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vendredi 11 septembre 2020

LA BELLE SOLITUDE DE L’ÉCRIVAIN

QUELLE AVENTURE QUE de se faufiler dans La fenêtre au sud de l’écrivain islandais Gyrôir Eliasson publié par La Peuplade. Une traduction française, bien sûr. Tout comme dans Au bord de la Sandra, ce lauréat du Grand prix du conseil nordique en 2011, nous plonge dans la plus terrible des solitudes. Un univers où j’ai eu l’impression que la vie sociale se retire pour laisser les humains un peu perdus devant la mer, sans liens avec leurs semblables. Rarement, je n’ai lu un roman qui décrit si bien et avec tant de justesse le travail de l’écrivain qui se coupe de tout pour peaufiner une histoire, comprendre des personnages qui peuvent prendre toutes les directions. Un monde de doutes et d’hésitations, où rien n’arrive et où tout peut se produire. Une quête faite de répétitions et d'entêtements.

 

J’aime m’aventurer dans la fiction des écrivains du Nord parce que j’y trouve un espace semblable au mien. Je veux dire un milieu physique qui ressemble au nôtre par les saisons et la végétation. C’est sans doute pourquoi je me suis toujours senti à l’aise dans les romans de Tolstoï ou encore dans les nouvelles de Tchekhov. Plonger dans ces textes, c’était découvrir un chez-soi qui prend une couleur singulière et une étrangeté fascinante. Avec Eliasson, j’ai imaginé un village de la Basse-Côte-Nord, sur un bord de mer rocheux, peut-être plus loin que Blanc-Sablon, dans un pays où les hivers durent longtemps et où les villégiateurs s’installent pour quelques jours en été. 

L’écrivain vit dans la maison d’un ami pour travailler un prochain roman. Rien ne va comme prévu. Tout devient laborieux et pénible. Le romancier refuse d’utiliser l’ordinateur (comment est-ce encore possible) et tape sur une vieille Olivetti. Les phrases arrivent à couvrir une page qu’il ajoute à celles qu’il accumule à côté de son instrument de torture, devant une fenêtre qui donne sur le sud, peut-être la direction qui peut le libérer, la fin du livre, le commencement d’une autre vie. La Terre s’est peut-être arrêtée dans sa course et le village attend en retenant son souffle.

 

Ce que je suis en train d’écrire est l’histoire d’un couple qui se rend dans un hôtel de montagne à l’étranger pour revigorer son union. J’ai du mal à écrire cette histoire. Le couple ressemble aux figurines de carton que grand-mère découpait pour moi quand j’étais petit et avec lesquelles je m’amusais. Mais à l’époque, je leur insufflais la vie par l’imagination, alors qu’à présent ça ne marche plus. Les personnages sont couchés comme des gisants sur leur lit d’hôtel, qui est aussi en carton. (p.10)

 

Tout comme dans Au bord de la Sandra, les deux livres s’ancrent près d’un plan d’eau. La rivière dans le premier et la mer ici, mouvante comme les pensées de l’homme.

 

PATIENCE

 

Travail étrange, surtout pour cet écrivain qui tape sur sa machine et dont le ruban est usé à la corde. Il a de plus en plus de difficulté à lire ses phrases. Le texte qu’il a tant de mal à faire avancer devient peu à peu illisible. Il devine les mots avec ses doigts, tâtonnant sur la page de plus en plus grande. Comme si au lieu de progresser, il effaçait son histoire un peu plus, tous les jours.

 

Le ruban de ma machine est au bout du rouleau, les lettres pâlissent sur les pages, tout comme les personnages qui se traînent de temps à autre derrière elles avant de retomber dans une sorte de coma. La lettre b est assez singulière, elle a bougé et prend désormais place au-dessus des autres. Je me demande s’il faut y voir un sens caché. (p.25)

 

Les écrivains ont des manies et d’étranges rituels, même dans notre univers informatisé. Notre romancier refuse la télévision et se contente de la radio. Il a peut-être besoin d’entendre des voix pour garder contact avec le monde extérieur. Il y aussi la musique que l’on diffuse. C’est son seul lien avec l’ailleurs. Il ne parle jamais aux vacanciers qui s’installent pour les beaux jours. 

Le port et les bateaux s’animent, le petit restaurant ouvre et c’est bon d’y prendre un café. La librairie, l’usine où l’on prépare le poisson, les promenades vers le phare qui font songer à Virginia Woolf, bien sûr. Les villageois restent silencieux, hostiles jusqu’à un certain point, ayant peut-être oublié la parole dans ces longs mois de froid et d’obscurité. La propriétaire du restaurant tout comme la libraire ne parlent jamais. Tous se méfient de cet écrivain qui peut leur voler des moments de vie et les étaler au grand jour dans des livres que nul n’arrive à comprendre. Drôle de métier. L’auteur doit se retirer en soi et se couper des autres pour mieux offrir une histoire et des personnages aux lecteurs. 

 

Les gens des maisons voisines sont paisibles et se font peu entendre, à part quelques éclats de rire dominant les craquements du gril. Peut-être les maisons sont-elles devenues noires comme ça à force de fumigation des barbecues; se peut-il qu’elles aient été blanches à l’origine? Dans les flammes du gaz grille la chair des bêtes sacrifiées. On dirait que les hommes éprouvent toujours le besoin de tuer quelque chose, quand ils ne se tuent pas les uns les autres. (p.75)

 

Les mots perdent de leur poids. L’histoire devient une surface vierge avec certaines aspérités. Comme si l’écriture était tout le contraire de l’affirmation nette et précise. Comme s’il fallait s’effacer et s’oublier pour inventer une intrigue. Et certainement que les corbeaux qui griffent la tôle du toit répondent à l’auteur, deviennent l'écho de son travail. Une occupation de plus en plus futile. C’est peut-être tout ce qu’il peut faire, lacérer la page en laissant de moins en moins de traces. Ou encore, après toute une vie de travail, n'être plus qu'un nom sur une pierre tombale au bord du cimetière comme ce peintre étranger qui est venu mourir dans le village.

 

HISTOIRE

 

Les pages s’accumulent près de la machine. Je n’en saurai pas beaucoup sur ce couple à l’hôtel, un amour qui s’étiole, un homme et une femme que l’écrivain n’arrive pas à faire exister. C’est peut-être en lien avec la rupture qu’il vient de vivre. On le devine parce qu’il reçoit des lettres, en rédige, mais ne les expédie jamais. 

 

Si cette histoire finit par être publiée — ce dont je commence à douter —, je m’attends tout autant à ce que les futurs lecteurs aient l’impression de tout ignorer de mes personnages une fois le livre refermé. Mais c’est là que la question se pose, aussi bien pour Adrian Leverkühn que pour les amants dont j’écris l’histoire : a-t-on besoin de connaître les personnages d’un roman? Il suffit sans doute de les faire défiler dans l’imagination, comme dans un film. Ils disparaîtront de toute façon tôt ou tard dans la pénombre de l’oubli, comme nous tous. (p.82)

 

Sa mère téléphone, pour lui rappeler sa famille. Son éditeur qui voudrait bien avoir le manuscrit, prévoir la sortie et les affaires marchandes qui entourent la naissance d’un nouvel ouvrage. Mais rien ne va. 

L’écrivain avance sur un chemin de montagne, longe des précipices. C’est souvent une lutte sans merci. Parfois, l’auteur remporte la victoire. Ça peut aussi être le personnage. Il reste une accumulation de feuilles qui n’intéresse personne. Mais l’homme est têtu. Il sert à la vieille Olivetti sa ration de phrases.

 

Les caractères imprimés par la machine à écrire s’estompent continuellement. Quelqu’un a dit que les artistes peintres produisaient leurs meilleures œuvres quand ils étaient sur le point de devenir aveugles. Il se peut que les écrivains soient au pinacle quand leurs mots deviennent presque invisibles. (p.84)

 

La mer avec ses nuances et ses changements, ses mouvements prévus et étonnants, les espaces dans la montagne, les navires qui approchent et disparaissent. Le froid qui chasse tous les rires de l’été, l’enfermement dans la maison qui se transforme en tanière. Les catastrophes dans le monde viennent en écho par la radio. Un murmure que l’écrivain écoute, en attente de sa libération peut-être. Tout ça en quatre saisons, avec la musique de Vivaldi parfois.

 

Attentat suicide à Kaboul

Syrie : trois femmes tuées dans les émeutes.

Il n’y a plus d’été en Syrie. (p.119)

 

J’ai lu ce roman comme un récit ou encore un journal qui permet de s’attarder à quelques réflexions, qui colle à la marche des saisons. Des paragraphes, des sentences, une méditation sur un ouvrage et un auteur, un événement qui secoue le silence. Je me suis pris d’affection pour cet homme. Impossible de l’abandonner à sa solitude. J’aurais eu l’impression de m’enfuir et d’être lâche. Un tour de force que réalise Gyrôir Eliasson. Malgré un dépouillement extrême, le peu d’action et d’intrigues, une existence minimale et quasi végétative, il est parvenu à m’accrocher. Malgré l’absence de signes visibles sur la page, on s’y cramponne comme un naufragé à bout de force, quand le monde tient à un débris de navire. 

Magnifique et troublant. Un livre qui donne du poids à la vie dans ses manifestations les plus simples et les plus exigeantes. Un texte où l’oreille et le regard sont sollicités constamment. Un véritable piège qui se referme peu à peu sur le lecteur.

 

ELIASSON GYROIR, La fenêtre au sud, Éditions La Peuplade, 168 pages, 21,95 $.

http://lapeuplade.com/livres/fenetre/