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jeudi 22 septembre 2022

LES MASQUES DE L’AMOUR S'EFFRITENT

LISE TREMBLAY, avec Rang de la dérive, fascine une fois de plus. Le recueil aurait pu s’intituler La honte. C’est ce que ressentent les cinq protagonistes de ces histoires qui ont connu le grand amour, le couple et les désillusions. Toutes réalisent que leur vie a été une méprise. Elles partent, même si la société est cruelle envers les femmes seules. Comme si en quittant le cercle familial, elles devenaient des parias et se marginalisaient. Toutes ont vécu une mise au rancart avec l’âge. Elles ont été rejetées sans un regard et sans un regret. Leur conjoint les a remplacées par une plus jeune. Les épouses trahies doivent retrouver un ancrage et se refaire une vie mentale et physique, fuir les miroirs aux illusions et confronter le réel.


Le nomadisme est l’une des thématiques fortes chez Lise Tremblay. Des femmes marchent sans arrêt dans la ville, avant le geste qui va briser le cercle d’enfermement. C’était le cas dans son premier roman où la narratrice arpente la ville de Québec. On rencontre ce thème partout.

Encore une fois, ses personnages sont des migrantes de l’intérieur. Elles ont suivi un homme en région, on reconnaît Chicoutimi ou encore une ville de la Côte-Nord où le fleuve devient une trouée dans l’espace qui permet de changer de vie. Celles qui restent sont souvent avalées par la grisaille et les habitudes. Sujet que ne cesse d’explorer l’écrivaine. Je pense à l’ailleurs et l’ici des frères de La pêche blanche. L’un, demeuré à Chicoutimi, tout près du fjord, s’enfonce dans le silence et la solitude, incapable d’échapper à la présence du père. L’autre se déplace selon la saison en Californie comme un oiseau migrateur, instable et claudiquant. Les deux portent une histoire qui les étouffe. L'écriture devient ce lien ténu qui permet de se rapprocher.

 

DÉPART

 

Souvent, les personnages de Lise Tremblay quittent une région pour Montréal où ils tentent de se libérer de liens familiaux qui les empêchent de respirer. Ils peuvent rentrer après une vie pour se réconcilier avec leur passé, ce qui ne se fait jamais sans heurts. 

«Aujourd’hui, dans cet autobus qui me ramène dans ma petite ville de province, j’ai envie de crier. J’avais pris la place de Constance. C’est moi qui allais dans les réceptions, dans les soupers, je me suis même arrangée pour bien m’entendre avec les enfants d’Éli. Je planais, j’étais enivrée par cet amour, par le travail d’Éli, par ses publications et par les communications qu’il faisait dans les colloques universitaires un peu partout.» (p.11)

Elles ont misé sur l’amour, le couple, prenant la place de celle qui avait perdu sa beauté et son attrait. Comme si les mâles avaient besoin d’une jeune épouse qui leur renvoie l’image qu’ils cherchent à projeter dans la société. Elles ne sont qu’un miroir où ils s’admirent, se gorgent devant leur savoir, leur connaissance et leur réussite. Une compagne muette qui sacrifie sa carrière pour entretenir le mythe et l’aura du grand homme. 

«Les choses s’effacent. J’ai du mal à me remémorer mon amour pour Jasmin. Pourtant, lorsqu’il m’a trompée avec cette femme, j’aurais pu mourir. Je ne suis pas morte, je suis devenue folle. Je me rappelle, c’est Martha qui m’a dit de partir. Il fallait que je parte sur-le-champ. Sinon j’allais mourir. J’étais maigre à faire peur, et les antidépresseurs que j’avalais me causaient des tremblements.» (p.40)

Partir, suivre l’eau qui mène vers l’ailleurs, se retrouver dans un milieu inconnu, ne plus être l’ombre d’un homme qui cache le soleil. Comme si leur futur les attendait de l’autre côté de l’horizon. 

Martha reste dans sa ville nordique, s’occupe de son jardin, sa raison d’être pour échapper à la grisaille de ses jours. Elle est frappée par un cancer qui la tue peu à peu. Ou encore, après une vie d’effacement, une migrante s’arrête près du fleuve pour voguer dans ses souvenirs et tenter de recoller les morceaux.

«Je sais que, pendant toutes les années où nous avons été mariés, et même après, j’ai vécu en marge. En marge de mon pays, en marge de ma culture, en marge de mes désirs. En France, j’avais délaissé l’université au bout de deux ans pour ce travail de script à la radio. Je voulais me marier et avoir des enfants. Je voulais une vie simple.» (p.89)

 

LA HONTE

 

Toutes se débattent avec la honte. Elles ont été si naïves, si peu clairvoyantes en se sacrifiant pour l’homme qui ne pensait qu’à lui et à sa carrière. Elles éprouvent souvent le besoin de rencontrer celles qu’elles ont remplacées, pour se voir dans sa semblable, si c’est possible de survivre seule. Elles ressentent une forme d’empathie et de solidarité qui les surprend. 

«Je sais que je vais mourir, je viens de passer un mois couchée dans mon lit. Et je sais aussi que je vais l’abandonner en pleine vieillesse et que cela ne se fait pas, mais je vais mourir. Et je ne sais pas ce que je fais ici avec vous, mais dans l’émission vous aviez l’air si bien, si calme. Et même maintenant, vous m’écoutez. Je suis partie avec votre mari, je vous ai volé votre vie et vous êtes là à m’écouter.» (p.27)

Se choisir, plonger dans la solitude malgré les embûches. Ce n’est guère facile après une vie d’effacement où l’on a piétiné ses ambitions pour répondre aux désirs de l’autre.

Le couple en prend pour son rhume dans Rang de la dérive. Toutes ont connu et vécu une perte d’identité dans leur vie amoureuse, une passion qui les a dépouillées d’une vie à soi, d’une pensée et d’une place au soleil. 

Ces textes nous plongent dans un moment de lucidité où les chimères s’effritent et dévoilent une réalité désolante. Tout n’aura été que mirages dans cette aventure où elles se sont sacrifiées.

Lise Tremblay se montre impitoyable. Reste une amitié entre les femmes, une empathie et une entraide dont les hommes sont privés. Ça donne la chair de poule. Une quête de liberté qui pulvérise les illusions et les clichés. Le rêve d’amour et de maternité est souvent un miroir aux alouettes qui vole leur vie. Grinçant, mais tellement juste. Des nouvelles sans bavures, avec cette petite musique dans l’écriture qui sonne parfaitement et vous aspire. Beau, bon, trop bref.

 

TREMBLAY LISERang de la dérive, Boréal Éditeur, Montréal, 120 pages. 

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/rang-derive-2859.html