par le jeune Finn Connor et sa volonté de changer le cours des choses. Terre-Neuve, une île et la mer partout, une communauté qui s’étiole parce que la morue dont tout le monde dépendait a disparu. La mer est morte, vide, stérile, malgré les apparences. Les familles partent pour l’Ouest canadien où il y a du travail, où les salaires sont bons, où l’on continue de piller les ressources naturelles. Il ne reste que quelques familles dans l’île. Les Connor sont de ceux-là. Martha et Aidan abandonnent leur famille à tour de rôle pour travailler au nord de Winnipeg. Cora et Finn restent à la maison, rôdent en attendant que l’on ferme le village, qu’on les force à partir, rêvant de secouer la grisaille qui les étouffe. 

Je ne m’aventure pas souvent du côté des romans du Canada anglais. Pourtant, ils disent une réalité tellement près de la mienne. Tous offrent un autre regard sur notre milieu, un territoire que nous partageons. J’ai eu de véritables coups de cœur en lisant Lisa Moore ou encore les fascinants romans de Bill Gaston ou de Laurence Hill. L’impression de m’avancer dans un monde familier et différent, d’ajuster mon regard et peut-être aussi ma manière de voir l’univers. Surtout quand la traduction est excellente. Ce n’est pas toujours le cas et je me souviens avoir peiné et maugréé en lisant Dona Tartt. La traduction était particulièrement mauvaise. Les Français trahissent souvent la réalité américaine.
Les chants du large m’a rappelé Claude Le Bouthillier qui répétait que l’Acadie se détricotait peu à peu. L’homme doit partir en Alberta ou plus loin encore, là où l’on requiert ses services. Il quitte le milieu qui l’a vu naître pour des semaines, abandonnant femme et enfants derrière, revient et est souvent un étranger pour les enfants et sa compagne. Les ruptures et les séparations deviennent inévitables. L’amour résiste mal à l’éloignement.
Les Terre-Neuviens d’Emma Hooper n’ont plus le choix. La morue si abondante encore il n’y a pas si longtemps est maintenant une légende. On a vécu la surpêche, les bateaux-usines qui ont raclé les fonds et vidé la mer, créant un drame dans toutes les provinces de l’Atlantique. L’impossible est arrivé. L’inimaginable est devenu réalité.

Nous avons des jobs, rectifia Martha. Mais il n’y a plus de boulot. Plus personne n’a besoin de pêcheurs quand il n’y a plus de poissons à pêcher. Plus personne n’a besoin de filets. Il faut qu’on ait besoin de toi pour avoir un boulot. (p.15)

Les familles migrent ou les parents font la navette un certain temps avant de partir pour de bon. Les Connor sont de ceux-là. Aidan, le père travaille sur un grand chantier de l’Ouest, rentre, croise sa femme Martha sur le quai du traversier. Elle part à son tour. La famille est disloquée, défaite peu à peu.
Cora et Finn restent derrière, vivent la solitude terrible, étudient par correspondance, sont abandonnés souvent à eux-mêmes. Ils sont les derniers enfants de l’île. Le village s’est vidé. Les maisons désertées semblent attendre un retour improbable. Les migrants ont tout laissé derrière. L’ameublement, un vieux camion, des embarcations, comme s’ils allaient rentrer un matin et retrouver les gestes qu’ils ont toujours faits.

PARTIR

Cora, au seuil de l’adolescence, squatte les maisons voisines et les décore selon les couleurs de ces pays lointains qu’elle découvre dans les livres, vit cruellement l’absence de ses parents, s’invente des mondes pendant que son petit frère Finn hante la baie, chante au large pour faire passer le temps tout comme son père l’a fait avant. Il pêche, espère que le poisson va revenir, que la mer va se peupler et que tout va être comme avant, que tout le monde va retrouver sa maison.
Et le miracle se produit, un poisson, le premier depuis un an, le dernier survivant peut-être.

Personne ne pouvait y croire. La rumeur se répandit comme la pluie arrosant d’abord Big Running, puis emportée par le vent, toute l’île, sud, est, ouest. Un poisson ? Un poisson ! Une morue. Ils n’en croyaient pas leurs oreilles alors il leur fallut venir vérifier, à pied, en camion, en bateau, à cheval, voir Finn, le doris, le dessin de Cora avec Finn, un chien et le poisson, toucher les arêtes qu’Aidan avait gardées une fois le poisson dégusté, toutes propres et blanches dans son plat sur le comptoir de la cuisine, les boyaux, conservés comme preuve dans un bocal au congélateur. (p.41)

Un sursaut d’espoir et puis plus rien. Les enfants Connor sont livrés à leurs fantasmes, errent dans l’île, jouent du violon et de l’accordéon, chantent. Quelques personnes s’accrochent comme la vieille madame Callaghan qui vit seule sur son île, joue de l’accordéon et enseigne à Finn. Elle rêve, connaît des légendes, des sirènes et enflamme l’imaginaire du petit garçon.

AVENIR

Pourtant, tout ce qui faisait rêver, aimer, fonder une famille, s’installer ne tient plus. Tout ce qui faisait l’équilibre du monde n’est plus qu’un souvenir.
Peut-on changer les choses ? Comment faire en sorte que le temps bascule et que tout redevienne comme avant ?

Il avait une idée, un plan. Plus de faux-semblants. Lui, Finn Connor, était le seul à pouvoir faire revenir les poissons, ce qui voulait dire qu’il était le seul qui devait le faire. Il allait préparer un véritable plan. Il démarrerait ce soir même, quand sa mère rentrerait. Il lui ferait un vrai chocolat chaud et il ferait revenir, oui, lui Finn Connor, il ferait revenir les poissons, tous les poissons, et les gens, et tout, tout le monde reviendrait, pour de vrai, pour de bon. (p.240)

Finn vit en osmose avec Cora, sa sœur, qui sait que la vie est ailleurs, que plus rien n’est possible à Big Running. Elle se prépare à suivre les traces de ses parents. La vie tient au fil du téléphone, tous les jours, tous les soirs. C’est le seul lien qui reste. Une fois, c’est le père Aidan qui est là, une autre semaine c’est Martha, la mère.
Cora s’enfuit, traverse le Canada seule, se fait embaucher au Manitoba pour ramasser de l’argent, réunir la famille, permettre à Finn d’aller aux études. Le petit garçon, désormais seul, s’entête, s’acharne, va attirer le poisson et retourner la vie comme on le fait d’une grosse morue que l’on tire dans sa barque.

ÉCHÉANCE

Finn n’a plus beaucoup de temps. Le gouvernement s’apprête à fermer le village. Tous devront partir.
Il s’accroche aux légendes que lui raconte la vieille madame Callaghan, tente de créer un environnement qui fascinera la morue, la fera s’installer près des côtes. Il s’invente un monde pendant que Cora fait sa ronde sur un chantier de l’Ouest, guette des ours qui semblent aussi rares que les poissons dans l’océan. Les hommes ne savent que répéter les mêmes bêtises dans leur façon d’exploiter les ressources.
Tous s’essoufflent derrière un rêve, comme la grande Sophie qui est allée aux Jeux olympiques, la première amoureuse d’Aidan, avant Martha. Elle revient dans l’île, pense peut-être tout recommencer, mais rien ne peut raccommoder le passé. Ce qui était a été.
Il faut la magie des récits, des fables, de la musique et du chant pour attirer les sirènes, pour réinventer le monde, pour que les morues reviennent en abondance tout autour de l’île.

IMAGINAIRE

Emma Hooper nous plonge dans une fable où le réel et l’imaginaire dansent au son de l’accordéon. Nous voilà dans une tragédie environnementale que Finn tente de réparer à sa façon. L’écrivaine suit des personnages qui sont d’une résilience peu commune. Rarement, je n’ai vu des gens aussi attentifs aux autres, si attachants, si à l’écoute, si empathique.
Emma Hooper se donne les yeux d’un petit garçon et nous convainc de la suivre dans cette aventure. Je me suis surpris à vouloir que ça marche, même si l’entreprise de Finn relève de l’utopie.
Une fable belle, tragique et envoûtante. Une écriture qui se défait comme le village, déstabilise dans les dialogues, bouscule, fait croire aux sirènes et à la magie. J’ai adoré Cora, Finn, Martha, Aidan, Sophie, des personnages qui vous touchent là où ça compte. Un roman magique. Une superbe traduction. Que dire de plus ? J’en veux encore.


LES CHANTS DU LARGE, un roman d’EMMA HOOPER, traduction de Carole Hanna, Éditions ALTO, 2018, 448 pages, 28,95 $.


https://editionsalto.com/catalogue/les-chants-du-large/