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vendredi 8 février 2019

COMMENT SURVIVRE À RACINE

J’AIME QU’UN ROMAN reste présent dans mon esprit après avoir parcouru l’ultime phrase, celle qui ferme les portes de l’histoire qu’a voulu nous raconter l’écrivain. C’est ce qui m’arrive avec La petite rose de Halley de Rober Racine. Les personnages me tournent autour comme les frappes à bords qui me suivaient quand je partais tôt, les matins chauds d’été, pour une longue course dans les forêts de La Doré. Je me penche sur les paragraphes que j’ai soulignés au marqueur jaune et vois des pistes se recouper, se neutraliser et me troubler encore un peu plus. C’est qu’une lecture peut s’incruster et rester en vous un grand bout de temps. C’est cela avec Rober Racine. Je n’arrive pas à prendre mes distances et à m’occuper ailleurs.

J’aime qu’un roman me perturbe, me fasse me sentir comme une âme en peine, m’empêche d’ouvrir une nouveauté de La Peuplade que j’ai rapportée de la poste. Je suis subjugué et cela me fait un peu peur. Si je restais accroché, si je ne pouvais plus passer à une autre lecture ? Et je reviens à La petite robe de Halley, cherche à comprendre ce que je viens de vivre, à saisir les propos de l’auteur pour m’en éloigner peut-être en écrivant une chronique avec mes questions et mes hésitations.
Je m’attarde encore à la couverture du roman. Une robe rouge se détache, suspendue ou flottant devant un mur anonyme et râpé. Un vêtement debout on dirait, libéré des humains. Je tourne quelques pages et relis la première phrase que j’ai soulignée au marqueur jaune comme je le fais tout le temps.

Sans crier gare, le pire sfumato de l’Histoire avait surgi du sol pour s’élever à plus de dix mille mètres d’altitude. Jour de la Transfiguration pour certains. Mais pour les autres… (p.12)

Sfumato retient mon attention. « Une superposition de couleurs, technique qu’un peintre utilise pour créer la profondeur, une autre dimension peut-être ». Il est question ici de la première bombe nucléaire de l’Histoire, celle larguée sur Hiroshima. Une date comme une plaie qui ne pourra jamais cicatriser : 6 août 1945. Des centaines de milliers de morts, un an avant ma naissance. Un moment qui a marqué les esprits des vainqueurs tout autant que ceux des vaincus. Comme si l’action des Américains était une frontière que la race humaine venait de transgresser et que tout était possible dorénavant. Nous devenions l’égal de Dieu et pouvions détruire la planète. Hiroshima, le lieu, l’espace, mais aussi la référence dans ce qu’on ne doit jamais plus infliger à des vivants.
Je pense à Danielle et à son récit Ciel de Kyoto. Un séjour au Japon avec des amies qui a commencé dans cette ville marquée de stigmates, même si le peuple japonais a tout fait pour effacer cette terrible tragédie et s’en souvenir à jamais. Ils n’ont pas été touchés seulement dans leur milieu de vie, mais dans leur esprit et leur conscience. Ils ont vécu le mal dans sa totalité. Le voyage de ma compagne a débuté dans cette cité que j’imagine comme une sorte d’endroit sacré où l’on baisse la voix, où l’on sent des  présences. Comme s’il y avait des âmes flottantes qui vous cernent et vous effleurent ! Elle m’en a parlé souvent depuis son retour. La sensation, répète-t-elle d’avoir marché dans un espace où les humains sont allés au-delà du possible. Une vibration peut-être dans l’air, la mort partout, la vie qui a repris ses droits avec les cerisiers en fleurs, une folie inexplicable et difficile à comprendre.

HISTOIRE

Gregory, l’un des personnages de Rober Racine, est à Hiroshima pour étudier la radiation, les traces sur les murs et la pierre. L’émotion devient difficile à décrire. Ici, ce sont les dessins de la mort que Gregory regarde. La chaleur dégagée par Little Boy, la bombe, a imprégné la matière. Comme si la ville était entrée en fusion au cœur d’un volcan.
Et Tania, l’épouse de Gregory, une musicienne, une créatrice et amante qui transforme les tissus et travaille à la confection d’une robe commandée par une femme mystérieuse. Marie, leur fille, cherche une façon de comprendre le monde en se heurtant aux mots de Denis Vanier, sa colère étourdissante, celui qui « écrivait pour ne pas tuer ». Elle découvre l’amour et le poète la fascine. Tout comme Gregory son père, à Hiroshima, elle marche dans le centre-ville de Montréal pour sentir une présence, vibrer dans les stances du poète.  Il y a la vie en soi et hors de soi. Toujours.
Pourquoi j’ai l’impression de m’accrocher à des détails et de rater l’essentiel ? Gregory, à cinq ans, aurait tué un bébé à coups de bâton parce que la petite fille pleurait. Il ne se souvient de rien. Peut-on avoir été un monstre et continuer à vivre normalement, aimer et chercher le bonheur des siens ?

Gregory ne pouvait s’empêcher de repenser à ce geste fou qui aurait été le sien, un demi-siècle plus tôt. Une lettre des parents de l’enfant lui avait appris cette nouvelle quelques semaines avant son départ pour le Japon. Alors qu’il fracassait la tête de leur Rose-Aimée, une bombe atomique aurait explosé dans sa petite boîte crânienne, laissant résonner la débâcle des vaisseaux sanguins, l’affaissement de ses os et la crue d’une matière cérébrale presque vierge. (p.13)

Le récit de Racine prend alors une autre direction. Comment réagir devant le travail de Tania, les conquêtes de Marie, l’ami de toujours qui vient de faire un infarctus ? Tout explose, se superpose, se mélange et nous pousse dans une sorte de transparence où les personnages se croisent. Sfumato. On y revient.
La mort debout face au miroir. Là. Tout près, au bout des doigts, dans la prochaine phrase, au coeur d’un poème de Vanier. Un enfant tue à cinq ans pour le silence. Un jeune soldat largue une bombe qui va souffler l’imaginaire pendant des générations. La petite Rose-Aimée avait à peine douze mois lors du meurtre. C’était l’année où la comète de Halley était visible dans le ciel.
L’apparition d’un tel phénomène annonçait des événements bons ou mauvais, autrefois. Edmond Halley en 1705 a expliqué qu’elle revenait tous les 75 ans environ. Son dernier passage date de 1986. Un signe, un message ? L’enfant serait-elle venue du fond de l’espace ?

Pendant 366 jours, du 6 septembre 1958 au 7 septembre 1959, on a perdu la trace de Halley, à l’aphélie, près de Neptune. Contraction de la matière jusqu’au vide ? La petite fille ? (p.230)

La vie de la petite fille correspond à ce temps où la comète n’était plus visible. Rober Racine nous emporte dans un conte presque… Tout se tient et se fragmente. Tout explose ! Même que les parents portent un nom rare : Duciel. Venus du ciel… Encore...

BOUSCULADE

Tania crée sa robe tandis que Marie expérimente l’amour en cherchant Denis Vanier sur les trottoirs de Montréal. Elle s’attarde devant la fresque qui recouvre tout un mur. Il est là pour lui dire que cette ville lui appartient, qu’il l’a hantée et irradiée d’une certaine façon. Il a été une véritable comète dans la poésie québécoise, vivant avec une intensité fulgurante, captant tous les regards.

Certaines vies sur terre sont des signes, à l’image des lettres de l’alphabet. Réunies, elles révèlent une pensée nouvelle, un mouvement d’émerveillement. Isolées, elles sont vertigineuses ou illisibles. C’est infiniment simple. Avant ma venue sur terre et après (comment conjuguer le passé et le futur simultanément au présent ? J’aurais dû écrire quelques mots là-dessus), il n’y a pas de petite entité terrestre et sensible nommée Gregory. Mais ce fragment, attaché au néant, a juste assez de conscience pour l’offrir à une autre composante. (p.211)

Le roman de Rober Racine nous garde sur la ligne étroite qui sépare l’horreur de la beauté. Entre la naissance et le meurtre, le souffle, le rire et la trahison. La fissure de l’être et de la matière qui peut nous faire basculer dans l’impensable.
Et je me trouve encore tellement loin des personnages de cet écrivain. La vie et la mort s’empoignent. Cette étreinte me déstabilise et me laisse en apnée au bout d’une phrase, comme si je glissais dans une autre dimension. Racine m’oblige à un arrêt. Je cherche le souffle, la présence des humains Suis-je encore du côté des vivants ? Peut-être que je ne suis qu'une trace sur la pierre...
Les personnages de Racine ne sont-ils que des comètes qui reviennent cycliquement nous hanter ? 
Et Denis Vanier dans ce récit, sa poésie comme des bombes à fragmentation, sa rage et sa douleur, sa tendresse aussi. Des pages magnifiques sur cette oeuvre mythique qui portait toute la violence des mots et leur pulsion.
Tout bascule, tout change pour le pire ou le mieux, comment savoir ? Tania coud la robe qui va tuer Gregory. Trahison. Geste qui peut défaire une ville, une vie, question sur la responsabilité, le sens du devoir, la place que chacun occupe dans la grande et petite histoire. Tentative de cerner cette figure qui peut tout.
Rober Racine touche où ça fait mal dans un monde qui fonce aveuglément vers sa perte, comme une comète qui ne peut échapper à l’ellipse de sa trajectoire.
Je cherche encore à m’éloigner de la prose dévastatrice de Rober Racine en écoutant les musiques méditatives d’Arvö Part. Ça m’aide à me calmer, ça me permet d’être là dans toutes mes peurs et mes certitudes. La vie fait ça. J’ouvre un livre, m’avance avec prudence, hésite. Vais-je survive à une autre déflagration ? Je respire. Je suis toujours vivant et me penche sur l’espace blanc, éprouvant une sorte de vertige, pour surprendre le premier poème de Chauffer le dehors de Marie-Andrée Gill. Je lis : « Le souffle des paroles »… Je ferme les yeux et il me semble entendre le rire de Rober Racine.


LA PETITE ROSE DE HALLEY, roman de ROBER RACINE, publié chez BORÉAL ÉDITEUR, 2018, 240 pages, 24,95 $.



lundi 4 février 2019

FRANÇOIS RICARD FAIT RÉFLÉCHIR

TROP FRÉQUEMMENT, hélas, les essais sur la littérature québécoise misent sur une langue qui m’étourdit et me déroute. Les spécialistes et les théoriciens de l'écrit me perdent et je n’arrive plus à retrouver les œuvres que j’aime dans ces propos. Ces chercheurs, il me semble, ne peuvent échafauder un paragraphe sans multiplier les références à des collègues. L’impression que ces lecteurs écrivent en surveillant les autres et que l’important pour eux est d’être cités dans une prochaine publication. Je m’y attarde cependant, pour voir, pour être surpris. Les propos d'un Gilles Marcotte par exemple. Il m’a étonné et ses conclusions m’ont souvent dérouté. J’ai particulièrement aimé Un roman sans aventure d’Isabelle Daunais, une réflexion qui secoue notre imaginaire et notre monde de fiction avant les années 1970.

François Ricard a le grand mérite, dans La littérature malgré tout, d’écrire dans une langue limpide. Pas besoin de s’arracher les cheveux pour comprendre où le professeur, biographe et essayiste veut aller. C’est simple, précis et il montre bien ses intentions dans une courte présentation.

Il n’est pas impossible que ce livre intéresse quelques spécialistes, chercheurs ou autres professionnels de la littérature. Mais ce n’est pas à eux qu’il s’adresse d’abord. Le lecteur idéal que j’imagine - et dont il doit bien rester quelques spécimens ici et là - n’est pas un savant ni un « littératurologue », mais un individu, homme ou femme, jeune ou vieux, pour qui les œuvres littéraires ne sont pas un objet d’étude mais un art de vivre, une manière de préserver et d’approfondir en nous le petit espace d’humanité et de liberté qui nous reste. (p.7)

Je me suis reconnu dans ce lecteur qui cherche dans le roman « un art de vivre et un espace de liberté ». L’écrivain et enseignant s’attarde à des souvenirs, des rencontres, des découvertes qui l’ont secoué et bouleversé. Un livre peut aider à respirer ou vous étouffer. Quand un auteur vous touche, il devient impossible de s’en éloigner et d’abandonner des personnages plus présents souvent dans votre vie que des proches qui hantent votre quotidien.

AVENTURE

J’ai consacré beaucoup de temps aux livres des autres, à réfléchir à leur démarche et à ce qu’ils dissimulent souvent au coeur de leurs phrases. Bien sûr, j’ai croisé des enchanteurs et aussi des prosateurs à belle réputation qui m’ont ennuyé.
M’attarder à mes aventures de lecteur devient ma façon de préciser ce que j’ai ressenti en parcourant quelques centaines de pages qui sont venues me toucher dans ce que j’ai de plus vrai dans la production québécoise des dernières décennies. J’ai toujours cru que je devais réserver l’espace du journal où je travaillais aux écrivains du Québec. Ce lieu médiatique leur appartient et pas un journaliste ne devrait avoir le droit de les en priver. Avis aux « Indiana Jones » qui ne jurent que par la littérature étrangère.
François Ricard se penche sur un art difficile qui me concerne et me fait hésiter. Il cherche à cerner cette entreprise bizarre qui veut mettre une couche de mots sur les textes de ses collègues. J’ai souvent ressenti un malaise en exerçant ce travail, mais quel apprentissage de la franchise et de l’honnêteté ! Se lancer dans une chronique ou une critique, c’est se tourner vers soi pour dire ce qu'un autre écrivain heurte en vous.

RENCONTRE

Ce travail me tient en éveil depuis une cinquantaine d’années. Un arrêt, un moment de réflexion, une sorte de rencontre où les phrases pèsent de tout leur poids et ne servent jamais à étourdir ou à séduire. Je considère maintenant que cela fait partie de mon métier de souffleur de mots. Me lancer dans des fictions, oui, des récits et des carnets, mais sentir l’obligation de plonger dans le monde de mes contemporains pour voir où ils en sont et pourquoi ils recommencent sans cesse une tâche qui ne peut avoir de fin. Un écrivain qui ne se préoccupe pas du travail des autres me semble un funambule maladroit.
Bien sûr, j’ai changé depuis le premier texte que je signais dans Le Quotidien du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Au début, je pensais devoir agir en magistrat (point de vue de la plupart des chroniqueurs). J’étais celui qui devait séparer les bonnes publications des mauvaises. Mon jugement était sans appel. C’est toujours le cas. La victime (l’écrivain) ne gagne jamais à faire appel et à se plaindre d’une sentence parue dans un média. Le journaliste ou ce qui lui ressemble possède une forme d’immunité même quand il cherche à réécrire tous les livres à sa manière. J’en ai connu plusieurs de ces « justiciers » qui souhaitaient mettre les scribouilleurs au pas et « faire le ménage » dans les publications québécoises. Jean Basile a affirmé une chose semblable dans Le Devoir, il y a des années.

Les véritables critiques, ces lecteurs passionnés qui font pleinement conscience et aux œuvres et à l’expérience à la fois mentale et existentielle que celles-ci leur procurent, force est d’admettre qu’ils sont très rares, et même de plus en plus rares à mesure que la littérature s’efface tout doucement de notre monde et de nos vies. (p.39)

Je veux établir un dialogue, vivre un tête-à-tête particulier, raconter pourquoi un texte (ce peut aussi être de la poésie) touche en moi un quelque chose que je cherche inlassablement à effleurer en écrivant. Une façon d’expliquer ce contact intime, sans déguisement et maquillage. Cette approche exige souvent des efforts terribles et des remises en question. Et quand un récit n’a aucun écho en moi, ça arrive malheureusement, je m’abstiens. La rencontre a échoué à cause d’un style, d’un regard, du propos, d’une manière de dire qui me laisse indifférent. Bref, le dialogue précieux que je souhaite aurait risqué de devenir un monologue sans importance. Beaucoup de chroniqueurs sont tentés par cette forme de parole qui se mord la queue.

RENCONTRE

François Ricard me touche particulièrement quand il s’attarde auprès de Gabrielle Roy, qu’il explique son regard sur une œuvre encore mal vue par nombre de spécialistes et surtout, lorsqu’il réfléchit à son travail de biographe. Il y a longtemps que j’ai compris qu’une telle tâche demande des décennies. C’est certainement pourquoi je me suis toujours tenu loin de ce genre d’entreprise. J’y ai songé, à la mort de mon ami Gilbert Langevin, mais il aurait fallu me faire enquêteur, chercheur, preneur de notes, obsédé qui revient sans cesse aux mêmes textes, provoquer des rencontres et écouter ceux et celles qui ont côtoyé le poète pendant son existence tourmentée. Je n’ai pas eu ce courage ou cette abnégation.
Tout comme monsieur Ricard, je ne lis pas souvent de biographies, mais je n’ai pas pu résister à Pierre Nepveu et à son Gaston Miron, comme je ne pouvais éviter Gérald Nicosia et Jack Kerouac. Bien sûr, l’ouvrage que François Ricard signe pour présenter Gabrielle Roy, la femme, le milieu, la vie de l’écrivaine que nous avons mal aimée, m’a fait vivre des moments inoubliables.

DISPARITION

Les affirmations de François Ricard concernant « la normalisation de la littérature » touchent une corde sensible chez moi. Il ébranle tout ce qui a donné sens à ma vie. Le texte qui avait quelque chose de sacré dans mon enfance serait maintenant un objet obsolète. Et ce même si les livres prolifèrent et vont dans toutes les directions depuis quelques années. Ces propos me ramènent à ceux qui ont commenté la production québécoise et qui ont provoqué souvent ma colère. Ils ont agi comme ces irresponsables qui ont pratiqué la coupe à blanc dans la forêt boréale sans se soucier des lendemains. Ces « lecteurs salariés », comme je les nomme, ont fait des ravages impossibles à oublier. Pendant des décennies, dans les pages des grands médias nationaux, tous les écrivains qui osaient envoyer leurs personnages dans une région ou la campagne, se faisaient lyncher. Il fallait être urbain envers et contre tous pour retenir leur attention, c’est à dire Montréalais. Heureusement, cela a changé, mais les attaques de ces kamikazes ont fait un mal terrible à notre imaginaire. Il y a un essai à inventer sur ceux qui ont brandi la contre-culture à bout de bras quand nous cherchions de peine et de misère à cerner les territoires de notre présence en Amérique. Quelle entreprise suicidaire et irresponsable !

Nous ne le savions pas, eux-mêmes ne le savaient pas, sans doute, mais les missionnaires de la contre-culture et la nouvelle écriture, les dénonciateurs du mensonge et de la vanité littéraires qui s’agitaient parmi nous à la fin des années 1970 auront eu raison. Certes, ce n’était pas leur fait, et ils agissaient moins en assassins qu’en embaumeurs, mais leur campagne de destruction et leurs proclamations apocalyptiques sont bel et bien porté fruit : le temps de la littérature était terminé. (p.191)

Pour employer un mot qui me hérisse, « l’industrie du livre » a bien changé depuis les années 1970. Les écrits existentiels et viscéraux, les textes qui bousculent la place des humains dans la société sont de moins en moins visibles. Les « écrivains de fond » ne retiennent plus l’attention des médias et encore moins celle des organisateurs d’événements qui tournent autour des parutions récentes.
Nous en sommes à l’ère du vedettariat. Il faut être comédien, journaliste vu à la télévision, animateur reconnu ou humoriste pour attirer les regards. Les véritables manieurs de mots, ceux qui vivent et périssent par le verbe comme Nicole Houde, nous les ignorons. Mon amie Nicole qui a écrit toute sa vie pour repousser sa tentation de la mort. Chez elle, la phrase a été une manière de survivre. Ces chercheurs de sens sont maintenant condamnés à travailler dans l’indifférence et les grands prix nationaux font souvent des choix étonnants.
Je crois à la littérature. Et ce malgré tous les excès, les entreprises commerciales et les pirouettes des amuseurs qui s’agitent dans les salons de l’imprimé avec leurs livres jetables. Et comme écrivain, je m’ennuie d’André Vanasse et de ses lectures décapantes. Nous avons fait un bon bout de chemin ensemble. Des conversations précieuses, un même amour pour le mot et le texte.  Oui, il y a encore des éditeurs qui misent sur l’originalité et qui ne se laissent pas impressionner par le curriculum vitae des vedettes qui haranguent les foules. Pas facile dans une époque où tout le monde veut son nom sur la page couverture d’un livre et refuse souvent de lire.
J’aime plus que jamais ces phrases qui font mieux respirer dans un univers en péril. Je trouve toujours des ouvrages qui me coupent le souffle et me permettent de voir autrement ce qui bouge et s’affole autour de moi. Bien sûr, la manière a changé, on n’écrit plus comme Yves Thériault le faisait. La vie fait cela. Les rencontres précieuses sont précieuses et plus nécessaires que jamais. Je pense à ma découverte du roman de Karoline Georges De synthèse, l'année dernière et les réflexions de Mustapha Fahmi. Que dire du plaisir que j’ai à retrouver monsieur Gilles Archambault ? C’est toujours une fête, comme recevoir un ami. Oui, j’aime ces entêtés qui retournent les images, cherchent à voir au-delà du babillage de la télévision et de Twitter.
François Ricard m’a forcé à me pencher sur ce qui a donné sens à mon existence. La lecture d’abord, cette incroyable façon de transformer le quotidien pour cesser d’avoir peur de ses semblables. J’écris pour effleurer des vies, toucher des mains, capter le regard de l’autre en moi. Il me semble que je ne pourrai jamais m’en passer. Peut-être aussi que je suis d’une race en voie de disparition, tout comme monsieur Ricard.


LA LITTÉRATURE MALGRÉ TOUT, essais de FRANÇOIS RICARD, publiés chez BORÉAL ÉDITEUR, 2018, 200 pages, 24,95 $.

  
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/litterature-malgre-tout-2615.html