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dimanche 2 mars 2025

MONSIEUR ARCHAMBAULT EST TOUJOURS LÀ

DEPUIS QUAND je lis Monsieur Archambault? Il me semble que j’ai commencé à partir de son premier ouvrage : «Une suprême discrétion». Peut-être que je l’ai découvert plus tard et que je l’ai fréquenté à rebours, remontant aux sources tout en attendant les nouveautés. Je ne sais plus très bien. Ce doit être cette impression qu’il donne à tous ceux et celles qui le suivent. La certitude d’avoir toujours été là. Il est de ceux qui ont marqué ma vie avec Marie-Claire Blais, Victor-Lévy Beaulieu, Jacques Poulin, Gaétan Soucy, Gabrielle Roy, Alain Gagnon, Nicole Houde et bien d’autres. Des auteurs que j’attendais fébrilement et toutes leurs publications ont été une fête. Et quand le narrateur se demande s’il y a encore un brave qui se penche sur ses phrases, et si ses livres intéressent des gens, ça me fait sourire. Je suis là, Monsieur Archambault, toujours là à souhaiter que «Les années s’écoulent lentes et légères»autant de mon côté que de celui de votre aventure d’écrivain.

 

Des nouvelles en cet hiver imprévisible et plein des turbulences qui viennent du Sud. Vingt-deux où j’ai retrouvé cette voix, cette petite musique que j’aime, ce «je». Peut-être que c’est, Monsieur Archambault, lui-même, ou encore un déguisement, un masque… Je sais, je me répète. Je suis devant un même narrateur qui fait de nous son confident. C’est peut-être l’un des secrets de Monsieur Archambault. Et comment ne pas se tourner vers le passé quand on constate que la route a été longue, trop peut-être?  

L’écrivain est bien installé dans la saison de la mémoire, des souvenirs, des histoires que l’on transforme, que l’on embellit certainement ou que l’on réinvente pour se prouver que l’on est là avec toute sa tête et son imagination; se demandant si on peut réussir un texte et surtout, pour faire la part des choses, se faufiler entre le superflu et l’essentiel. Voilà! J’écris comme si j’accompagnais Monsieur Archambault, comme si nous allions tous les deux en hésitant un peu sur les trottoirs de la ville qui deviennent trop étroits. 

C’est peut-être ça la magie de Monsieur Archambault. Il nous entraîne dans son monde et nous ne pouvons que nous ajuster à son pas.

 

SOLITUDE

 

Un solitaire peu bavard avec les amis, ses enfants de plus en plus étrangers et occupés à en découdre avec le quotidien. Et il y a des amours, ces femmes qui retournaient l’âme et qui l’ont accompagné avant que leurs routes ne se séparent. Certaines ont perdu leur visage, tandis que d’autres restent à l’avant-scène.

 

«Elle était la vie même, à la fois douce et exubérante alors que moi, j’étais le perpétuel hésitant, le raisonneur. Pour un peu, je lui aurais conseillé de me laisser au désarroi derrière lequel je me dissimulais. J’avais été un enfant triste, me rappelait ma mère les dernières années de sa vie. Il paraît que je ne sanglotais pas. Le trépignement n’était pas non plus mon affaire. Je n’ai pas non plus pleuré lorsque Roxane m’a quitté. Je n’ai rien fait pour la retenir.» (p.15)

 

Le temps embellit tout, certainement. Enfin, tout ce que l’on gagne ou que l’on perd, tous ces moments de passion, avec ce désir de laisser des traces ou son nom sur la page de quelques livres, des histoires qui ont eu la vie des météorites. 

Peut-être que nous devenons tous des solitaires en accumulant les années. Et comment éviter de fouiller dans ses souvenirs quand quelqu’un vous oblige à vous regarder dans un miroir? L’aventure se trouve alors dans les territoires du vécu.

Cette description de l’enfant seul et triste que je cite plus haut donne l’image de l’adulte qui ne pourra s’abandonner aux grandes marées qui brassent l’être. Monsieur Archambault a été celui qui va sans faire de bruit dans des sentiers plus ou moins fréquentés, malgré sa vie dans les médias et à la radio, surtout. 

Et comment ne pas sourire quand il parle des écrivains?

 

«J’estime qu’un écrivain est un être à fuir. Il vous en voudra toujours un jour ou l’autre. La plupart du temps pour un détail sans importance, un adverbe, une virgule, un imparfait du subjonctif incongru. Surtout si, à l’instar de Jérémie, il vous soumet la moindre page qu’il écrit. Je n’ai jamais pu savoir si mon jugement lui importait ou si, sur ce chapitre, il n’était que vaniteux.» (p.52)

 

Je pense à des proches qui me demandaient de lire leur manuscrit. Ils espéraient un regard franc et honnête. J’ai acquiescé parfois. Et quand je leur expédiais une longue lettre, pour leur signaler des ratés ou des passages à revoir, tout se gâchait. Certains m’en ont voulu. Je refuse maintenant ce genre d’aventure, ce que j’aurais toujours dû faire. La plupart des écrivains ne cherchent pas à savoir la valeur de leur travail, mais ils quêtent des flatteries. 

Monsieur Archambault a bien raison. 

Il y a des exceptions, bien sûr. Ma compagne, Danielle Dubé. Nos lectures ont été franches et enrichissantes. Et l’incomparable Nicole Houde, qui lisait mes livres en soupesant chacun des mots. Je la taquinais en lui disant qu’elle était un «scanner».

Les personnages de Monsieur Archambault vivent souvent dans un appartement où ils ont de plus en plus de mal à s’entendre avec le quotidien. Le réel leur échappe et ils glissent tout doucement dans un cocon où plus rien ne les touche. Je pense à cet auteur qui devient un ami dans la nouvelle «Lentes et légères», la plus longue du recueil. Un écrivain célèbre que le critique a écorché avec une petite joie propre à la jeunesse se retrouve voisin de palier. Des liens se créent. L’ancienne tête d’affiche a beau prétendre qu’il se moque de tout, on voit bien que c’est tout le contraire. Il tente plutôt de se convaincre que cela n’a plus d’importance, mais ne cesse de noircir des pages ou d’accorder des entrevues pour demeurer à l’avant de la scène. 

 

RENCONTRES


Je suis allé avec des collègues raconter des histoires, avant la période de Noël, dans des résidences pour personnes âgées à Alma, Chambord et Roberval. J’y ai croisé des gens que j’ai connus comme journaliste, des amis presque, des artistes qui ne peuvent plus peindre ou créer de la beauté avec leurs mains. Certains s’y font et d’autres moins. Et, il m’a semblé que c’était possible de passer des moments heureux dans ces grandes maisons, de se parler, de s’écouter et de s’entraider. Tout le contraire de ma mère, qui a vécu isolée dans le foyer de La Doré, ne quittant guère sa chambre et ne se mêlant presque jamais aux activités du groupe. Je sais. S’il y avait une trentaine de spectateurs attentifs pour entendre nos histoires, il y en avait beaucoup plus qui sont demeurés dans leurs quartiers. Il y a les conviviaux dans ces résidences et les solitaires.


COMPLICITÉ

 

Un ensemble de nouvelles vibrantes que celles des «Années s’écoulent lentement et légères». Elles me montrent le chemin que je vais bientôt emprunter. Oui, je l’ai déjà mentionné en chuchotant «à voix basse» sur l’une de vos dernières publications, Monsieur Archambault. 

Je ne me lasse pas pourtant de ces amours gâchés par la faute du narrateur, des écrivains qui attirent son attention, leurs manigances souvent pitoyables et d’autres fort attachantes. Il y a les phrases, cette belle façon de s’accrocher au monde en faisant le moins de bruit possible. 

 

«Maintenant que la vieillesse a foncé sur moi, mon enfance ressurgit. Je m’imagine revenir à ce moment de l’existence où tout était lenteur. Une lenteur qui n’a jamais existé, je ne l’ignore pas. 

Je revois l’enfant que j’étais, je fais appel aux quelques souvenirs qui me restent. J’entends la voix de ma mère. Le temps me semble irréel. L’enfant que je recrée, est-ce bien moi? Cela n’a aucune importance.» (p.69)

 

Non, c’est de la plus haute importance. Il y a toujours le jour, celui que l’on marque par quelques mots, des bouts de phrases et des regards. Monsieur Archambault a réussi à me secouer une fois de plus avec ses sujets et ses hésitations. C’est pourquoi cette voix douce, ce chuchotement reste unique et nécessaire. Vous me donnez du bonheur, Monsieur Archambault, c’est ce qu’il y a de plus précieux.

 

ARCHAMBAULT GILLES : «Les années s’écoulent lentes et légères», Éditions du Boréal, Montréal, 112 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-annees-ecoulent-lentes-legeres-4083.html

 

 


mercredi 29 janvier 2025

DELISLE SURPREND AVEC VEUVE CHOSE

JEAN-MARC est encore étudiant dans Veuve Chose de Michael Delisle. Il rêve de devenir architecte et de construire du solide. Tous les jeunes doivent choisir entre le service militaire d’une durée de douze mois ou la corvée où tous sont bourreaux d’un jour. Ils doivent passer la cagoule au condamné, le nœud coulant et actionner le mécanisme de la trappe. C’est vite fait, et la vie continue. Il reste peut-être un traumatisme. On ne tue pas sans ressentir une forme de culpabilité.

 

Michael Delisle m’a étonné avec Veuve chose, son tout récent roman. Ses derniers ouvrages tenaient du récit personnel et voilà qu’il nous plonge dans une dystopie où il maintient des liens avec le monde présent, bien sûr. Une société qu’un despote mène au doigt et à l’œil. Herménégilde Folch (un prénom bien québécois) règne sans partage. Il a fait ses classes dans la mafia avant de diriger le pays… Les drones sillonnent le ciel parce que le chef doit savoir ce qui se trame un peu partout.

Et il y a cette troisième option que personne ne choisit. En s’abstenant d’être le bourreau d’un jour et de faire son service militaire, le jeune devient le tuteur du criminel. Autrement dit, il est responsable du condamné et doit répondre des actes de ce dernier. Jean-Marc se rend à la prison et il se retrouve devant une célèbre meurtrière accusée d’avoir empoisonné ses enfants. Sous un coup de tête, il refuse et doit s’occuper de cette femme et d’un tueur à gages. 

Tout est vite réglé et les voilà en cavale dans le pays. Veuve chose, un surnom bien sûr, s’avère fort intéressante et Joe LePied, qui a reconnu avoir exécuté au moins quarante-sept personnes, n’est pas un mauvais bougre. 

 

«Chaque jour que je passe avec ces deux-là, mon compte s’alourdit. Vol de voiture. Vol de sandwichs. Je les soupçonne de faire du mal dès que j’ai le dos tourné. Un jour ou l’autre on va m’arrêter pour leurs délits, et ce sera mon tour de trotter vers la potence avec les entraves aux pieds.» (p.47)

 

Le jeune homme s’attache pourtant à ces deux lascars qui ne sont peut-être pas les monstres que l’on a décrits dans les médias. Ni l’un ni l’autre ne renient leurs actes, mais, dans une telle société, les pires criminels ne sont pas ceux qui croupissent en prison. Ça nous rapproche d’une certaine actualité. Comment être du côté des honnêtes gens quand toute l’économie du pays repose sur le trafic des drogues, de l’alcool et du jeu. 

 

FAMILLE

 

Le trio pourrait devenir une sorte de famille un peu dysfonctionnelle quand Joe disparaît mystérieusement. Ce tueur était à l’emploi de l’État et exécutait les basses œuvres du pouvoir avant sa disgrâce. 

Veuve chose et Jean-Marc doivent survivre et les deux se dénichent un travail dans une usine où ils fabriquent des gâteries et des sucreries. Un boulot répétitif, peu valorisant, éreintant, mais que faire d’autre quand la société a fait de vous des parias?

Jean-Marc a laissé entendre au responsable du camp que Veuve chose est sa mère et tout semble aller vers le meilleur des mondes. Surtout quand il croise une jeune femme (peut-être un homme) qui l’attire et qui vit dans ce camp avec sa famille depuis toujours. 

 

«Dès que nous sommes seuls, Myl et moi nous embrassons avec fièvre et rapidement les salopettes tombent. Je passe ma langue sur sa gorge comme j’ai toujours voulu le faire. Je mords son épaule. Myl souffle et halète, suce mon cou, agrippe mes flancs. Je baisse mon caleçon aux chevilles. À côté, Myl fait de même et ce n’est que lorsque mon visage descend sous son nombril que je vois son sexe. Myl est une fille. Eh ben. Je m’enfonce et l’avale. L’odeur est grisante. Le goût est grisant. Le plaisir est grisant.» (p.111)

 

Jean-Marc comprend surtout que Veuve chose est une sacrifiée, qu’elle a été vendue à un pêcheur par sa mère. Une femme de tête, qui aimait les sciences et qui avait tout pour tracer son chemin dans une société normale ou ce qui lui ressemble. Et que faire quand on est donnée à un homme qui ne se lave jamais et qui vous traite comme un sac de vidanges?

 

AVENTURE

 

Chacun parvient à se débrouiller et à en tirer parti, mais Jean-Marc souhaite autre chose. Il ne passera pas sa vie à faire ce travail abrutissant malgré tout l’amour qu’il porte à Myl. Il part avec Veuve chose quand la jeune femme refuse de quitter les siens par peur, par crainte de l’inconnu certainement. Jean-Marc ne sait ce qui l’attend et Veuve chose choisit de servir dans une congrégation de religieuses qui se consacrent aux plus démunis et aux dépossédés de la terre. 

 

«— On nous a affectées aux dispensaires du Nord. Je serai du détachement qui débarque à Cap Jaffo. La capitale mondiale des toxines et la plus forte concentration de maladies infectieuses dans l’univers. Chaque saison, on perd une des nôtres. Les autres iront mourir gelées dans le nord du Nord. Il faut être endurante, mais c’est une bonne œuvre. Et il y a des sphaignes à découvrir, des baies sauvages à tester. Je me suis fait une amie, elle s’appelle Gaétane. Gaétane Osaka. C’est la première fois que j’ai une amie. Je devrais peut-être avoir honte de dire ça, à mon âge, mais bon. Je ne suis pas seule, Gaétane est avec moi.» (p.138)

 

Une fable que Veuve Chose, sur fond de réalité, que Michael Delisle pousse dans ses derniers retranchements. Et, en tournant les pages de ce court roman, il est tentant de mettre des noms sur certains personnages. C’est le propre de la fiction que de flirter avec le présent tout en prenant ses distances. Surtout en ce qui concerne ce fameux Herménégilde, un criminel, un fraudeur qui assouvit sa passion de contrôle et de tout diriger. 

Une société polluée, souillée, saccagée, où les gens sont forcés de travailler dans des conditions pitoyables. C’est peut-être ce qui nous attend avec les étranges individus qui se font élire à la tête de nos gouvernements et qui font tout pour satisfaire des pulsions qui n’ont rien à voir avec la philanthropie. 

Il y a peut-être le Nord où il est possible de tout recommencer et de rêver un monde meilleur, d’échapper à la misère et aux contrôles. 

 

«Je sais qu’on engage au Nord. L’État veut peupler les grands espaces. On verra ce qu’il y a pour moi. Ce ne sera pas l’architecture, mais je trouverai moyen de travailler à la construction de quelque chose.»  (p.131)

 

Jean-Marc retrouve un ami sur le navire et un emploi. Il fera le lien entre le Nord et le Sud et peut enfin imaginer une vie un peu plus normale, même s’il doit oublier son rêve de dessiner des maisons et de créer du beau dans toute cette laideur. La planète est devenue un dépotoir, mais tout s’arrange dans le meilleur des mondes, pourrait-on affirmer avec un certain Candide. 

J’ai embarqué dans cette histoire qui nous rapproche de l’humain, de l’empathie, d’un milieu où les femmes et les hommes doivent se débattre pour survivre, allant jusqu’à tuer parfois. C’est grinçant, étonnant, fascinant et surtout, ça sonne juste, ce qui est le plus important. Et que dire de l’humour de Delisle?

C’est ce qui nous attend si on continue de faire confiance aux criminels qui proposent un retour dans le temps qui ne peut être que catastrophique et qui va détruire tout ce qu’il y a de plus précieux : l’intelligence, la compassion et l’entraide entre les humains. 

 

DELISLE MICHAEL : Veuve chose, Éditions du Boréal, Montréal, 152 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/veuve-chose-4080.html

lundi 23 décembre 2024

HAMELIN BOUSCULE NOTRE LITTÉRATURE

LOUIS HAMELIN, dans Les héritiers de Don Quichotte, revient sur ses lectures des écrivains du Québec et son amour pour la littérature américaine. Pas de quoi s’étonner parce que j’étais un de ses fidèles quand il chroniquait sur le sujet dans Le Devoir. Il y a cependant de belles surprises dans ces réflexions qu’il présente en plusieurs étapes. Il s’attarde d’abord à Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Ferron, analyse aussi le parcours de quelques prosateurs américains (Hemingway et McCarthy), les adaptations de romans en films, aux téméraires qui continuent de construire des fictions, alors que les prophètes annoncent que le volume est voué à disparaître. Seuls des nostalgiques prendraient encore le temps de lire des livres imprimés.

 

Belle attention que celle d’Hamelin pour Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Ferron. On le sait, les deux écrivains furent proches à un certain moment, surtout Beaulieu, qui voyait en Ferron un modèle et un père littéraire. Hamelin réfléchit surtout à la question du grand écrivain national qui a obsédé beaucoup de romanciers et de poètes de ma génération. Un sujet devenu insolite et un peu obsolète. Pourquoi jongler avec cette affirmation lorsqu’on refuse de se donner un pays, un vrai dans ce Canada plus que jamais écrianché avec les pirouettes de Trudeau fils, qui s’accroche au pouvoir comme un naufragé? Ce problème fait partie de nos étranges habitudes de se doter d’une « fête nationale », d’une « assemblée nationale » et d’une « capitale nationale » quand il manque l’essentiel : le pays. On parle même d’une constitution maintenant. Je ne sais s’il y a beaucoup de pays qui ne sont pas des pays qui possèdent leur constitution.

Cette question de l'écrivain national a tracassé Hubert Aquin et Gaston Miron, qui s’est fait le mage de l’indépendance et du pays à venir. 

J’aborde ce sujet dans ma trilogie Presquil, dont le premier tome a paru sous le titre des Revenants. Victor-Lévy Beaulieu obsède mon personnage et l’empêche de fonder sa propre écriture. Le Victor-Lévy Beaulieu, qui s’est accroché à des auteurs connus et encensés, pour se hisser à leur niveau et devenir l’un de leurs pairs. La liste est impressionnante : Victor Hugo, Jack Kérouac, James Joyce, Friedrich Nietzsche, Herman Melville, Mark Twain, Jacques Ferron, Yves Thériault et même Voltaire. En les entraînant dans une forme d’essai ou de lecture intime et singulière, le barde des Trois-Pistoles se faufilait dans leurs univers et pouvait parler avec eux d’égal à égal. 

Louis Hamelin aborde aussi l’une des grandes obsessions de Beaulieu, soit le matériau de l’écrivain : la langue. Quel langage utiliser au Québec, celui qui court les rues des villes ou encore qui flâne sur les chemins de campagne; celui qui reprend en échos les imprécations des travailleurs, des forestiers et des ouvriers en usine. Ce dialecte qui passe très bien au théâtre et que Michel Tremblay a fait résonner de toutes les manières possibles. Ce parlé a pourtant du mal à s’installer dans la fiction et dans les essais. Le sujet était sur toutes les lèvres à une certaine époque au Québec.

 

«Mais est-ce que, vraiment, sans pays (au sens onusien du terme), pas de grand écrivain? Et un déficit de père symbolique entraîne-t-il forcément un défaut de grandeur littéraire? Il n’y aurait, en somme, pour la littérature, point de salut hors de l’ordre patriarcal?» (p.22)

 

Tous les essais de Beaulieu sont des tentatives d’approche de ce père symbolique, de dire le pays dans une langue sienne et singulière. L’auteur de Race de monde inventera sa langue avec le marteau du grand-père forgeron, frappant sur l’enclume pour se donner une voix, à la manière de James Joyce, qui s’est appuyé sur le «flux de conscience» et une improvisation linguistique et sonore. Beaulieu finira par tricoter une langue tout à fait sienne, pleine de circonvolutions et d’expressions un peu bancales qui colorent ses publications. 

 

«Le joual en littérature, c’est écrire comme on parle. Le flux de conscience, c’est écrire comme on pense. Race de monde est le seul roman que je connaisse qui est écrit en bébé. En bébégayant. Le joual de Tremblay avait maintenant son petit-cousin demeuré à la campagne : le vavache.» (p.31)

 

Regard cinglant de Louis Hamelin sur la manière de dire de Beaulieu, mais comment lui donner tort. Beaulieu a torturé la langue dans nombre de ses romans et parfois, je l’avoue, il m’a laissé perplexe même si j’admire l’homme. Non, je n’adhère pas à tout ce qu’il a publié. Mais, je n’ai jamais oublié qu’il a été mon premier éditeur et qu’il a été comme une sorte de frère dans mon cheminement d’écrivain.

 

«Quelques années et une poignée de livres plus tard, Beaulieu avait défriché et marqué son territoire langagier. Il y avait désormais un son, une syntaxe VLB (“Comme je m’appelle, ça pas si tellement d’importance”; “[C] e que je porte en moi, rien de plus qu’un monde étrange, silencieux et impersonnel”), aussi distinctifs que les trois petits points de Céline et les étranges choix d’adverbes et d’adjectifs d’un Borges.» (p.33)

 

Je n’ai pas échappé à cette tentation dans La mort d’Alexandre où j’ai traduit les dialogues de mes personnages (puisés dans ma famille avec ma mère au centre comme il se doit) en me collant à l’oralité. J’ai reproduit notre manière de parler en utilisant la transcription phonétique. Je me suis rendu compte rapidement que je m’enfonçais dans un bourbier et j’ai vite abandonné cette direction. Au théâtre, oui, mais pas dans un roman.

Hamelin me rejoint beaucoup dans sa fascination pour le refuge, le camp retiré dans la forêt au bord d’un lac. L’auteur de La rage a tenté l’aventure comme bien des écrivains de ma génération. Je pense à Paul Villeneuve, qui, après des débuts fulgurants, s’est terré dans un boisé du Lac-Saint-Jean pour n’en ressortir que vingt ans plus tard en ayant laissé tous ses mots entre les arbres. Lui aussi était obsédé par l’œuvre totale et le grand roman qui marquerait notre présence en Amérique. Johnny Bungalow est un pas dans cette direction. 

Ma réclusion pendant toute une année au bout d’un rang, tout près de la rivière Ashuapmushuan, aura été un passage à vide. Je n’ai rien écrit pendant cet ermitage. Il m’a fallu un demi-siècle presque pour récupérer ce bout de vie et en faire le matériau de ma trilogie Presquil. N’est pas Henry David Thoreau qui veut. Écrire n’est pas se retirer du monde, Paul Villeneuve l’a payé chèrement, mais c’est surtout se rapprocher des autres pour les écouter et les voir se débattre dans leur quotidien. 

 

TRADUCTION

 

Les traductions françaises de certains ouvrages étasuniens obsèdent un peu Louis Hamelin, surtout les fictions où il est question de sports. Il s’en est moqué souvent dans ses chroniques et il ne résiste jamais à la tentation de revenir sur le sujet. Dans un chapitre nommé L’utilité du chef-d’œuvre, l’essayiste nous plonge dans une série de romans et nouvelles que je ne connaissais pas. Nous n’empruntons pas tout à fait les mêmes parcours dans nos lectures. Je consacre près de 90 pour cent de mon temps aux auteurs du Québec et je suis assez ignorant des nouveautés françaises et américaines. Il y a certains prosateurs étrangers que je suis avec bonheur tout de même.  

Et il y a les films, les ouvrages qui inspirent une production où l’image prend toute la place. Une trahison du texte premier dans bien des cas, mais aussi des réussites, de véritables bijoux. On pourrait s’attarder à Maria Chapdelaine, qui a vu quatre réalisateurs s’attaquer à ce roman pour en faire un film avec ses particularités et ses couleurs. De plus, nos grands classiques, tels que Le SurvenantLes Plouffe et Un Homme et son péché, ont donné lieu à des œuvres télévisuelles et cinématographiques originales et importantes. Pourquoi Le torrent d’Anne Hébert a-t-il autant fasciné le monde du cinéma ?

 

HÉRITAGE

 

L’aventure de Louis Hamelin se termine par une réflexion sur le futur de l’écriture. Dans ce segment : Les héritiers de Don Quichotte, le romancier demande si les écrivains doivent être engagés. Une question que l’on se pose de génération en génération sans pourtant y apporter une réponse satisfaisante. Si les artistes et les écrivains étaient quasi unanimes derrière le projet du Parti québécois en 1976 et de l’indépendance, il en est autrement de nos jours. La priorité des créateurs et des créatrices pencherait certainement plus du côté de l’environnement et des changements climatiques que de ce projet politique, même si cette idée est encore nécessaire et vitale pour la culture francophone et l’avenir des descendants de ces «blancs coloniaux» venus en terre de Nouvelle-France. 

Il me semble que tout écrivain, à son corps défendant, participe à son milieu, à un groupe, à une famille ou à une revendication. La vraie question devrait se formuler ainsi : l’écrivain doit-il être militant? Militant écologiste, de la souveraineté du Québec ou pour les droits des minorités. Je constate aussi que les écrivains et écrivaines s’intéressent de plus en plus à leur « je » et à leur « moi ».

Tout est dit. 

Bien sûr, le créateur peut exprimer ses idées et défendre des causes comme tout le monde. Un politicien plaide sa vision de la société et personne ne va lui reprocher d’être militant. Pour ma part, je ne demande qu’une chose à une œuvre littéraire, soit d’être captivante, fascinante et vivante, qu’elle évite les sermons et les prêches qui lassent rapidement. 

 

«Et il me vient aussitôt cette question : à quoi rime d’écrire des romans en 2024 et d’en faire ton activité principale alors que nous avons tout lieu de soupçonner que la lecture de la page imprimée ou électronique, victime de l’atomisation des facultés cognitives, aura cessé d’exister en tant que loisir autour de 2050?» (p.208)

 

La littérature ne doit pas être reléguée au rang de loisir, mais demeurer une activité essentielle à la pensée et à la santé intellectuelle. Nier cette exigence nous pousse vers la catastrophe. Louis Hamelin a le droit de s’inquiéter de la bêtise que véhiculent les médias sociaux. Pire, cette absence de réflexions et de raisonnement, cette ignorance et cette médiocrité se retrouvent à la direction politique aux États-Unis. Les livres, le roman, l’essai, la poésie demeurent un rempart contre le crétinisme, surtout pendant les périodes d’obscurantisme et de régression. 

Louis Hamelin le sait. 

Peu importe les chemins qu’il emprunte, l’humain a besoin de se raconter et d’écouter des histoires. Nous continuerons d’inventer des fables pour nous secouer, nous ébranler, nous calmer ou nous effaroucher. La culture trouve toujours le moyen de se glisser dans l’ailleurs et la fiction échappe à toutes les tentatives d’étouffements. Donald Trump, encore lui, est certainement le plus grand mythomane de notre époque et le voilà président des États-Unis. Le hic, c’est que l’illusion, l’imagination, la chimère a quitté le champ de la littérature pour s'installer dans le politique et proclamer que c’est désormais la seule vérité. Tronquer la nature même de la fiction devient particulièrement dangereux. Trump est un menteur pathétique et sa doublure (il joue au président) occupe la première place aux États-Unis. Jamais la fable et l’utopie n’ont été si présentes dans notre quotidien, pour le pire. 

 

HAMELIN LOUIS : Les héritiers de Don Quichotte, Éditions du Boréal, Montréal, 216 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-heritiers-don-quichotte-4074.html 

jeudi 31 octobre 2024

JEAN-SIMON DESROCHERS S'AMUSE BIEN

J’AI PRIS un certain temps avant de me sentir à l’aise dans le nouveau livre de Jean-Simon DesRochers : Le masque miroir. Rémi, le personnage principal, m’a donné du fil à retordre. Cet enseignant en création littéraire à l’université et auteur d’un roman qui a connu un beau succès s'abandonne à toutes les tentations dans sa vie privée. Sans compter les nombreuses aventures amoureuses où il en ressort toujours déçu et plus esseulé. Rémi est un peu revenu de tout et se laisse aller pendant cette année sabbatique où il n’a pas d’horaires à respecter. Il est surtout hanté par une maison de chambres où il a séjourné pendant quelques semaines et qui lui a servi de décors pour sa fiction. La fable et le réel nous emportent dans une spirale qui fait perdre pied et vous plonge dans les fantasmes de l’écrivain qui n’arrive pas à se détacher de son histoire et de ses héros. Attachez vos ceintures. L’imaginaire s’impose pour étourdir le narrateur et bousculer le lecteur de toutes les façons envisageables. 

 

Peu à peu, des personnages envahissent le quotidien de Rémi. Surtout une femme, Anya Moreno, une performeuse qui le prend dans ses filets et s’amuse à le mener par le bout du nez et à lui donner des crocs-en-jambe. Ils ont vécu quelques jours d’une ferveur amoureuse fulgurante qui a laissé des traces chez l’écrivain. Il n’arrive pas à oublier cette femme qui l’a marqué au cœur et au corps. Les deux sont allés au bout de leurs fantasmes et de leurs pulsions lors d’ébats torrides où toutes les frontières ont été abolies. Comme si les deux devaient expérimenter tout ce qu’une vie permet de folie et de passion pendant quelques heures, avant la disparition de la mystérieuse Anya. Rémi Roche, l’alter ego de l’écrivain, n’oublie pas ces moments époustouflants. Cette femme l’a entraîné dans une dimension où il n’était qu’un corps qui répondait à ses pulsions.

 

«Dans ce royaume d’images où la présence d’Anya occupe plus de la moitié des photos, plusieurs constats s’imposent : nos sujets de conversation semblent inépuisables, nos obsessions créatives comme nos intérêts philosophiques se ressemblent tout en se complétant, nous apprécions la même musique, aimons les mêmes films, livres, artistes et œuvres pour des raisons similaires, et nous admettons sans sourciller que le monde ne peut continuer sur sa lancée, même si, somme toute, il est trop tard pour éviter la catastrophe avec ces phénomènes appelés alors mondialisation et réchauffement climatique.» (p.54)

 

L’osmose parfaite, à croire que notre homme se dédouble pour aller au bout de ses fantasmes. 

 

FICTION

 

Plus je progressais dans ma lecture, plus je me sentais cerné par la fiction de Rémi Roche. Les personnages se dédoublent, interviennent et bousculent tout le monde. Ils envahissent son appartement et s’approprient tout l’espace. Une sorte de jeu de miroir où Rémi se décuple dans une galerie aux mille reflets. Même qu’il se retrouve devant lui, en version femme, donnant une belle part à la partie féminine qui se dissimule en chacun de nous. 

 

«À mon réveil, une note m’attend sur le comptoir-lunch, à côté de la lettre de Dominique que je n’ai pas relue depuis des jours. Alice s’excuse d’être partie tôt, évoquant le client impatient de la veille. Force est d’admettre que cette nuit passée dans les bras de ma personne féminine est la plus apaisante que j’ai connue depuis des années.» (p.244)

 

Et si c’était Anya Moreno qui tente par tous les moyens de le déstabiliser? Rémi devient en quelque sorte sa création et il perd le contrôle de sa vie. 

Tout va à la limite quand il participe à une expérience où il se livre à la fameuse intelligence artificielle. IA écrit comme Rémi Roche, peut-être même mieux que lui. Alors, qui est qui dans cette aventure? Et le temps de l’inventivité humaine est-il révolu? Sommes-nous à l’aube de la littérature de la machine?

 

«Un nouveau texte sorti de l’algorithme, une nouvelle de vingt-deux pages intitulée “Le bledou” mettant en scène un personnage nommé Rémi Roche, comme j’en avais eu l’intuition, il y a quelques jours. Ce Rémi fictif découvre après une enquête méthodique qu’il est le personnage d’une fiction. Ce faisant, il rencontre son double inversé, un certain Miré Chero qui a lui aussi compris être le personnage d’un récit et qui sombre dans la panique lorsqu’il rencontre ses personnages sur le plateau de tournage d’une série adaptée d’un de ses romans.» (p.245)

 

Une histoire un peu tordue, un jeu de miroirs où les poupées gigognes se multiplient à l’infini. Comment trouver ses repères quand tout se défait et surtout lorsqu’on ne peut se fier à ce qui nous entoure?

Pendant la lecture de Jean-Simon DesRochers, une question m’a obsédé : que sont le réel et l’imaginaire? Il est vrai que, dans la société présente, à peu près tout se confond sans que l’on sache à quoi nous accrocher. Et avec cette intelligence artificielle (IA), l’identité est remise en question et la pensée humaine, que l’on croyait unique et irremplaçable, se fendille.

 

MIROIR

 

Tout s’inverse dans le miroir et il faut être capable de lire à l’envers et à l’endroit pour décoder les messages et suivre le parcours de Rémi. Nous sommes peut-être avec Alice de l’autre côté de l’image où tout arrive. L’éditeur François Hébert se dédouble. On le retrouve à la fois dans son bureau à travailler sur un texte comme il le fait jour après jour et devant Rémi, dans le restaurant. De quoi perdre la tête. Qui est qui dans Le masque miroir? Ça devient étourdissant pour le lecteur. Déroutant, oui, mais en même temps envoûtant. J’ai aimé suivre DesRochers dans tous les méandres de son roman et plonger dans les trappes qu’il place partout.

Un jeu étonnant et fascinant. 

Jean-Simon DesRochers se plaît à détricoter tous les nœuds de la fiction et nous entraîne dans un monde où tous les repères s’effilochent. Il nous reste alors les mots et les phrases pour demeurer à la surface et ne pas être happé par les profondeurs et la déraison. 

Monsieur DesRochers est un véritable sorcier qui jongle avec des feux d’artifice et nous plonge dans un labyrinthe où le Minotaure vous guette de son œil noir. Rémi Roche, au bout de 336 pages bien serrées de son récit, se penche sur son clavier et écrit : «Est-ce que ça commence ainsi? Oui, il faut que ce soit comme ça. Pourquoi je me sens si bien?» Nous retrouvons l’incipit, le début de l’histoire. Nous voici au départ et au fil d’arrivée. Tout va recommencer peut-être, dans une autre utopie, avec un nouveau visage pour déjouer et bousculer le réel tout en se laissant emporter par les fantasmes et les obsessions. 

L’écriture pour Jean-Simon DesRochers est peut-être un éternel jeu de recommencements et de fausses intrigues qui ne cessent de le déstabiliser. Le masque miroir est une chorégraphie sur la fiction qui se faufile dans une histoire haletante et étrange. Non, jusqu’au recommencement. Et où est le vrai dans notre société quand un mythomane et un menteur compulsif veut redevenir président des États-Unis pendant que les continents sont ravagés par des tornades, des feux ou encore des pluies diluviennes. La planète est en train de chavirer et nos élus parlent de prospérité et de richesses. Nous sommes peut-être dans la plus folle des fictions et nous avons perdu contact avec le réel qui se manifeste de de façon brutale.

 

DESROCHERS JEAN-SIMON : Le masque miroir, Éditions du Boréal, Montréal, 342 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/masque-miroir-4057.html

mardi 17 septembre 2024

UNE COLÈRE QUI FAIT DU BIEN À ENTENDRE

LE DROIT à l’avortement est interdit dans la moitié des États du sud des États-Unis par la Cour suprême en 2022. Élisabeth Lemay, jeune écrivaine, le prend plutôt mal et ressent ça comme une agression contre son corps, sa liberté d’être et d’agir. Une attaque en somme contre toutes les femmes américaines et du monde. Quand on dépouille une femme de ses prérogatives, peu importe où elle se trouve, toutes écopent. On les prive d’une parcelle de leur être et de cette liberté que l’on proclame sur toutes les tribunes. Madame Lemay entreprend alors la rédaction de L’ÉTÉ DE LA COLÈRE pour exprimer son ras-le-bol de cette société patriarcale qui dicte depuis des millénaires ce que doivent dire et faire les femmes. Surtout, comment elles doivent être dans leur tête, leur corps et leur sexualité que les mâles définissent. Elle dénonce les règles écrites pour et par les hommes qui assujettissent les femmes et les privent d’une pensée personnelle et originale.

 

Ce jugement de la Cour suprême des États-Unis n’est qu’un exemple, un de plus qui marque le retour du machisme dans nos sociétés. Des phénomènes qui se multiplient sur la planète. Que dire de la situation en Iran après la mort de Mahsa Amini

L’horreur. 

Partout, des tensions déchirent les populations et créent des affrontements et des conflits aussi vieux que l’humanité. Nous n’avons qu’à nous souvenir des atrocités du colonialisme face aux nombreux peuples qui habitaient les Amériques et qui ont été quasi éliminés dans des guerres génocidaires. 

Nous n’échappons pas à ces tiraillements au Québec. Des remous et des différends qui ont du mal à s’exprimer et qui provoquent toujours des dérapages. C’est que nous sommes au niveau des croyances, de la foi, dans une pensée conçue pour et par les hommes. 

Élisabeth Lemay s’en prend à des habitudes gravées dans l’inconscient, qui ne s’expliquent pas et ne se justifient jamais. C’est peut-être pourquoi il est si difficile pour les femmes de se faire respecter et de trouver leur espace dans toutes les sphères de la société.

 

«C’est une guerre contre les femmes libres, les carriéristes et les bordéliques au réfrigérateur vide, celles avec des amants de passage qui vivent sans demander pardon. C’est une guerre contre notre place dans les tours de bureaux et les boys clubs. Contre notre ennui devant les tâches ménagères. Notre façon d’aimer le sexe autant que les hommes, de ne pas savoir cuisiner et de n’en avoir rien à foutre. C’est une bataille contre le plaisir que prennent les femmes dans leur sexualité déculpabilisée et leur indépendance dans cette chambre à soi dont parlait Virginia Woolf.» (p.12)  

 

Madame Lemay n’y va pas par quatre chemins. C’est direct, franc, percutant. L’écrivaine nous regarde droit dans les yeux et il est impossible de se dérober ou d’esquiver. J’adore ça. Elle frappe en plein cœur de la cible. 

 

«Et qu’on ne me dise surtout pas qu’ici, c’est différent. Je repense à mes ex. À mes histoires d’un soir. Je pense à Virginie Despentes pour qui la première règle du patriarcat, c’est d’exclure les femmes du domaine du plaisir. Aux hommes qui m’ont brisée. Je pense au retour de Julien Lacroix. À l’épidémie de drogue du viol. Aux jeunes filles à qui ont dit de surveiller leur verre dans les bars et aux garçons à qui on ne dit jamais rien.» (p.13)

 

J’aime cette façon un peu baveuse de m’interpeller, de dire ce que l’on tente toujours d’éviter et de repousser en répétant que nous sommes différents au Québec, permissifs et égalitaires. Pourtant, quand je me penche sur les statistiques depuis le début de l’année, le nombre de femmes tuées par des hommes me coupe le souffle. Quinze victimes en 2023 et déjà onze et plus, en 2024. 

 

TOUT LE MONDE

 

Madame Lemay apostrophe tout autant les hommes qui disent comprendre la situation des femmes et qui en profitent pour les manipuler. Je fais peut-être partie de ce groupe, je ne sais trop. On n’extirpe pas ses réflexes en claquant des doigts. Difficile d’échapper à un conditionnement qui a duré toute l’enfance et qui s’est imposé pendant des siècles. Il faut certainement toute une vie pour se défaire de cette manière de penser et d’agir. Tous les hommes, face aux femmes, sont comme des drogués qui peuvent retomber dans leurs habitudes à la moindre occasion.

L’écrivaine ne se ménage pas non plus et raconte comment elle a tenté de devenir celle qui vit avec une chaîne à la cheville, s’occupant des tâches ménagères, s’efforçant d’être la parfaite reine du foyer, la plus séduisante et sensuelle, attendant le retour du mâle pourvoyeur. Malgré tout ça, cette révoltée affirme que ce fut une période de sa vie où elle a été heureuse, n’ayant pas à se battre et à lutter pour être soi. Peut-être parce qu’elle adhérait à la norme. La liberté est exigeante et demande une vigilance constante. Pas facile d’être soi quand les balises tombent et qu’il faut s’inventer une manière d’être et forger d’autres pensées. 

Tout ça dans une société qui affirme haut et fort qu’au Québec, l’égalité entre les hommes et les femmes est non négociable et acquise! Le machisme et le patriarcat n’ont pas disparu avec la Grande noirceur et la fin de la fréquentation des églises. Il y a aussi le monde du travail et les écarts de rémunérations qui persistent malgré les luttes syndicales. Ces métiers que les femmes occupent sont moins valorisés et surtout moins payés. 

 

TÉMOIGNAGE

 


Élisabeth Lemay n’en reste jamais à la dénonciation ou à la rhétorique revancharde. Elle parle de son vécu, de ses expériences. C’est déstabilisant ses aventures avec des ombres fuyantes et des compagnons. 

 

«Je pense que j’ai été violée. C’est ce que j’ai lâché à mes amies, sans vraiment comprendre. L’été de mes vingt ans, j’ai fait l’amour avec le fils de mon patron. Je l’ai laissé me faire l’amour, devrais-je dire. On m’avait prévenue quand j’avais décroché l’emploi, sans vraiment dire de qui ou de quoi on me mettait en garde. On me lançait des fais attention à la figure.» (p.15)

 

Élisabeth Lemay unit sa voix avec celles de certaines écrivaines et philosophes, des battantes qui, comme Hilary Clinton et Monica Lewinsky, ont flirté avec le pouvoir et ont été attaquées et ridiculisées juste parce qu’elles étaient libres et croyaient qu’elles pouvaient faire tout ce que les hommes se permettent. Elles ont été apostrophées sur la place publique, sur toutes les tribunes par ceux qui avaient tout intérêt à le faire. Que dire de cet abominable Donald qui insulte Kamala Harris, la traite de folle, sans soulever un tollé de protestations ou de prises de position dans les médias pour condamner cet énergumène plus dangereux qu’un bol de nitroglycérine?

 

«On a beau vouloir, on n’efface pas des siècles de conditionnement aussi facilement. Il est plus simple, dans ce monde, d’être une boniche de maison qu’une sorcière moderne.» (p.71)

   

Un récit qui ne louvoie jamais, dérange, reste nécessaire, malheureusement. 

Je ne pense pas qu’on va en parler beaucoup cependant dans les émissions littéraires ou encore dans les pages culturelles. On fait ce que l’on a toujours fait devant ces écrits qui égratignent des habitudes et qui heurtent la censure patriarcale. 

J’en sais quelque chose. 

Après avoir publié Le réflexe d’Adam en 1996, je me suis buté à ce silence quand j’ai eu la témérité de réagir à la tuerie de Polytechnique et de stigmatiser les propos de Rock Côté dans Le manifeste d’un salaud. On a plissé le nez et détourné la tête. Une mention de mon essai à La bande des Six de Radio-Canada où Chantal Jolis a affirmé qu’on en avait assez des hommes roses

Tout était dit. 

Élisabeth Lemay se heurte à un mur et la meilleure manière de la paralyser, c’est de faire comme si… elle n’existait pas. Heureusement, Josée Blanchette dans Le Devoir a fait preuve de solidarité. 

 

LEMAY ÉLISABETH : L’été de la colère, Éditions du Boréal, Montréal, 176 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/ete-colere-4054.html