vendredi 18 décembre 2020

LA TRAGÉDIE DU NITASSINAN

NITASSINAN DE JULIEN GRAVELLE nous pousse hors des sentiers habituels. Appuyé sur une solide vision du passé, l’écrivain nous fait traverser plus de quatre cents ans d’histoire (de 1563 à 2012) et raconte le passage de la vie nomade à la sédentarisation. L’ouvrage nous plonge dans le quotidien des Ilnuat avant l’arrivée des Européens, permet de vivre la traite des fourrures qui a transformé le regard sur le pays, l’exploitation forestière qui marquait le début de la fin du nomadisme. La construction des barrages, sur la Péribonka, signait la disparition de traditions millénaires où des familles parcouraient le territoire pour le connaître, l’aimer, l’apprivoiser et se laisser porter par lui. Ce livre paru en 2012 se donne une seconde vie en format de poche chez Wildproject. Une belle aventure que de plonger dans ces pages, pour découvrir un monde que nous pensons bien connaître.


Voilà un roman (je devrais dire des histoires) qui raconte les terribles conséquences de l’apparition des Blancs dans le Nitassinan, c’est-à-dire le pays ancestral des Innus. On parle ici du bassin versant du Piékouagami, ce lac qui allait devenir le lac Saint-Jean quand les premiers Européens sont arrivés en débaptisant le pays (les explorateurs agissaient comme si ces terres étaient désertes), un territoire traversé par des rivières imposantes, couvert de pinières uniques, du moins à l’origine. Des lieux habités par l’original, l’ours, le renard et le lièvre, le caribou et même le loup.

Bien sûr, j’ai lu au cours de mes aventures livresques, des récits qui donnent une idée des premiers contacts avec les Européens, les voyages des missionnaires et des commerçants dans le Royaume. 

L’admirable travail de Marie-Christine Lévesque et Serge Bouchard rend un hommage bien senti aux Innus dans Le peuple rieur qui retrace les activités et les rituels de ces nomades discrets. Avec Julien Gravelle, nous avons droit à une immersion. L’écrivain nous pousse dans la vie des clans qui se déplacent en empruntant les grandes rivières, nous attache aux pas de certains chasseurs qui marquent l’histoire de ce pays qui est devenu le mien et le sien. 

Le véritable héros de ces sauts dans le temps reste le Nitassinan avec ses forêts immenses, ses cours d’eau tumultueux qui se donnent des allures de fleuves, les saisons trachées au couteau qui guident les occupations des familles et leurs migrations. Les Ilnuat naviguaient la Péribonka, la Mistassini et l’Ashuapmushuan et s’installaient dans des territoires familiers pendant l’hiver, vivaient parfois la famine, mais aussi des moments de réjouissance. Les chasseurs devaient composer avec les déplacements des caribous, souvent dans des conditions difficiles, trapper et débusquer l’orignal dans ses ravages.

Si le sujet vous fascine, il faut lire les Récits de Mathieu Mestokosho, chasseur innu de Mathieu Mestokosho et Serge Bouchard pour avoir une idée juste de la vie de ces «inmourables» comme dit Gérard Bouchard qui s’est largement inspiré de ces récits pour son roman Mistouk.

 

GRAND LAC PLAT

 

L’été ramenait les clans sur les rives du «Grand Lac Plat» où ils fraternisaient, profitaient du soleil, de la douceur des plages de sable qui les accueillaient pendant ces mois où ils refaisaient leur force. 

L’arrivée des Blancs et le commerce des fourrures, celle du castor en particulier, ont tout bouleversé. Cette activité a modifié très subtilement d’abord des façons de faire millénaire et est devenue rapidement une menace pour la survie des populations nomades. 

 

S’ils partaient maintenant, ils s’en iraient sur un chemin inconnu, celui d’un printemps qui pourrait s’en retourner très vite et piéger les voyageurs au milieu de l’hiver. S’ils restaient, au contraire, c’était le risque de se retrouver pris en forêt par l’hiver envolé. Le bois en hiver était le territoire des hommes; en été, celui de l’ours noir. Le clan devait laisser sa place s’il ne voulait pas devenir la proie des insectes noirs et des incendies. Il devait retourner au campement d’été au bord du Grand Lac Plat. C’est ce que lui disait le vent : le temps était venu. (p.15)

 

La trappe traditionnelle mute en une activité commerciale qui menace rapidement plusieurs espèces. Le castor se fait de plus en plus rare et les hommes doivent aller plus loin, partout pour le piéger. On peut parler d’un véritable désastre écologique. Et l’installation des missionnaires transforme les croyances. Des années d’observation et de réflexions perdent leur pertinence. La traite des fourrures se mélange tout de suite à celle des âmes. 

 

PRUDENCE

 

Les autochtones restent méfiants d’abord parce qu’ils sentent bien que ces hommes en noir ne pensent pas comme eux. Ils ont un regard étrange sur la nature et tout ce bouge dans la forêt boréale. Ils obéissent à un Dieu qui décide de tout et s’approprie tout. Leur mythologie s’oppose à la dictature de ce Dieu unique.

 

Les richesses que les Wendat amenaient avec eux et qu’ils troquaient contre des peaux ou de la nourriture étaient objets de toutes les convoitises. On trouvait lames et chaudrons, parfois même de cette glace qui ne fond pas au soleil, jusque sur le marché de Métabetchouan et même chez les Eeyous. Les Blancs étaient devenus les principaux sujets de discussion lors des trocs et, même en ces circonstances, alors que la tente abritait deux blessés et un moribond, il n’était question que d’eux. (p.72)

 

Une convoitise qui pousse vers une terrible dépossession que raconte Julien Gravelle dans cette épopée qui plonge dans le temps et l’espace, s’attarde aux comportements d’un envahisseur avide qui provoque l’agonie d’un peuple qui voit son présent s’évanouir, son avenir piétiné par les activités commerciales. Peu à peu, les nomades perdent ce qui faisait leur richesse et assurait leur survie. Ils tournent le dos à leur imaginaire et se laissent apprivoiser par le Dieu des Blancs qui n’apporte guère de remèdes à la misère, la faim et la tuberculose. D’autant plus que le castor a disparu avec d’autres espèces animales. Les récits des ancêtres et des chasseurs qui connaissaient si bien le territoire et les grandes rivières ne tiennent plus. 

 

Au-dessus de leurs têtes, un gros corbeau croassait. Il attendait son dû, la dîme payée à la forêt. Accroupi dans les bois sales, Léopold voyait le soleil au-dessus de la frondaison, mais ne pouvait le sentir sur sa peau. En ce lieu, il se dit qu’il était aveugle au regard de Dieu. C’est pour cela que les croyants défrichaient la terre, pour s’exposer à la vue du Père. Lui préférait l’ombre. (p.300)

 

Ils assistent aux pillages des pinières, à la destruction du monde et l’appropriation des terres par les colons et les bûcherons. La charrue ouvre le sol après avoir rasé des forêts entières, repousse les clans qui perdent leurs lieux de rassemblements sacrés. On finira par les sédentariser dans la réserve de Pointe Bleue en 1856, aujourd’hui Mashteuiatsh.

Véritable tragédie que raconte Julien Gravelle en s’attardant auprès de certains nomades, suivant des métis qui ne savent de quel côté se tourner parce qu’ils ne sont de nulle part. Mal accepté par les Blancs et toujours des étrangers dans les familles innues. 

 

AMÉRIQUE

 

Ce que vivent les hommes et les femmes du Nitassinan, tous les peuples indiens l’ont subi en Amérique, dans l’Ouest canadien et américain où la chasse frénétique du bison a rendu la vie de ces gens impossibles. L’histoire récente de l’Amérique est une tragédie, l’imposition d’une pensée mercantile, de la vérité du commerce par la force des armes qui ne tient jamais compte des populations premières. Le nomade doit céder la place aux colons et aux laboureurs. Une catastrophe environnementale aussi, peut-être la plus grave.

 

Les Blancs étaient arrivés et avec eux, un monde de Blancs. Avec des richesses de Blancs. Avec des problèmes de Blancs. Assise dans la tente carrée, Uapeleo se dit que, peut-être, le Tshé Manitu des Blancs parviendrait à protéger les Ilnuat, après tout. Elle n’aimait toujours pas les pères blancs, mais elle était prête à accepter un Manitu de plus et autorisa les premiers baptêmes. Uapeleo ne savait pas encore que les pères blancs n’étaient pas venus pour donner, mais pour prendre. Ils exigeaient moins l’adoption d’un nouveau Manitu que l’abandon de tous les précédents, de tous ceux qui jusqu’alors avaient ordonné la vie et la mort sur Nitassinan. (p.137)

 

Julien Gravelle démontre une empathie certaine envers les nomades et un sens du territoire tout à fait remarquable. Il m’a étonné et surpris encore une fois. Debout sur la carlingue m’avait subjugué à sa parution, fasciné.

Maintenant, la planète entière a du mal à respirer et n’en peut plus de la frénésie des consommateurs que nous sommes devenus. Ce n’est pas d’hier que le saccage de la Terre a commencé et la tragédie du Nitassinan est celle de l’Amérique et une étape de cette terrible folie. Une grande histoire d’aveuglements, de convoitises, de fanatisme, de racisme qui permet aux guerres de perdurer et d’éliminer les différences au nom d’un Dieu despote et impitoyable. 

Un livre fascinant que tous devraient lire avec dévotion, les gens du Lac-Saint-Jean en particulier, pour comprendre qu’il y a eu un monde avant l’arrivée de Jean De Quen et des Blancs, un territoire avec ses rituels, ses façons de protéger la vie dans une nature rugueuse, mais généreuse. Un magnifique cadeau à s’offrir en ce temps des fêtes où il faut s’isoler et attendre qu’un certain virus parte à la conquête d’un autre Nitassinan. Une belle manière d’abattre des cloisons et de jeter un coup d’œil sur ce qu’il y avait avant l’autoroute Alma-La Baie, les usines polluantes, les barrages, une agriculture industrielle et les déserts planifiés par les entreprises dans la forêt boréale. 

Un livre que j’aurais dévoré quand j’avais quinze ans, lorsque je rêvais en lisant les aventures du Dernier des Mohicans de James Fenimore Cooper et d’écrivains qui me faisaient traverser une Amérique qui n’existe plus. Chingachgook me fascinait dans la série télévisée et j’imaginais qu’il était encore possible de suivre ses traces pour devenir un grand chasseur qui sillonnait des territoires sans fin ni commencement. Le Nouveau Monde a bien mal tourné, reproduisant tout ce que ces migrants avaient voulu mettre derrière eux en montant dans les navires pour l’aventure et une autre vie.

 

GRAVELLE JULIENNitassinanWILDPROJECT, 376 pages, 22,95 $.

https://www.wildproject.org/nitassinan-poche.php

dimanche 13 décembre 2020

LE RETOUR DE PAUL VILLENEUVE

PAUL VILLENEUVE REVIENT dans l’actualité avec Mon frère Paul, un récit de Marité Villeneuve, la sœur de l’écrivain, paru en septembre 2020 chez Del Busso Éditeur. Un regard percutant sur l’étoile filante de la littérature québécoise des années 1970 que fut ce romancier. Villeneuve publiait son premier ouvrage en 1969 alors qu’il avait vingt-cinq ans. Marie-Claire Blais offrait le premier volet de la trilogie des Manuscrits de Pauline Archange, la même année, tandis que Roch Carrier récidivait avec Floralie où es-tu? après le succès de La guerre yes sir. André Major retenait l’attention avec Le vent du diable et que dire de Trou de mémoire d’Hubert Aquin? Une époque où de grands écrivains amorçaient un parcours remarquable.


La fiction québécoise s’inventait en se diversifiant dans les années 60. Plusieurs de ces écrivains sont à l’origine d’une œuvre originale et sont devenus des figures incontournables cinquante ans plus tard. Je pense à Marie-Claire Blais, Victor-Lévy Beaulieu, Roch Carrier, Jacques Poulin et certainement André Major. On assistera aussi à l’émergence des écrivains des régions à partir de 1970. Je signale Alain Gagnon et Victor-Lévy Beaulieu qui retournera vivre dans son pays des Trois-Pistoles. Il ne faut pas oublier que Paul Villeneuve est originaire de Jonquière.

Quelques-uns, après un départ flamboyant, se sont tus. Hubert Aquin se suicide en 1977. Paul Villeneuve en qui on voyait l’auteur qui permettrait au Québec de se faufiler dans la littérature universelle s’efface après Johnny Bungalow. Il se réfugie dans la plus terrifiante des solitudes, en marge d’un village du Lac-Saint-Jean. 

La parution de Mon frère Paul de Marité Villeneuve m’a donné le goût de retrouver J’ai mon voyage, son premier cri romanesque publié aux Éditions du Jour en 1969, une maison en belle effervescence qui accueillait Jacques Ferron, entres autres, et où je devais publier en 1971. Je me suis procuré mon exemplaire en 1970, en pleine crise d’Octobre. C’était certainement un signe du destin.

 

ŒUVRE

 

Villeneuve restera l’auteur de trois romans et d’un court essai. Réginald Martel, dans La Presse, écrit à propos de J’ai mon voyage : «… un beau livre, vivant, juteux, baroque brillamment bâclé, qu’on aura sans doute envie de relire, ce qui est rare, pour reprendre cette rage de vivre.» Sa deuxième fiction, Satisfaction garantie, arrive l’année suivante, en pleine crise d’Octobre. C’est l’échec. «Une grosse saloperie!» «De la vulgarité» «Paul Villeneuve dans un cul-de-sac. (Mon frère Paul, page 92)

Johnny Bungalow arrivera quelques années plus tard, en 1974, dans la débâcle financière des Éditions du Jour de Jacques Hébert. Une présentation négligée (un caractère d’impression qu’il faut lire à la loupe, des chapitres entassés les uns sur les autres) frustrera beaucoup Villeneuve. Ces deux ouvrages (J’ai mon voyage et Johnny Bungalow) marqueront l’imaginaire par le verbe, l’éclatement du propos et l’ampleur des projets. Une volonté ferme aussi de secouer tous les tabous. Et avec la vie de l’écrivain qui se met entre parenthèses tout de suite après, le mythe peut prendre racine.

On n’a pas beaucoup parlé, en tout cas pas suffisamment, de l’extraordinaire roman de Paul Villeneuve qui est sans conteste l’œuvre la plus importante publiée jusqu’ici cette année. Il s’agit d’une œuvre considérable, — plus de quatre cents pages de texte extrêmement serré — qui, l’éditeur a raison de le prétendre, “fera époque” tant par ses qualités d’écriture que par la vision de la réalité québécoise qu’elle met en forme. (Jacques Pelletier, Liberté, septembre-décembre 1974)

Si certains posaient un regard nostalgique sur leur enfance (Beaulieu et Marie-Claire Blais), d’autres s’accrochaient désespérément au présent en essayant de forger l’avenir. C’est le cas de Villeneuve. 

Dans J’ai mon voyage, le narrateur fonce vers Sept-Îles, traversant tout le Québec dans une vieille voiture déglinguée. Là-bas l’attend Madeleine (ce n’est pas la Madeleine de Brel et elle ne l’attend pas), la fille rêvée, la femme parfaite, le fantasme sexuel, l’amour, celle qui va “grounder” l’ancien étudiant idéaliste qui s’ennuie dans sa vie d’employé de bureau. 

 

J’arrive; il n’y a plus de soleil, non quelques petits trous et des coins de lumière sur la ville et surtout l’ombre des nuages sur la baie, les champs verts qui ont l’air fertiles, ce doit être la ferme de l’hôpital, la grosse bâtisse carrée en briques brunes, une cheminée qui fume, peut-être un moulin à scie; j’aurais dû arrêter au restaurant en haut de la côte et prendre un café en regardant la baie; j’en aurais plein les yeux; un beau paysage c’est presque aussi émouvant qu’une belle femme nue debout près du lit et qui s’avance lentement offerte, émue, câline. La main droite frôlant le duvet, le soupir et les jambes entrecroisées. (J’ai mon voyage, p.105)

 

Une traversée de la nuit et du pays, un grand soliloque pour meubler le temps et surtout ne pas perdre le contrôle de “cette minoune” qui empeste l’essence. Le narrateur risque l’asphyxie, tout comme le Québécois qui cherche à triompher de ses peurs ataviques. Plus il se rapproche de Sept-Îles, plus Madeleine devient évanescente et irréelle.

 

AUDACE

 

Paul Villeneuve dans cette folle logorrhée se moque des tabous, décrit le plaisir sexuel, apostrophe son patron (l’incarnation de l’oppression), s’attarde à l’autoroute 20, au fleuve et aux montagnes, à ses ancêtres et aux échecs de son peuple. L’écrivain s’ancre dans la terre Québec, l’espace physique et géographique qu’il souhaite conquérir en le parcourant comme le corps d’une amoureuse, en le labourant presque.

Long chemin de croix où il combat le sommeil, la faim et une soif obsédante. Il embrasse une partie de l’histoire du Québec qui refuse de se secouer pour s’affirmer.

 

… Québec is le pays des mille clochers, des femmes en tablier et des hommes en robe, guide du petit peuple soumis, grandissant en robe, guide du petit peuple soumis, grandissant en âge et en sagesse comme un bon petit Jésus de nos livres de lecture, nos Jésus efféminés à la peau rose, nous sommes un peuple de Jésus efféminés, invertis et bonasses, donnez-nous notre pain quotidien, ça nous suffit, la prière résout les autres problèmes, notre père pourvoit aux besoins des oiseaux du ciel qui chantent tout le jour. (J’ai mon voyage, p.135)

 

La folie risque de le faire déraper dans les bataillons d’épinettes. Il songe même à en finir en s’éloignant de Tadoussac et du Saguenay. L’esprit du narrateur s’embrouille dans un délire où le réel et l’imaginaire se confondent. Il ne se rendra jamais à Sept-Îles, perdu quelque part. Et on se demande si cette Madeleine existe ou si elle n’est qu’un fantasme. Tout comme l’entreprise de Johnny Bungalow ne pouvait déboucher que sur l’échec. Johnny entraîné dans la crise d’Octobre de 1970 s’en prend au mari anglophone de sa mère. Il ne peut aller au bout de son geste libérateur et dompter la peur qui colle à lui comme une tare génétique.

 

ŒUVRE

 

La vie de Paul Villeneuve se prolongera dans la plus terrible des solitudes, dans une cabane en forêt, couper de tous. Vingt ans de silence en retrait du monde. Il se laissera approcher par sa sœur Marité et sa mère qu’après plusieurs années. Et pour finir dans une résidence de Dolbeau-Mistassini avec une jambe en moins. Il attend là, comme dans une tanière, pendant ses dernières années. 

Un destin hors du commun, une étoile filante que Marité Villeneuve suit à la trace jusqu’à sa mort en 2010. Ses espoirs, ses idées, son intensité, ses études, son désir d’écriture pour changer le monde, tout y passe. Mon frère Paul est un récit bouleversant. Marité Villeneuve a effectué un travail colossal. Elle ose aborder les tragédies qui ont malmené sa famille sans jamais se défiler.

 

Ce n’est pas un chalet, c’est un shack, une prison. Il a placardé les fenêtres avec des planches. Ajouté une double épaisseur de bois à la porte. Nul ne peut voir au-dedans. Lui, de l’intérieur, en approchant son œil entre les lattes, a juste assez de clarté pour discerner celui ou celle qui s’approche. Il vit dans le noir. Je suis assise immobile sur ma bûche et je n’attends plus qu’il m’ouvre. Je sais que toute tentative de secours est désormais inutile. Est-ce la forêt qui m’entoure? Les arbres? Le chuchotement du vent dans les feuilles? Quelque chose murmure en moi : ne reste pas là, agis. De quoi a besoin un homme seul sinon de compagnie? Les chiens de l’enfance me sont revenus en mémoire. (Mon frère Paul, p.219)

 

J’ai relu Johnny Bungalow pour retrouver des thèmes qui traversent une œuvre qui demeure malheureusement d’actualité. Comme si Villeneuve brisait son terrible silence par la voix de sa sœur Marité, cinquante ans plus tard, pour apostropher les survivants du Québec. 

Des pages magnifiques, intenses, un périple que le Québec devait entreprendre à la sortie de la Révolution tranquille, même au risque de se casser la gueule. Mon frère Paul est un récit bouleversant qui nous fait vivre le mal être et la douleur d’un homme qui s’enfonce dans une tragédie incommensurable, à la mesure de ce Québec insaisissable. Marité Villeneuve a mis des années avant de s’approcher de ce frère farouche, se faire « réparatrice de famille » dans un ouvrage qui tient de la biographie et du carnet personnel. 

Un texte d’une densité remarquable, une émotion palpable que l’on ressent à chaque phrase, une quête qui étourdit. Ce travail admirable redonnera peut-être une petite place à cet écrivain qui aura été une météorite dans le ciel littéraire du Québec. 

Le voyage reste à faire cependant. D’autant plus que nous n’avons pas su troquer notre minoune pour une belle voiture électrique qui permettrait la vraie traversée vers soi et en soi. 

 

Villeneuve MaritéMon frère Paul, Éditions Del Busso, Montréal, 2020, 384 pages.

Villeneuve PaulJ’ai mon voyage, Éditions du Jour, Montréal, 1969, 160 pages.

 

NOTE : Une version de cette chronique a paru sous le titre : Le retour de Paul Villeneuve dans le numéro 179 de Lettres québécoises.