vendredi 6 octobre 2017

CAROLINE VU REVIENT SUR SA VIE


CAROLINE VU, dans Palawan, revient sur la période difficile de son enfance. Comme plusieurs de ses concitoyens, elle a fui le Vietnam après le départ des Américains en 1973. Un voyage risqué sur des bateaux en mauvais état. En plus, il y avait toujours la hantise des pirates qui abordaient ces embarcations, violaient les femmes après avoir dépouillé tout le monde. La mort rôde. Kim est poussée sur un bateau par sa mère et navigue vers l’ailleurs. Elle veut se rendre en Californie où vit une tante, se retrouve à Palawan, dans un camp de réfugiés, doit se débrouiller avec la famille de tatie Hung, survivre dans des conditions terribles. La rencontre avec un médecin français va changer sa vie.  

Le père est parti avec les Américains. La petite Kim est certaine de l’avoir vu s’accrocher au dernier hélicoptère à s’envoler. Sa mère travaille sans arrêt à son restaurant pour nourrir tout le monde. Une cuisinière hors pair qui n’a pas de temps pour la tendresse. La vie est rude avec l’arrivée des communistes. Un peu tout le monde rêve de partir en Amérique. Des gens peu scrupuleux entassent les réfugiés sur des rafiots. Ils vivent souvent les pires sévices ou encore disparaissent sans laisser de traces.
Kim se retrouve sur une de ces embarcations qui pourraient couler à la prochaine vague. Sa mère l’a confiée aux soins d’une voisine qui migre avec sa famille. Elle se retrouve dans un camp de réfugiés et doit trouver à manger, des brindilles pour le feu, aller chercher de l’eau. La vie est difficile, mais il y a l’espoir de partir dans le paradis des Américains. Tous rêvent de se rendre là-bas et de faire venir leurs proches pour tout recommencer, toucher enfin au bonheur.
Kim devient traductrice auprès des autorités médicales puisqu’elle parle français. Une solide amitié se noue entre le docteur Jacques et la petite fille qui fait tout pour venir en aide aux siens.

MENSONGE

Et arrive la chance de partir. Kim ment, se fait passer pour une autre et migre aux États-Unis. Elle répète le geste de son père, ce qu’elle a cru voir à la télévision. Il a repoussé une vieille femme, a pris sa place dans l’hélicoptère.
Kim débarque à Derby au Connecticut, dans une famille qui la dorlote et fait tout pour la rendre heureuse. Une mutation, un changement de corps presque.

Une femme joyeuse et volubile se détacha du groupe. Elle gesticulait, toute excitée, en venant à ma rencontre. Elle portait des lunettes fumées orange, des boucles d’oreilles roses, ballantes, et un chapeau rouge. Une écharpe violette s’ajoutait à son manteau bleu vif. Cette femme haute en couleur se présenta elle-même ; Mary Thompson. Elle serait ma mère d’accueil en Amérique. Sa gentillesse apaisa quelque peu mes inquiétudes. Mais sa tenue vestimentaire excentrique me fit un peu peur. Et si c’était une sorcière ? (p.136)

Son adaptation à la vie américaine se fait bien, même si elle sait qu’elle a pris la place d’une autre qui est peut-être morte de faim. Cette question la hante malgré des études, la vie facile et l’attention de sa nouvelle famille. Qui est-elle ? Une Américaine ou une Vietnamienne ? Une tricheuse. Cette question obsède bien des immigrants. Les enfants de ces réfugiés ne se souviennent de rien et ne veulent souvent rien savoir de leur pays d’origine. Ils font tout pour passer inaperçus.
Kim Thuy a bien fait ressentir ce malaise dans son roman Vi où elle retourne au Vietnam, ressentant un étrange malaise dans le pays de ses origines. Elle sait qu’elle est une étrangère et tout le monde lui fait ressentir qu’elle n’est plus des leurs malgré les apparences. Un choc, un refus de ce qu’elle croyait être profondément.

QUÊTE

Kim cherche à savoir ce qui est arrivé à ceux et celles qui attendent encore, gardent espoir, tente de mettre des images sur sa traversée dont elle ne se souvient pas. Une véritable hantise. Après avoir fait médecine à Montréal, elle tente de retrouver cette tante mythique en Californie, se rend compte du subterfuge de sa mère. La tante américaine n’existe pas. Elle retourne à Palawan comme médecin pour démêler des fils.

Oui, je renonçais à Claude pour un projet dans le Sud-Est asiatique. J’échangeais l’amour d’un homme contre la poursuite de ma destinée. Ou peut-être pour suivre les traces d’un autre homme ? Comme une criminelle qui revient sur la scène de son crime, cela me démangeait de retourner sur les lieux qui m’avaient transformée en menteuse. Derrière mon masque de médecin se cachait une jeune immigrante illégale qui aurait pu être déportée. Je devais l’assumer. (p.265)

Et la voilà dans le rôle du docteur Jacques qu’elle n’oublie pas. Elle écoute les histoires des réfugiés qui ne demandent qu’à raconter leurs pérégrinations. Certains disent la vérité, d’autres inventent une histoire pour se rendre intéressants, pour réussir peut-être à partir. Elle retrouve un garçon, son premier amour qui est devenu proxénète. Un choc. Dans la misère, il y a toujours quelqu’un pour exploiter les plus misérables. Elle se rend au Vietnam pour boucler la boucle, retrouve sa mère dans sa ville d’origine. L’infatigable, la travaillante souffre de la maladie d’Alzheimer et ne reconnaît pas sa fille.

Dans la chambre qu’elle partageait avec cinq autres patients, ma mère me regarda, déroutée. Ses cheveux en broussaille, sa bouche qui bavait et l’odeur de sa couche qui n’avait pas été changée me prirent complètement au dépourvu. Ce n’était pas de la dépression. C’était de la démence précoce. (p.327)

Une rencontre pénible. Kim ne retrouve pas la mère volontaire, celle qui décidait de tout dans cette vieille femme qui la regarde étrangement. C’est le choc. Et peut-être aussi que pour survivre, pour oublier son malheur, il vaut mieux oublier.
Kim se rend compte de la futilité de sa démarche. Les histoires qu’elle écoute ne changeront jamais son passé. Elle a beau compatir avec cette petite fille forcée de se prostituer, rien ne peut la rassurer, rien ne peut changer dans sa vie, dans ce qu’elle a fait et est devenue. Le passé est tout autant une fiction que la réalité et l’avenir.  Elle apprend que son père n'a jamais quitté le Vietnam. Son imagination a tout fait. Peut-être qu’il vaut mieux ne pas se souvenir, tout effacer comme sa mère afin de mieux respirer. Il y a des vies si lourdes, si terribles, qu’il vaut mieux fermer les yeux et s’éloigner tout doucement.

SOUVENIR

Kim finira par se rappeler du voyage qui l’a fait passer du Vietnam à Palawan. Elle a connu l’horreur. Le capitaine a violé tatie Hung à répétition devant tout le monde pendant cette traversée. Des gestes d’une barbarie incroyable. Devant tous les réfugiés pour les humilier. Son mari faisait semblant de dormir pendant ces agressions sauvages. Des souvenirs douloureux. Comment tatie Hung a-t-elle pu survivre à cette horreur ?

Pendant toutes ces années, j’ai ressassé ma perte de mémoire. Je me rends compte aujourd’hui que cela n’a plus d’importance. Me rappeler mon trajet en bateau n’aurait rien ajouté à ma vie. Vous, vous avez oublié une vie entière ; que sont mes deux semaines d’oubli en comparaison de vos cinquante années d’amnésie ? (p.337)

Cette question d’identité m’a touché particulièrement. Qui on est quand on vit au Canada tout en croyant appartenir au peuple du Québec ? Bien sûr, nous n’avons pas connu l’horreur de ces Vietnamiens qui ont fui en risquant leur vie et en subissant toutes les humiliations. Kim comprend que l’on survit en acceptant sa vie, en la racontant pour le meilleur et le pire. L’écriture sert à ça peut-être, se donner une mémoire, une autre mémoire. Ce qui est important, ce n’est pas tant la vérité que ce fil qui permet d’avancer et de trouver sa place.

« Vivez l’instant présent. Ne regardez ni en arrière ni en avant. Ne regrettez pas le passé et ne craignez pas l’avenir. Ce sont les paroles du Bouddha. » (p.355)

La quête de Caroline Vu m’a beaucoup touché même si on hésite tellement à parler d’identité au Québec. Le passé est ce qui constitue un individu et tous nous devons avoir une histoire pour respirer dans le moment présent. Nous devenons celui que nous voulons être, celui que nous cherchons en se faisant médecin ou encore écrivain. C’est peut-être la meilleure façon de se réinventer que de s'attarder à une phrase, raconter son histoire pour se dissimuler et changer de peau.
Un roman qui en dit beaucoup sur ces gens qui doivent fuir pour ne pas mourir, qui s’installent dans un pays tellement différent de celui qu’ils ont quitté. Ils restent souvent coincés entre deux mondes, ne sachant trop qui ils sont. Ils changent leur histoire, oublient leur passé ou tentent de le secouer pour avancer sans trop claudiquer. La vie exige ça. La vie d’un humain demande une histoire, un récit. Celui qui ne sait pas d’où il vient ne sait pas où il va. Et c’est peut-être la plus étrange des fictions qu’une vie, particulièrement pour ceux et celles qui partent par une nuit particulièrement sombre, sur une embarcation où les pires atrocités peuvent arriver. Caroline Vu n’oublie pas, écrit pour respirer, être, se tenir bien droite. Elle y réussit parfaitement.


PALAWAN de CAROLINE VU est paru aux ÉDITIONS de LA PLEINE LUNE.

                                                                                                                                          

http://www.pleinelune.qc.ca/titre/459/palawan