J’AIME QU’UN ROMAN reste présent dans mon esprit
après avoir parcouru l’ultime phrase, celle qui ferme les portes de l’histoire
qu’a voulu nous raconter l’écrivain. C’est ce qui m’arrive avec La petite rose de Halley de Rober
Racine. Les personnages me tournent autour comme les frappes à bords qui me
suivaient quand je partais tôt, les matins chauds d’été, pour une longue course
dans les forêts de La Doré. Je me penche sur les paragraphes que j’ai soulignés
au marqueur jaune et vois des pistes se recouper, se neutraliser et me troubler
encore un peu plus. C’est qu’une lecture peut s’incruster et rester en vous un grand
bout de temps. C’est cela avec Rober Racine. Je n’arrive pas à prendre mes
distances et à m’occuper ailleurs.
J’aime qu’un roman me perturbe,
me fasse me sentir comme une âme en peine, m’empêche d’ouvrir une nouveauté de La Peuplade que j’ai rapportée de la
poste. Je suis subjugué et cela me fait un peu peur. Si je restais accroché, si
je ne pouvais plus passer à une autre lecture ? Et je reviens à La petite robe de Halley, cherche à
comprendre ce que je viens de vivre, à saisir les propos de l’auteur pour m’en éloigner
peut-être en écrivant une chronique avec mes questions et mes hésitations.
Je m’attarde encore à la
couverture du roman. Une robe rouge se détache, suspendue ou flottant
devant un mur anonyme et râpé. Un vêtement debout on dirait, libéré des humains.
Je tourne quelques pages et relis la première phrase que j’ai soulignée au
marqueur jaune comme je le fais tout le temps.
Sans crier gare, le pire sfumato
de l’Histoire avait surgi du sol pour s’élever à plus de dix mille mètres
d’altitude. Jour de la Transfiguration pour certains. Mais pour les autres…
(p.12)
Sfumato retient mon
attention. « Une superposition de couleurs, technique qu’un peintre utilise
pour créer la profondeur, une autre dimension peut-être ». Il est question ici
de la première bombe nucléaire de l’Histoire, celle larguée sur Hiroshima. Une
date comme une plaie qui ne pourra jamais cicatriser : 6 août 1945. Des
centaines de milliers de morts, un an avant ma naissance. Un moment qui a marqué
les esprits des vainqueurs tout autant que ceux des vaincus. Comme si l’action des
Américains était une frontière que la race humaine venait de transgresser et
que tout était possible dorénavant. Nous devenions l’égal de Dieu et pouvions
détruire la planète. Hiroshima, le lieu, l’espace, mais aussi la référence dans
ce qu’on ne doit jamais plus infliger à des vivants.
Je pense à Danielle et à son
récit Ciel de Kyoto. Un séjour au
Japon avec des amies qui a commencé dans cette ville marquée de stigmates, même
si le peuple japonais a tout fait pour effacer cette terrible tragédie et s’en
souvenir à jamais. Ils n’ont pas été touchés seulement dans leur milieu de vie,
mais dans leur esprit et leur conscience. Ils ont vécu le mal dans sa totalité.
Le voyage de ma compagne a débuté dans cette cité que j’imagine comme une sorte
d’endroit sacré où l’on baisse la voix, où l’on sent des présences. Comme s’il y avait des âmes
flottantes qui vous cernent et vous effleurent ! Elle m’en a parlé souvent
depuis son retour. La sensation, répète-t-elle d’avoir marché dans un espace où
les humains sont allés au-delà du possible. Une vibration peut-être dans l’air,
la mort partout, la vie qui a repris ses droits avec les cerisiers en fleurs,
une folie inexplicable et difficile à comprendre.
HISTOIRE
Gregory, l’un des personnages
de Rober Racine, est à Hiroshima pour étudier la radiation, les traces sur les
murs et la pierre. L’émotion devient difficile à décrire. Ici, ce sont les dessins
de la mort que Gregory regarde. La chaleur dégagée par Little Boy, la bombe, a imprégné la matière. Comme si la ville
était entrée en fusion au cœur d’un volcan.
Et Tania, l’épouse de Gregory,
une musicienne, une créatrice et amante qui transforme les tissus et travaille
à la confection d’une robe commandée par une femme mystérieuse. Marie, leur
fille, cherche une façon de comprendre le monde en se heurtant aux mots de
Denis Vanier, sa colère étourdissante, celui qui « écrivait pour ne pas tuer ». Elle découvre
l’amour et le poète la fascine. Tout comme Gregory son père, à Hiroshima, elle
marche dans le centre-ville de Montréal pour sentir une présence, vibrer dans les
stances du poète. Il y a la vie en soi
et hors de soi. Toujours.
Pourquoi j’ai l’impression de m’accrocher
à des détails et de rater l’essentiel ? Gregory, à cinq ans, aurait
tué un bébé à coups de bâton parce que la petite fille pleurait. Il ne se
souvient de rien. Peut-on avoir été un monstre et continuer à vivre
normalement, aimer et chercher le bonheur des siens ?
Gregory ne pouvait s’empêcher de
repenser à ce geste fou qui aurait été le sien, un demi-siècle plus tôt. Une
lettre des parents de l’enfant lui avait appris cette nouvelle quelques
semaines avant son départ pour le Japon. Alors qu’il fracassait la tête de leur
Rose-Aimée, une bombe atomique aurait explosé dans sa petite boîte crânienne,
laissant résonner la débâcle des vaisseaux sanguins, l’affaissement de ses os
et la crue d’une matière cérébrale presque vierge. (p.13)
Le récit de Racine prend alors
une autre direction. Comment réagir devant le travail de Tania, les conquêtes
de Marie, l’ami de toujours qui vient de faire un infarctus ? Tout
explose, se superpose, se mélange et nous pousse dans une sorte de transparence
où les personnages se croisent. Sfumato. On y revient.
La mort debout face au miroir.
Là. Tout près, au bout des doigts, dans la prochaine phrase, au coeur d’un
poème de Vanier. Un enfant tue à cinq ans pour le silence. Un jeune soldat
largue une bombe qui va souffler l’imaginaire pendant des générations. La
petite Rose-Aimée avait à peine douze mois lors du meurtre. C’était l’année où
la comète de Halley était visible dans le ciel.
L’apparition d’un tel phénomène
annonçait des événements bons ou mauvais, autrefois. Edmond Halley en 1705 a expliqué qu’elle revenait tous les 75 ans
environ. Son dernier passage date de 1986. Un signe, un message ? L’enfant serait-elle
venue du fond de l’espace ?
Pendant 366 jours, du 6
septembre 1958 au 7 septembre 1959, on a perdu la trace de Halley, à l’aphélie,
près de Neptune. Contraction de la matière jusqu’au vide ? La petite fille ?
(p.230)
La vie de la petite fille correspond à ce temps où la comète n’était plus visible. Rober
Racine nous emporte dans un conte presque… Tout se tient et se fragmente. Tout
explose ! Même que les parents portent un nom rare : Duciel. Venus du
ciel… Encore...
BOUSCULADE
Tania crée sa robe tandis que
Marie expérimente l’amour en cherchant Denis Vanier sur les trottoirs de Montréal.
Elle s’attarde devant la fresque qui recouvre tout un mur. Il est là pour lui
dire que cette ville lui appartient, qu’il l’a hantée et irradiée d’une
certaine façon. Il a été une véritable comète dans la poésie québécoise, vivant
avec une intensité fulgurante, captant tous les regards.
Certaines vies sur terre sont
des signes, à l’image des lettres de l’alphabet. Réunies, elles révèlent une
pensée nouvelle, un mouvement d’émerveillement. Isolées, elles sont
vertigineuses ou illisibles. C’est infiniment simple. Avant ma venue sur terre
et après (comment conjuguer le passé et le futur simultanément au présent ?
J’aurais dû écrire quelques mots là-dessus), il n’y a pas de petite entité
terrestre et sensible nommée Gregory. Mais ce fragment, attaché au néant, a
juste assez de conscience pour l’offrir à une autre composante. (p.211)
Le roman de Rober Racine nous garde
sur la ligne étroite qui sépare l’horreur de la beauté. Entre la naissance et
le meurtre, le souffle, le rire et la trahison. La fissure de l’être et de la
matière qui peut nous faire basculer dans l’impensable.
Et je me trouve encore tellement
loin des personnages de cet écrivain. La vie et la mort s’empoignent. Cette étreinte
me déstabilise et me laisse en apnée au bout d’une phrase, comme si je glissais
dans une autre dimension. Racine m’oblige à un arrêt. Je cherche le souffle, la
présence des humains… Suis-je encore du côté des vivants ? Peut-être
que je ne suis qu'une trace sur la pierre...
Et Denis
Vanier dans ce récit, sa poésie comme des bombes à fragmentation, sa rage et sa
douleur, sa tendresse aussi. Des pages magnifiques sur cette oeuvre mythique
qui portait toute la violence des mots et leur pulsion.
Tout bascule, tout change pour
le pire ou le mieux, comment savoir ? Tania coud la robe qui va tuer
Gregory. Trahison. Geste qui peut défaire une ville, une vie, question sur la
responsabilité, le sens du devoir, la place que chacun occupe dans la grande et
petite histoire. Tentative de cerner cette figure qui peut tout.
Rober Racine touche où ça fait
mal dans un monde qui fonce aveuglément vers sa perte, comme une comète qui ne
peut échapper à l’ellipse de sa trajectoire.
Je cherche encore à m’éloigner
de la prose dévastatrice de Rober Racine en écoutant les musiques méditatives d’Arvö
Part. Ça m’aide à me calmer, ça me permet d’être là dans toutes mes peurs et mes
certitudes. La vie fait ça. J’ouvre un livre, m’avance avec prudence, hésite.
Vais-je survive à une autre déflagration ? Je respire. Je suis toujours vivant
et me penche sur l’espace blanc, éprouvant une sorte de vertige, pour
surprendre le premier poème de Chauffer
le dehors de Marie-Andrée Gill. Je lis : « Le souffle des paroles »…
Je ferme les yeux et il me semble entendre le rire de Rober Racine.
LA PETITE ROSE DE HALLEY, roman de ROBER RACINE, publié chez BORÉAL
ÉDITEUR, 2018, 240 pages, 24,95 $.