lundi 28 mai 2012

Montréal possède aussi son Far Ouest

Je me suis demandé où Marie Hélène Poitras voulait en venir en lisant les premières pages de «Griffintown». Comme si l’écrivaine survolait son sujet à la manière d’un oiseau de proie qui multiplie les cercles avant de fondre sur sa cible.


Et puis je me suis senti happé par le monde des chevaux et des calèches. Un milieu où des traditions d’une autre époque survivent, au cœur d’une ville qui arrive mal à contenir les charges des automobiles et les manifestations étudiantes. Deux façons d’être qui se côtoient à tous les jours pour le meilleur et le pire. Autant de pièges que les cochers et les bêtes doivent éviter.


Renaissance

La saison s’amorce. Les cochers surgissent comme des marmottes qui sortent de leur trou. Tous sont des éclopés, des marginaux, avec un passé qu’ils cherchent à oublier. Ils vivent au jour le jour, se perdent souvent dans l’alcool et les drogues, disparaissent un certain temps et reviennent plus amochés que jamais. D’autres manquent à l’appel sans que l’on sache ce qu’ils sont devenus.
«Comme les cochers, les chevaux qui échouent à Griffintown traînent plusieurs vies derrière eux. On les prend tels qu’ils sont. C’est pour eux aussi, bien souvent, le cabaret de la dernière chance.» (p.17)
Les plus anciens se souviennent de Mignonne, une jument qui a marqué l’imaginaire de tous...
Il faut compter aussi sur les commissionnaires qui servent le café, apportent des sandwichs et surveillent les attelages quand c’est nécessaire. Même chose pour les chevaux. Certains sont là depuis des années et entreprennent une dernière saison.

Passion

Marie vit une véritable passion pour les chevaux depuis son enfance. Elle suit son cours de cochère et aspire à diriger son attelage dans les rues du Vieux-Montréal. Elle fait face à un monde macho où l’on ne fait de quartier à personne. Elle doit apprivoiser de véritables phénomènes. Billy, le bras droit du patron, l’Indien, Alice, la Grande Folle, le Rôdeur, La mouche, Joe, Evan et Lloyd.
John prend Marie sous son aile et lui enseigne les rudiments du métier. Il y a bien des choses à savoir et surtout il y a le cheval qu’il faut sentir, comprendre et prévoir.
«John, qui au départ ne voulait pas entraîner de nouveau cocher, se surprend à chercher à protéger Marie, à craindre pour elle. Elle est jolie, ça crève les yeux. Désirable même, mais trop jeune, trop belle, trop bien pour lui. Il est un cow-boy, un homme qui déloge les copeaux de bois d’entre ses orteils chaque soir après avoir retiré ses chaussures.» (p.84)
Une foule de détails qu’il faut maîtriser avant de s’aventurer dans des rues encombrées où le cheval peut s’affoler à tout moment.

Affrontements

Les terrains des écuries sont convoités par des spéculateurs et des mafiosos. Paul, le propriétaire est abattu sauvagement dans un stationnement. On retrouve son corps dans le ruisseau nauséabond qui longe les étables. Pas question de faire appel à la police. Dans le Far Ouest, on règle ses problèmes soi-même. La fin sera apocalyptique. Comme si la modernité voulait biffer ce relent du passé de toutes les mémoires.
Un roman fascinant.
Marie Hélène Poitras a le sens du détail et démontre un savoir étonnant des chevaux, des soins qu’il faut leur prodiguer et des attelages. Une connaissance d’un monde qui n’existe plus que dans le folklore et certains festivals peut-être.
Elle écrit une page d’histoire, décrit avec précision un monde marginal où hommes et bêtes apprennent à s’apprivoiser.
On pourrait tirer des images magnifiques de «Griffintown», un film qui tiendrait autant de l’ethnologie que du monde contemporain. Une confrontation de la modernité et d’un monde plus ancien aussi.
Un véritable western où les bons et les mauvais s’affrontent comme au temps de Jessy James et d’Hopalong Cassidy.
Un ouvrage fascinant. Des originaux aux grands cœurs qui croient à une certaine forme de solidarité malgré tout et partagent un amour inconditionnel pour les chevaux. Les bêtes deviennent aussi des personnages avec leurs manies, leurs travers et leurs caractères bien sentis. Ils subissent aussi les affres du temps et peuvent s’épuiser. Un formidable voyage dans un monde peu connu.

«Griffintown» de Marie Hélène Poitras est paru aux Éditions Alto.