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mercredi 14 juin 2023

VICTOR-LÉVY BEAULIEU ET JACK KÉROUAC

UN ÉCRIVAINen prenant de l’âge, s’éloigne la plupart du temps de la fiction pour se réfugier dans le récit ou des textes courts plus personnels. C’est un peu le cas de Victor-Lévy Beaulieu qui, après l’épiphanie que fut 666 Friedrich Nietzsche, après avoir tout laissé de lui dans ce «dithyrambe beublique», un livre «qui échappe à tout ce que nous avons l’habitude de lire. J’en suis sorti épuisé, comme à l’époque où je courrais le marathon. Après l’épreuve, j’en avais pour des jours à vivre la douleur dans tous les muscles de mon corps. Une expérience extrême», que je confiais, le 13 août 2015, à propos de ce monument de 1392 pages. Depuis, Victor-Lévy Beaulieu s’est tourné vers une approche plus personnelle, intime, je dirais, s’attardant à des sujets qu’il avait déjà visités auparavant. Je pense à Ma Chine à moi, à La vieille dame de Saint-Pétersbourg ou encore quand il s'est lancé sur les traces de Mark TwainL’écrivain des Trois-Pistoles a constamment courtisé le récit dans ses fictions et ses essais. Je mentionne Monsieur MelvilleJames Joyce, l’Irlande, le Québec, les mots et l’épopée Nietzsche. Si vous n’avez pas lu ces ouvrages uniques et fascinants, il faut vous y mettre tout de suite. De quoi passer plus que les mois de l’été et oublier les feux de forêt qui brûlent «ce pays qui n’est toujours pas un pays». Comment expliquer cet éloignement de la fiction? Peut-être qu’avec le temps, un écrivain éprouve le besoin de revenir sur certaines périodes de sa vie, ses aventures livresques, se rapprocher de soi et des personnages qui ont donné les fondements de son œuvre et orienté sa quête. Pour mieux se «déprendre de soi» certainement, pour le bonheur de ressasser des souvenirs, des moments de joie et baliser son parcours d’inventeur de phrases et de bâtisseur de cathédrale. Monsieur Archambault le fait magnifiquement depuis quelques années dans ses courtes publications.

 

Dans Poisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois, Victor-Lévy Beaulieu nous ramène à l’année 1973, au moment où il quitte le Québec après la crise d’Octobre, les attentats du FLQ et les lois iniques des mesures de guerre qui ont fait du territoire du Québec un pays envahi et occupé par l’armée canadienne. C’est ce qui explique peut-être une partie de cet ouvrage un peu curieux et fascinant. Je ne sais si Beaulieu a véritablement fait ce voyage en France, mais dans cette fiction il se retrouve à Paris pour la sortie de son essai-poulet portant sur Jack Kérouac. Un livre que j’ai beaucoup fréquenté et dont je parle souvent dans mon roman Les revenants et la suite qui devrait paraître à un moment ou à un autre.

 

«Je feuillette, je sens l’encre fraîche et je me rends compte pour la première fois qu’elle ne sent pas pareil à celle qu’on utilise au Québec — je dirais qu’il y a dedans quelque chose comme du Bourbon et pas rien que du Bourbon parce que je braille dans l’ainsi dire pareil à un grand veau qui a la tête coincée dans une pagée de clôture. Oudon ! Allons tous célébrer ça au restaurant! Mais seul M. Tacou dit : Tu vas être obligé de te contenter de moi : Roger a déjà un rendez-vous et Calista doit garder la forteresse.» (p.52)

 

Une publication qui ne fera guère de remous dans le pays de Victor Hugo. Le père de Race de monde apprendra vite qu’il doit oublier ce que sont les droits d’auteur. La gloire, l’émission Apostrophe vénérée au Québec, celle dirigée par Bernard Pivot, ce ne sera pas pour lui. Il est vrai que cette fête télévisuelle où les écrivains avaient rendez-vous n’a pris l’antenne que deux ans après son débarquement en France, soit en 1975. Pas de chance!

 

KÉROUAC

 

Un prétexte, que cette parution aux Éditions de l’Herne. Le voyage lui permet surtout un renouement avec Jack Kérouac qui avait senti le besoin de venir en France, en juin 1965, pour retrouver les lieux de ses origines et ses ancêtres. Cette aventure donnera Satori à Paris l’année suivante où Ti-Jean raconte le désastre mental et intellectuel que fut cette excursion en France. L’écrivain y a surtout pris conscience, dans une sorte d’illumination éthylique, que la langue française qu’il pensait posséder et parler couramment n’avait rien à voir avec celle des Français et des Bretons. Les gens qu’il a croisés ne saisissaient pas grand-chose à ses propos et lui ne comprenait guère ses interlocuteurs. De quoi alimenter des obsessions et sa paranoïa. Avec Kérouac, Beaulieu visite des lieux importants, tout autant pour la famille Beaulieu que pour celle des Bellanger. La mère de Beaulieu est une Bélanger ou Bellanger tout comme la mienne. 

Une façon de se remembrer des moments récents de notre histoire. Dieppe où s’est effectué le débarquement en 1942, où nombre de Québécois ont perdu la vie dans un affrontement d’une rare violence. Un massacre pour tout dire.

 

«Un millier de soldats canadiens et québécois ont été choisis par le Winston Churchill et le futur Lord Mountbatten pour être les fers de lance de ce raid. Quant aux soldats britanniques, ils sont sur la mer, groupés de gauche et de droite dans des vaisseaux qui, toute la durée du raid, resteront là, à “regarder ailleurs si j’y suis” — inutile d’ajouter que tous ces soldats rentreront en Angleterre sains et saufs et seront honorés pour leur bravoure!» (p.166)

 

 

LES SOURCES

 

Contrairement à Kérouac, Beaulieu ne cherche pas à retrouver ses ancêtres en effectuant ce périple. Il n’a pas à dépister celui qui a décidé dans un lointain passé de s’exiler en cette terre d’Amérique qui faisait rêver, mais dont on ne connaissait pas grand-chose. 

 

«Kérouac vient de l’une de ces familles-là. En s’adressant à tout le monde dans ce train qui va le mener à Brest, il voudrait faire assavoir à tous et à chacun qu’en leur parlant canuck, il n’est rien de moins qu’un résistant exemplaire et qu’à cause de ça on lui doit le respect et l’admiration — et cela malgré le fait que les deux pieds dans la même auge il n’arrête pas de boire et de boire et de boire tout le temps.» (p.105)

 

Pour tout connaître des origines de Jack Kérouac, je vous conseille de lire Jack Kerouac, de l’Amérique à la Bretagne, de Patricia Dagier et Hervé Quéméner qui dans une enquête rigoureuse nous permettent de savoir qui étaient les aïeux du célèbre écrivain et de suivre les traces de Monsieur Urbain qui allait donner naissance à la lignée américaine des Kervoac ou des Kérouac. Il n’y a pas d’aristocrates dans la lignée de Jack, mais seulement des petits bourgeois et des clercs. Urbain-François, son ancêtre direct, a été expédié (pour ne pas dire déporté) en Nouvelle-France parce que mêlé à un scandale de faux. Sa famille, notaires de père en fils, ne pouvait tolérer de tels écarts et se devait de protéger sa réputation. «Contraint à l’exil, forcé à prendre le large, obligé de se faire oublier quelque temps à Huelgoat, “Monsieur Urbain” a ainsi embarqué et traversé l’océan Atlantique.» (Jack Kerouac, de l’Amérique à la Bretagne, page 61) Une fois sur les rives du Saint-Laurent, le jeune homme multipliera les frasques.

 

PÉRIPLE

 

Victor-Lévy Beaulieu respire dans des lieux connus des Québécois, jongle, comme si ce voyage était l’occasion d’évoquer ses amours avec la belle actrice rousse, les «patentes à gosses» du frère aîné qui se précipite partout pour s’inventer une vie. 

L’étape la plus intense et émouvante de ce périple sera la visite de la cathédrale de Rouen. Un moment de recueillement devant la grâce et la grandeur de cet édifice qui tente de lier le matériel et le spirituel. Il ne passera pas inaperçu parce que Beaulieu a eu la mauvaise idée de s’accoutrer en coureur des bois et il attire ainsi toute l’attention sur sa modeste personne, surtout celle des enfants.

 

«Mais dans les parages de Dieppe, les bottes de cowboy, le makinaw à larges franges et à dents d’ours et le large stetson avec plumes d’aigle royal n’appartiennent pas au droit coutumier. Aussi, si je ne veux pas voir tout ce petit monde-là me coller aux fesses jusqu’aux falaises de Dieppe, il vaut mieux que je trouve à m’en débarrasser.» (p.162)

 

Je pense à Junior de l’Héritage qui se promène avec son stetson enfoncé sur la tête et dans son large manteau tout droit sorti des films de Sergio Leone en proférant «estie tostée des deux bords.»

 

SOUVENIRS

 

Quel plaisir de suivre Victor-Lévy Beaulieu, de déambuler dans des endroits de la Bretagne que j’ai visités, mais sans trop m’y attarder. Nous plongeons surtout dans les souvenirs de Beaulieu (je l’ai déjà mentionné), ses amours, ses démêlés avec sa fratrie, des anecdotes sur certains écrivains, ses idoles. Il évoque Léon Tolstoï qui a cédé ses droits d’auteurs pour permettre à des familles de doukhobors de migrer dans l’Ouest canadien pour éviter les représailles et les persécutions. Ils resteront des marginaux dans leur nouveau pays. Ces anarchistes ne reconnaissaient aucun gouvernement et aucune autorité. 


Comme si Beaulieu, en faisant ce pèlerinage, avec Satori à Paris à ses côtés, retrouvait Ti-Jean, s’imprégnait de sa quête et de ses fantasmes après avoir publié son essai-poulet où il a établi la filiation de Kérouac avec les écrivains du Québec. Une manière de l’accompagner, de faire en sorte peut-être de le réconcilier avec ses origines.

 

«Sur le petit calepin de papier blanc, je suis la main gauche de Kérouac et les vannes des ciels virides se déversant sur moi, j’écris à sa place ce qu’il aurait tant aimé accomplir : “J’avais prévu qu’au bout de cinq jours passés à Paris, je descendrais à cette auberge en bordure d’eau, dans le Finistère, et je sortirais à minuit, enveloppé de mon imperméable, coiffé de mon chapeau, muni de mon carnet et d’un crayon et d’un grand sac en plastique pour écrire à l’intérieur — en somme, en mettant la main, le carnet et le crayon dans le sac — écrire au sec pendant que la pluie tomberait sur le reste de mon corps.” (p.234)

 

Une sorte de purification et de baptême qui permettrait à Jack de plonger dans une éclaircie de sa mémoire et de se réconcilier avec la “veine noire francophone et québécoise” de sa destinée.

Voilà, tout est dit. L’aventure d’écriture de Beaulieu, tout comme celle de Kérouac n’est pas dans les rues et les villes du pays des origines, mais bien là-bas, ici, en Amérique où tout est possible, même de s’inventer des ancêtres de noblesse. Jack l’apprendra brutalement. On ne peut confronter le rêve, l’imaginaire avec le réel, sans écorcher l’être profond et son équilibre mental. 

Mon premier éditeur (Beaulieu a publié L’octobre des Indiens en 1971) raconte pour s’alléger et se donner du lest peut-être alors que sa santé se fait vacillante et qu’il n’arrive plus à faire l’ouvrage qu’il a toujours fait dans son domaine des Trois-Pistoles, au milieu de ses bêtes, face à cet immense fleuve et aux montagnes de Charlevoix, tout près de l’embouchure du Saguenay. Me voilà tout chamboulé après ce voyage dans le temps et l’espace, comme si la quête du pays et de son identité ne pouvait aller que main dans la main. 

 

BEAULIEU VICTOR-LÉVYPoisson d’octobre en maraude chez les francs Gaulois, Éditions Trois-Pistoles, Trois Pistoles, 242 pages.

 

mardi 28 décembre 2021

LA FOLLE AVENTURE DE VICTOR-LÉVY BEAULIEU

VICTOR-LÉVY BEAULIEU lançait en 2014, une campagne de financement afin d’amasser des fonds pour publier son 666 — Friedrich Nietzsche : Dythyrambe beublique et éponger ainsi certaines dettes de sa maison d’édition. Un ouvrage impressionnant de 1392 pages qui est considéré, à juste titre, comme son testament littéraire. Une aventure que l’auteur a menée rondement par le biais de Facebook, y donnant un texte personnel quasi tous les jours pour nous informer de la progression de ses démarches et des sommes qui s’additionnaient. Une forme de feuilleton qui a duré des semaines. Le défi : comment retenir l’attention des «amis» sur les réseaux sociaux, ces volages et ces gens distraits qui carburent au «j’aime» semble-t-il? L’écrivain aura la bonne idée de multiplier les groupes et de rejoindre plus de 12000 individus pendant cette période. L’auteur de Bouscotte y allait d’anecdotes, s’attardait à des souvenirs d’enfance, des rencontres, des lectures ou encore des événements qui nous expliquaient sa démarche dans la venue de ses romans et de ses belles aventures à la télévision. 

 

Victor-Lévy Beaulieu renouait ainsi consciemment avec une tradition du feuilleton qui a connu une énorme popularité en France à partir des années 1830 avec Alexandre Dumas, George Sand et même Honoré de Balzac. Le plus grand succès est attribué à Eugène Sue avec Les mystères de Paris, un triomphe prodigieux qui a fait rager Balzac et suscité l’envie de plusieurs autres plumitifs. Rappelons que Maria Chapdelaine de Louis Hémon a d’abord paru en feuilleton en 1913 dans le journal Le temps avant de devenir un vrai livre. Dostoïevsky a rédigé des feuilletons et Léon Tolstoï a publié, entre 1865 et 1869, dans Le Messager russe, son incroyable Guerre et paix. Ce qui explique peut-être l’ampleur de cet ouvrage de 1572 pages. 

Un peu méprisé par l’élite littéraire et boudé par le clergé du Québec qui s’inquiétait de la mauvaise influence que pouvaient avoir les auteurs français sur les bonnes mœurs des gens d’ici et de partout en Amérique française. Alors, des journaux étaient publiés en français dans plusieurs villes des États-Unis, même en Louisiane et qu’ils diffusaient ces feuilletons, dont le fameux roman d’Eugène Sue. Cela donnera une version québécoise avec Les mystères de Montréal d’Hector Bertholet.


AVENTURE

 

J’ai suivi quotidiennement cette aventure en lisant les écrits de Victor-Lévy Beaulieu où il s’amusait à se déguiser en patriarche qui évoquait Léon Tolstoï, l’un de ses mentors, pour partir dans les villages et cogner aux portes, demandant une participation à la grande entreprise qui permettrait de sauver les Éditions Trois-Pistoles. Tout ça, dans la plus pure des traditions du siècle dernier, où des individus un peu étranges sillonnaient les paroisses et les rangs en s’arrêtant partout. Bien sûr, l’intention de Beaulieu était tout autre.

 

Ça devint un jeu auquel je pris vite le goût. Les gens se mirent à croire que tous les matins, je sortais de ma maison pour faire campagne dans le Bas-du-Fleuve toute la journée et par n’importe quel temps. On me trouvait bien courageux! Mon complice, associé et ami Nicolas Falcimaigne, prit de moi des photos sur lesquelles on me voyait marcher dans la neige tandis qu’un vent à se frimasser les poumons courait de la mer Océane à l’arrière-pays dont on ne voyait plus que les toits des maisons tellement il avait neigé dans les rangs doubles! (p.9)

 

J’ai participé à cette campagne. D’abord en y trouvant un grand plaisir à des histoires que je connaissais souvent pour les avoir lues ou entendues de la bouche même de l’écrivain. Et comme des milliers de fidèles de l’écrivain de Trois-Pistoles, j’ai envoyé mon chèque pour soutenir une maison qui avait accepté quelques-uns de mes ouvrages. Je signale Le réflexe d’Adam et Souffleur de mots, deux livres dont je suis très fier. Je devais bien cela à cet ami qui a publié mon premier titre en 1971, aux Éditions du Jour. 

Ce fut un beau succès et 666 — Friedrich Nietzsche : Dithyrambe beublique a pu devenir un livre. Un gros, du rarement vu au Québec, que j’ai parcouru lentement pendant tout un mois en le dégustant comme un mets unique, vivant une aventure qui n’arrive pas souvent, même au plus téméraire des lecteurs. Beaulieu y fait le tour de son monde, rend visite à ses personnages et livre le pourquoi et le comment de son écriture et de sa démarche, offrant une «bible» qui vous laisse étourdi dans «ce pays qui n’est toujours pas un pays».

 

RETOUR

 

Et voilà qu’en 2021, lors de la publication de Ma Chine à moi, après un long silence de cinq ans, ce qui n’est pas dans les habitudes de Victor-Lévy Beaulieu, il conçoit encore une fois un événement sur Facebook. Pas pour faire campagne comme en 2014, mais pour créer des tourbillons autour de sa dernière parution. Nous en sommes rendus là. Les écrivains doivent se débattre maintenant tel un poisson qui gigote au fond d’une chaloupe. Il faut faire des remous avec nos livres, secouer le bâton du pèlerin pour pousser notre plus récent texte dans la visibilité du monde, dans les vitrines de Facebook pour avoir droit à un peu d’attention. Je ne parlerai pas du rôle que ne jouent plus nos médias nationaux, particulièrement à l’écrit si mal en point, et qui semble sous la tutelle de quelques maisons d’édition et d’une poignée d’auteurs. 

Du 15 février au 9 août 2021, Victor-Lévy Beaulieu nous a entraînés encore une fois dans son milieu, en usant d’une langue bien à lui, souvent étrange et qui se débat comme un lièvre qui tente de se déprendre d’un collet. En tout, 51 textes qui vont un peu dans toutes les directions. J’en ai lu plusieurs lors de leur publication sans avoir la régularité de l’aventure de 2014, étant moi-même aux prises avec mon roman Les revenants, cherchant à percer le mur du silence qui entoure maintenant les ouvrages des écrivains qui ne sont plus de la relève. Tous ceux et celles qui sont relégués dans une sorte de CHSLD où l’on pousse les vieux et les vieilles peu présentables et malcommodes. Victor Hugo, avec Les misérables, passerait inaperçu de nos jours, au Québec, parce que déjà trop âgé à la parution de sa fabuleuse épopée. Il avait 60 ans, imaginez!

Oui, on oublie rapidement les écrivains qui persistent dans le temps et les médias aiment les nouveaux visages, les récentes proses qui ne sont pas si novatrices que ça quand on prend la peine de les lire. Même Victor-Lévy Beaulieu doit s’agiter comme un diable dans l’eau bénite pour faire savoir aux gens qu’il publie encore et toujours. 

Je peux l’avouer maintenant, l’idée de faire des remous autour des mon roman Les revenants m’est venue après avoir suivi Victor-Lévy Beaulieu. Je devais mettre mes pas dans ses traces et planter mon bâton dans le sable tout en restant fidèle à ma manière. Je ne me suis pas lancé, peut-être que j’aurais dû, dans des souvenirs d’enfance, des moments étranges que j’ai vécus, m’attarder à des rencontres avec des écrivains qui ont tellement enrichi ma vie. Ceux qui m’ont inspiré et ceux qui m’ont déçu. Il y en a quelques-uns. J’ai secoué mes personnages, tentant de les définir pour offrir aux lecteurs une sorte de faire-part qui les invitait à plonger dans mon univers de La Doré. Ce fut suffisant pour garder mon livre dans l’actualité pendant quelques mois. 

 

CONTEUR

 

Si vous ne le savez pas, Victor-Lévy Beaulieu est un sacré conteur et il est capable de vous entourlouper avec une anecdote ou encore un événement qu’il puise au fond de sa prodigieuse mémoire qui s’avère un puits sans fond. Il plonge dans son enfance, à gauche ou à droite, raconte le grand dérangement qui a marqué sa vie et qui l’a fait migrer à Montréal alors qu’il était à peine sorti de l’adolescence et que le virus de l’écriture l’avait déjà contaminé. Et il n’y a pas de vaccin contre ça. Les affres que vivaient tous ceux et celles qui quittaient la campagne, le village, un rang souvent avec des champs à perte de vue pour se poser entre deux édifices, au bord d’un trottoir plein de papier et de déchets. C’était changer de planète alors, que de partir comme ça pour s’installer dans un taudis de Montréal pour prolonger des études. Le ciel, les montagnes et la forêt qui avaient toujours fait partie de ma vie avaient disparu, je ne savais où, quand je me suis retrouvé à Montréal, rue Rivard. Heureusement, il restait les flancs du Mont-Royal qui devenaient une fourmilière par beau temps. Ce fut un choc culturel et sociologique que cette migration, que de devoir quasi apprendre une autre langue. Parce que dans les couloirs de l’université, on ne parlait pas comme dans les écores de la rivière aux Dorés ou dans les ronds de bleuets de notre territoire d’été, tout près de l’Ashuapmushuan. 

La vieille dame de Saint-Pétersbourg nous plonge dans l’enfance et l’entourage de Beaulieu. Sa famille, le pays perdu, la présence du père et de la mère, la maladie et le retour aux sources dans son Trois-Pistoles, l’oncle Phil et l’univers particulier des téléromans qui ont fait la joie de tant de spectateurs au Québec. 

 

«C’est sûr : ça me faisait faire des cauchemars la nuit et je me réveillais et je priais jusqu’au matin pour que tu ne viennes pas au monde comme si t’étais un massacre, trois nez, une oreille, pas de bouche ou pas de pieds, pas de cuisses ou de bras. Après ta naissance, je vas te dire que j’avais point hâte que la Pelle à feu te porte à mes bras. Ouf! T’étais un bebé dans toute sa complétude, avec grosses pattes et grosses mains… et tu chialais fort en pas-pour-rire!» (p.21)

 

Tout ça parce que Beaulieu est né en 1945 et que c’était, avec la fin de la guerre, la découverte de l’horreur des camps nazis. Bien des croyances sévissaient alors. Les femmes enceintes ne devaient jamais être en contact avec des événements traumatisants et encore moins se retrouver en présence d’un être difforme ou handicapé.

 

FAMILLE

 

Quand je lis Victor-Lévy Beaulieu, j’ai souvent l’impression de retrouver ma famille, d’entendre les monologues sans fin de ma mère et les revendications de mes deux grand-mères colériques et farouches. Ou encore les histoires de mes oncles qui étaient les hommes les plus drôles et les plus charmants lorsqu’ils débarquaient dans la cuisine en répandant des rires autour d’eux. Pourtant, ils s’avéraient des brutes d’une violence inouïe chez eux. Immanquablement, Beaulieu fait ressurgir des moments de mon enfance. Je ne résiste pas, je vous en raconte quelques-uns. 

L’un de mes oncles demeurait à Saint-Thomas-Dydime, au nord du Lac-Saint-Jean. Il débarquait à la maison sans jamais prévenir au moment où nous étions dans les gros travaux de la ferme. Soit la récolte du foin ou encore le battage à l’automne. Le frère de ma mère s’installait dans la chambre fermée avec sa femme Antoinette. Ses trois filles étaient là, échappées, on aurait cru d’une photographie du dix-huitième siècle. Robes, sacoches, souliers, bas, étaient d’une autre époque, celle que j’admirais sur les anciens clichés que ma mère gardait précieusement. Elles ne décollaient pas des chaises berçantes et écoutaient tout ce qui se disait sans jamais ouvrir la bouche. Je me suis longtemps demandé si elles étaient muettes. Mon oncle se faisait conduire par un chauffeur de taxi. L’homme s’installait chez nous pour la semaine et l’un de nous devait lui céder son lit. C’était souvent moi. Ça faisait six personnes de plus autour de la table et ma mère baissait la tête en préparant des repas avec l’aide de ma tante Antoinette. Les filles ne bougeaient pas, engoncées dans leurs robes qu’elles devaient sortir une fois par année, surveillant tout comme des tourterelles aux aguets. Ou encore ce voisin qui mettait des «n» partout en ouvrant la bouche. Pour dire «je m’en vais au village prendre un pepsi». il disait «m’en va m’en n’aller n’un village pour n’a prendre n’un pepsi». Il surveillait la serveuse, une jeune femme que monsieur Coulombe embauchait au restaurant Le Rossignolet. Immanquablement, il tombait amoureux de la fille et quand il avait le malheur de boire, il devenait enragé, frappait dans les murs et voulait battre tous les garçons qui approchaient la pauvre serveuse terrorisée. Il se nommait Joseph, mais tout le monde l’appelait Naseph. 

 

TERRITOIRES

 

Victor-Lévy Beaulieu nous promène ainsi dans son territoire familial et personnel, nous démontre encore une fois que son passé fabuleux est une source inépuisable d’histoires qui nous secouent et nous laissent souvent avec le motton dans la gorge. De la chatte Fugace qui s’avère particulièrement farouche à Chris Hadfield, l’astronaute, nous suivons Beaulieu avec un bonheur de tous les instants. On y retrouve l’amour des bêtes et des livres, des textes et des écrivains qu’il ne cesse de fréquenter. Une belle manière de nous plonger dans sa vie de maintenant et peut-être même dans son avenir. Le plaisir est toujours là, chaud et doux comme les oreilles de ma chatte noire qui ronronne tout son saoul, quand elle s’installe sur mes genoux pour une longue séance où le temps se dépose tout lentement dans les branches des pins. Faut dire que nous avons des racines communes du côté maternel, Beaulieu et moi. Nos mères sont des Bélanger et ça crée peut-être des liens avec une ascendance qui doit se recouper quelque part dans l’arbre de nos généalogies. 

 

Beaulieu Victor-LévyLa vieille dame de Saint-Pétersbourg, contes et racontars, Éditions Trois-Pistoles, 186 pages, 38,95 $.

 

https://caveau3pistoles.com/produits/la-vieille-dame-de-saint-petersbourg/?fbclid=IwAR3KoyRY1seyTeBMvNJAtnCyc9GpbVGWSVmQik10pV5yOMOu7NrXswacBGM

 


 

vendredi 16 juillet 2021

VICTOR-LÉVY BEAULIEU BRISE ENFIN LE SILENCE

VICTOR-LÉVY BEAULIEU ne nous a pas habitués à un si long silence, publiant à un rythme effréné depuis 1968, allant même jusqu’à annoncer ses ouvrages à venir, laissant entendre que tout était en chantier et en voie de réalisation. À douze pieds de Mark Twain, en 2016, une «cabotinerie» marquait sa dernière sortie publique. Depuis, une absence, une disparition, comme si l’écrivain des Trois-Pistoles avait été happé par un trou noir. Effacement total dans les médias sociaux et des Éditions Trois-Pistoles qui n’ont plus offert un nouveau titre. Cinq ans, c’est court, c’est long, peut-être une éternité. Je me disais que son Nietzsche avait ratissé trop profondément et vidé sa réserve de mots. Un ouvrage de 1390 pages aspire tout ce que vous pouvez avoir de vitalité et de volonté. D’autant plus que l’on a parlé d’un testament littéraire. Mais, ce n’est pas parce qu’on signe un papier devant un notaire et des témoins que l’on cesse d’avoir des projets. Beaulieu revient donc dans l’actualité avec Ma Chine à moi, un texte qu’il qualifie de «candiderie». L’écrivain nous a habitués à ces fantaisies qui viennent donner une teinte particulière à certains de ses ouvrages. Il est l’inventeur d’un «essai-poulet», d’un «cantique», d’une «épopée drolatique», d’un «roman plagiaire» et d’un «roman comédie», un «pèlerinage», un «vaudecampagne», un «essai hilare» en plus d’un «dithyrambe beublique». Il faut se débattre avec ces qualificatifs que l’on ne trouve pas dans le dictionnaire et en tirer une signification. Et c’est peut-être une pirouette comme l’auteur de Race de monde aime en faire pour nous lancer sur une fausse piste.

 

Ce silence, avec plusieurs de ses fidèles lecteurs, j’imagine, m’a inquiété. Les rumeurs ont circulé. Maladie, retour du bacille de la polio et bien d’autres choses. Donc, Ma Chine à moi arrive à point. Un soulagement, bien sûr. Mais, il y a cette «candiderie» qui me chicote. Le sens premier du mot nous parle d’une grande ingénuité allant jusqu’à la crédulité. Il y a aussi Monsieur de Voltaire que l’écrivain a fréquenté, ce Candide qui fait preuve d’un optimisme à tout prix malgré les catastrophes qui pleuvent sur lui. Même en secouant ces définitions, je ne suis pas rassuré. Beaulieu cherche peut-être à nous prévenir de la futilité de la vie et de nos entreprises quand arrive le moment de glisser dans un âge certain et que le corps devient un refuge pour la douleur et que la gravité nous écrase. 

Alors j’ai pris mon temps, flairant l’ouvrage, m’attardant à la quatrième de couverture, effleurant le jaune, la couleur que seul l’empereur chinois pouvait porter, l’image de cette jeune femme à l’ombrelle dans un «jardin des délices». Et j’y suis allé tout doucement, retenant ma respiration entre chacune des phrases, pour m’imbiber du texte, en saisir «toutes les grosseurs», pour savoir où en est l’écrivain que je lis depuis plus de cinquante ans.

 

RÉCIT

 

L’impression de m’aventurer dans un envers du monde qui ne colle plus à celui que nous retrouvons en ouvrant les yeux au moment où l’aurore va pieds nus dans la rosée. Comme si ce qui faisait la belle saison avait perdu sa saveur et sa quintessence.

 

L’eau de la mer Océane ne sent plus l’été. Les arbres derrière la Meson ne sentent plus l’été. La terre tout autour de la Meson ne sent plus l’été. On en est pourtant qu’au tout début du mois d’août alors que les citrouilles ne ressemblent encore qu’à de petits poings verdâtres sous le bleu du Ciel — et les tomates, sous les tringles de fer, sont pareilles à des œils d’orignal que les guêpes mexicaines auraient remplis de pustules pestilentielles. (p.13)

 

Les saisons ont été émasculées et Beaulieu ne retrouve plus le monde qui était le sien. Le voilà à peine capable de s’arracher à sa grande chaise, s’accrochant aux tables encombrées de livres et de papiers, réduit à l’état d’impotent. En recourant aux fragments de sa fabuleuse «mémoire photographique», il songe à la Chine, au pays qui a bercé l’imaginaire du petit garçon qui courait partout sur les hauteurs du rang Rallonge.

C’était alors la «sainte enfance». Je me souviens. Une opération commerciale où l’on achetait un jeune Chinois pour l’aider à survivre dans cet autre univers où l’on crevait faute de pain et de ragoût. Un lieu si lointain, où des Canadiens français, tous des saints et des saintes, allaient se sacrifier dans les misères de la privation pour avoir un ticket pour le paradis. On collectionnait nos Chinois dans une sorte de marché public à l’école de rang où nous faisions la course. Qui aurait le plus de ces enfants chinois? J’étais prêt à dévaliser le bocal où ma mère entassait ses vingt-cinq sous pour attirer les regards.

Il doit bien y avoir quelques centaines de Yvon en Chine qui commencent à se faire vieux. Des Yvon Wong que j’ai achetés comme des petites bêtes. Du moins, c’est ce que je croyais à l’École numéro Neuf. Il doit y avoir autant de Victor-Lévy Wang. Mais Beaulieu, le chanceux, pouvait compter sur une tante missionnaire dans ce pays de dragons et de rizières où les paysans déambulaient dans l’eau qui leur montait aux genoux en suivant des bœufs.

Je savais si peu de choses alors du monde, lisant tout ce qui me tombait sous la main. Et les écrits n’étaient pas nombreux à la maison. J’ai dû me faire ambassadeur pour convaincre notre voisin, monsieur Poirier, un homme que ma mère trouvait étrange. Il passait une heure avec le journal Le Soleil tous les matins avant sa besogne aux champs, de me prêter les tomes de son encyclopédie. Ces gros livres me permettaient d’échapper aux frontières de La Doré. 

 

SILENCE

 

Le bacille de la polio a frappé le jeune homme, Beaulieu nous l’a souvent raconté, et le voilà ce virus qui pointe le nez pour lui enlever sa main d’écriture et ses jambes. Il a dû se défaire de ses bêtes qu’il dodichait jour après jour, négligé le vaste terrain qui déboule doucement vers le fleuve. Il entretenait aussi à peu près toutes les variétés de plantes qui résistent à notre climat sur son domaine qu’il arpentait avec sa bande d’oies et de canards. 

Il s’arrache à son fauteuil après des efforts inimaginables, rampe pour voir ce qu’il advient de son coin de pays. L’étang est envahi par la vase et les grenouilles y copulent furieusement, l’étable est vide comme un grenier plein de courants d’air. Reste peut-être des familles de chats qui errent ici et là dans la jungle qui entoure le manoir French que l’écrivain a réchappé de la décrépitude. 

Lors de mes visites, je me sentais si bien dans cette maison vaste comme un bateau lesté de livres. C’était toujours au cœur de l’été, quand Beaulieu préparait ses confitures de fraises. Ça sentait bon le sucre dans la cuisine, les fruits rouges qui mijotent doucement. Il nous accueillait dans son grand domaine sur lequel flottait un drapeau de pirate, où se multipliaient les fleurs et les arbres, où les animaux allaient en suivant leur nez. J’aimais le soleil sur le fleuve qui prenait feu parfois et immanquablement, nous allions faire le tour de son pays, empruntant les rangs de son écriture, nous arrêtant ici et là pour parlementer avec les chevaux, leur offrir une pomme juteuse. Beaulieu avait l’art de parler aux bêtes. J’avais l’impression d’accompagner un seigneur qui rendait visite à ses sujets qui le saluaient avec déférence. C’était avant, dans un autre temps, un monde différent, quand le mois de juillet se drapait de toutes les odeurs. 

 

MALADIE

 

Le besogneux infatigable, le travailleur acharné, le collectionneur de meubles anciens, l’amateur de belles voitures, le lecteur vorace a perdu ses moyens. 

 

Quand je me redresse, ça craque de partout, non pas parce que le vent soufflé avec force par la mer Océane se rend jusqu’ici, mais parce que mes chevilles, mes genoux, mes coudes et mes poignets sont pareils à du verre de Limoges et se cassent comme tel, sans équipollence, comme autant de petits marteaux se frappant les uns les autres. Devenir aussi vieux, ô Douleur! Ô Misère! (p.16)

 

Le voilà lésionnaire collant au plancher, l’un de ces personnages qu’il a interpellés si souvent dans sa recherche du «pays qui n’est toujours pas un pays», le «pays incertain» de son mentor Jacques Ferron. 

Floué par son corps, l’invincible qui dormait à peine quelques heures, debout bien avant l’aube aux doigts de rose, œuvrant jusqu’à la nuit qui allume des étoiles sur le fleuve pour guider les marins. Celui qui savait découper le jour entre le travail d’écrivain, d’éditeur et de lecteur se perd dans les brumes du sommeil. Échoué dans cette vaste maison de la paroisse Notre-Dame-des-Neiges, recourant à sa «fabuleuse mémoire photographique», il secoue ces moments où sa tante «Lumina, Fille de la Défunte Florence» lui parlait de ces pays qui avaient pour nom Mandchourie et Val d’Or. Tout lui revient quand il bourre sa pipe et qu’il suit les vagues de la fumée qui l’emporte dans une rêverie apaisante, avec la présence de Samm qui est là de temps en temps.

 

Malgré mes mains tremblotantes, j’allume la longue pipe, tire dessus avec force, ce qui, pour tout avouer, est à peine suffisant pour que mes poumons défaillants pompent la fumée par brindilles d’éternité. Ah cet air frais, si semblable à celui du matin aux Trois-Pistoles — aurore aux pieds de rosée, cette bruine venue de la mer Océane par minuscules paquets si tant odoriférants, si tant ravigotants, si tant ensoleilleurs! Quelques pipées encore et je ne saurai plus ce que signifie le corps vieillissant et pas davantage la terre vieillissante et encore moins le cosmos vieillissant. Ce sera bientôt là : si tu écoutais autant que moi, tu le saurais aussi, toi qui as peur même de l’ombre de Sa Voie! (p.28)

 

C’est dans cet état de grabataire qu’il questionne l’Agir, cette époque où il pouvait tout se permettre entre les premières lueurs du jour et la bascule de la brunante, quand il pouvait écrire dans les petits soupirs de l’aube, lire, brasser des affaires pour la télévision, discuter avec les imprimeurs ou des auteurs, s’occuper des bêtes et trouver son bonheur avec les oiseaux qui nichent dans ses arbres. Les abeilles butineuses aussi allaient partout, explorant les fleurs. Les colibris aussi, ces oiseaux qui ont tant effarouché les premiers Français à se risquer en sol québécois.

 

SOUVENIRS

 

Peut-être qu’avec le temps, surtout quand le corps se dérobe, qu’il ne reste qu’à ressasser des souvenirs et à revenir sur la pointe des pieds dans cette enfance qui nous a permis de nous élancer dans le pays des adultes.

La Chine, l’une des plus anciennes civilisations de la planète, l’endroit le plus peuplé au monde, l’espace de la démesure qui a fasciné tant d’écrivains. Je pense à Gilles Jobidon, entre autres, qui suit les traces de Jacques Trévier, dans Le tranquille affligé, un missionnaire français qui deviendra plus Chinois que les Chinois et s’incrustera à la cour de l’empereur.

Comme à son habitude, Beaulieu a empilé les ouvrages et semble avoir tout lu sur ce pays qui garde ses mystères. Que d’époques méconnues! Celle de l’empereur jaune qui sera l’instigateur d’un mausolée qui dépasse les frontières du possible. Cela nous a donné, des milliers d’années plus tard, l’une des plus importantes découvertes archéologiques qui soient. À couper le souffle cette armée de combattants en terre cuite plus grande que nature. La muraille aussi et des palais considérés comme des merveilles du monde que les Français et les Anglais ont pillés dans une guerre pour le contrôle de l’opium.

Les humains n’en sont pas à une horreur près.


Victor-Lévy Beaulieu se voit contraint de s’installer dans le Non-Agir. Il se souvient des grands textes des sages chinois. Confucius, Tchouang-Tseu et de bien d’autres, tente d’apprendre à vivre dans l’instant, dans l’être qui se complaît en soi. Il médite les réflexions qui ont formé la planète chinoise depuis des milliers d’années.

Tout cela avec les retours de sa mère et de sa tante «Lumina, Fille de la Défunte Florence». Leurs propos reviennent comme un mantra qui s’incruste dans la mémoire.

 

AVENTURE

 

Ma Chine à moi demande encore une fois de s’abandonner à la langue vertigineuse de Victor-Lévy Beaulieu, son humour particulier où il se permet de culbuter les mots pour leur donner une couleur nouvelle. C’est revenir encore et toujours (un écrivain peut-il faire autrement) sur les lieux de l’enfance qui ont fait l’homme qu’il est «deviendu».

 

S’il m’est dorénavant presque impossible de marcher à moins que je ne me surpasse dans l’imitation du Manchot empereur, ce n’est pas si grave que ça : depuis que j’ai cessé de publier des manuscrits, je n’ai plus besoin de me faire aller les harlapattes, ne serait-ce qu’à Sainte-Rose-du-Dégelé; depuis que mes bêtes vivent sur les hauteurs du Bic, ce ne sont plus les miens animaux et leur rendre visite ne leur apporterait pas grand bien, tout comme à moi d’ailleurs. Je ne mange pas toujours ce que j’aimerais me délecter avec comme c’était le cas avant, mais le vieillardissement québécois est ainsi fait que plus personne ne s’intéresse à ce que vous êtes une fois qu’on vous croit à la veille de débouler de votre billot. (p.181)

 

De la démesure de la Chine à celle de l’écrivain, de la vaillance infatigable à ce présent où il sent son existence se déliter, il apprend le flottement des jours, sans l’euphorisant des réalisations et des projets.

Peu souvent, j’ai lu un texte aussi bouleversant sur la maladie et le vieillissement. L’auteur nous pousse dans nos dernières résistances où toutes nos folies, nos étourdissements et nos croyances se font futiles. Nous gardons une Chine en nous, une tendance à l’extravagant, au grandiose et au spectaculaire. Pourtant, tôt ou tard, arrive ce temps où le monde se replie dans un grand fauteuil, où l’horizon prend la largeur d’une fenêtre, où nous devons naviguer en nous laissant ballotter par le clapotis des heures, n’étant plus qu’un témoin de la course des hommes et des femmes qui défilent au loin, comme sur un écran.

L’image de mon père, tout recroquevillé dans son corps, ratatiné par la maladie de Parkinson, me revient. Il vivait ses jours devant la fenêtre, surveillant les gens du village qui s’agitaient de l’autre côté de la rue. Tous allaient au garage des Asselin pour faire réparer des moteurs et des mécaniques qui servaient à traverser les semaines. Il était dans l’impuissance du Non-Agir et ne s’est jamais résigné à être un simple regard sur le monde.

Victor-Lévy Beaulieu, heureusement, replace les balises de l’écriture pour redevenir le prosateur que j’aime. Il m’a terriblement secoué cependant. Bientôt, plutôt tard que tôt, je l’espère, je devrai m’installer dans le Non-Agir, quand mon corps qui a couru tant de kilomètres et de marathons ne pourra plus supporter son poids et que mes jambes ne sauront plus retrouver la foulée apaisante et euphorique.

Ma Chine à moi est un récit bouleversant et peut-être une forme de résurrection pour le romancier des Trois-Pistoles. Ça effleure l’âme et c’est toute ma vie que j’ai senti me filer entre les doigts avec ce Beaulieu affaibli. Nous avons pourtant le même âge et c’est lui qui m’a inspiré depuis mon entrée en littérature en 1970, ne me laissant jamais indifférent.

Heureusement, il a pu lire l’hommage que je lui rends dans Les revenants, mon dernier roman, lui qui a été mon premier éditeur, celui par qui la grande aventure de l’écriture a commencé. Ce retour risque d’avoir des suites, puisque selon son habitude, Beaulieu annonce la parution de deux ou trois nouveaux ouvrages. Je l’attends avec impatience.

 

BEAULIEU VICTOR-LÉVYMa Chine à moiÉditions Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2021, 45,00 $.

 

https://caveau3pistoles.com/produits/ma-chine-a-moi/