mardi 29 mai 2018

MON AMI LANGEVIN ET LÉONARD


Une version de cette chronique
a été publiée dans Lettres québécoises,
Numéro 168 décembre 2017,
consacré à Léonard Cohen.


Mon ami Gilbert Langevin surgissait souvent au milieu de la nuit quand je vivais à Montréal pour étudier la littérature et y apprendre la vie et l’autonomie. Il n’avait pas besoin de sonner. La porte n’était jamais barrée et il entrait sur la pointe des pieds, me demandait si je dormais. Je dormais, mais ne dormais plus et je passerais le reste de la nuit debout. Ses pas dans l’escalier me réveillaient toujours. J’avais l’oreille fine. Surexcité, incapable de rester en place, il tournait, déclamait ses poèmes, chantait l’une de ses chansons avant d’avaler une tranche de pain et de vider ma dernière bière. La plupart du temps, il ouvrait le frigo et se servait avant de me parler. C’était rue Rivard, un appartement sous les toits avec bain au milieu de la cuisine, juste sous le puits de lumière, dissimulé dans un grand coffre de bois avec couvercle. Je pouvais y faire trempette en trinquant avec les amis.

C’était une nuit d’automne, en 1969. Gilbert était plus nerveux que jamais. Il avait sorti un disque de sous son grand manteau noir qui était un véritable coffre aux trésors. Il avait secoué une pochette rouge avec la tête de Pauline Julien que l’on reconnaissait facilement. J’avais placé le disque sur mon pick-up et il m’avait fait écouter sa version de Suzanne.
— C’est du Cohen, du Léonard Cohen !
Il riait, secouait les mains, repoussait sa longue crinière noire. Il me parlait du poète anglophone de Montréal et je prenais conscience pour la première fois que mon ami parlait anglais ! Il le fallait parce qu’il avait traduit cette chanson. Il me parlait aussi d’Armand Vaillancourt que j’avais croisé une fois ou deux à l’Auberge du Canada.
Je n’avais jamais entendu le nom de Léonard Cohen avant. Gilbert chantait avec Pauline. Un duo improbable. Il était certain de devenir riche et promettait de fêter ça à la taverne Cherrier, rue Saint-Denis. Mais avec un sou par disque vendu en droits d’auteur, il aurait fallu en écouler quelques millions pour réussir à étancher notre soif.
Gilbert m’avait laissé Comme je crie, comme je chante bien sûr. Il donnait tout ce qu’il avait. Ses livres, des bouts de poème qu’il écrivait sur tout ce qui ressemblait à du papier. Mon seul disque dédicacé. Il avait écrit à mon frère de La Doré et avait dessiné des croix. Comme toujours. Gilbert dessinait quand il écrivait. J’avais eu la chance de voir son manuscrit Ouvrir le feu et c’était un mélange de dessins, de gargouilles, de croix et de signes cabalistiques avec les poèmes bien sûr. Je ne sais pas ce qu’il a fait de ces manuscrits. Sans doute qu’ils sont aux Archives de la Bibliothèque nationale du Québec où il a cédé une partie de ses écrits, il me semble.

DÉPART

Et il était reparti quand le matin était bien installé, quand il n’y avait plus de bières dans le frigo. J’attendais ma paye de la Commission scolaire des écoles catholiques de Montréal où je faisais de la suppléance pour survivre et acheter d’autres bières. Je l’avais regardé s’éloigner, allant vers la station de métro Mont-Royal, fragile sous son grand manteau noir, gesticulant, souriant et chantant peut-être parce que certains piétons se retournaient sur son passage.
Une vraie curiosité que ce manteau. Il avait fixé plusieurs articles le concernant à la doublure. Lors de nos soirées bien arrosées à La Casa de Pedro ou à l’Auberge du Canada, il ouvrait son manteau et je pouvais lire une critique récente, une entrevue dans un journal pendant qu’il faisait les yeux doux à l’âme sœur que je venais de croiser. Il jurait que ça le tenait au chaud en hiver. Les coupures de presse, les entrevues, les critiques, qu’on se le dise, ça isole parfaitement un manteau.
Je m’étais habitué à ces visites. Je me réveillais souvent avant qu’il ne grimpe l’escalier étroit, avant qu’il ne pousse la porte, chante, me raconte qu’il avait failli vendre l’un de ses vers à Gaston Miron pour deux dollars. Ces matins-là, quand on requérait mes services dans une école, je m’y rendais en bâillant. Je ne pouvais refuser un remplacement. J’avais besoin d’argent et l’école Marquette requerrait souvent mes services.

JEAN-PAUL

Une nuit, Gilbert avait décroché le combiné du téléphone et composé un numéro qui ressemblait à la formule de Pi. Il avait réussi à rejoindre Jean-Paul Sartre à Paris. J’étais abasourdi. Ébaubi. Jean-Paul Sartre était au bout du fil.
— Comment ça va dans ton néant ? avait lancé Gilbert.
Je me tenais les côtes tellement je riais.
Il voulait lui faire écouter sa version de Suzanne. Sartre connaissait le poète et le chanteur. C’est du moins ce que Gilbert prétendit après. Encore une fois, il m’avait tenu debout jusqu’aux premières lueurs de l’aube et j’avais affirmé, quand le téléphone avait sonné pour me demander d’aller à l’école Saint-Michel, que j’avais une grippe de cheval. Juste à entendre ma voix caverneuse, la pauvre fille avait pensé que j’étais presque à l’article de la mort ou que je m’exerçais à parler comme Léonard Cohen.
Tout s’était compliqué pendant la crise d’Octobre. Gérald Godin, Pauline Julien et Gaston Miron étaient en prison. Gilbert circulait, récitait ses poèmes, hurlait en vain. J’ai pensé qu’il voulait plus que tout se retrouver derrière les barreaux. Il m’en avait voulu quand deux policiers étaient venus fouiller mon appartement, me demandant si j’étais Paul Rose. Les agents n’avaient même pas soulevé le couvercle du bain. J’aurais pu y cacher un membre du FLQ et de la dynamite. Qui aurait pensé trouver un révolutionnaire dans un bain au milieu d’une cuisine ?
J’ai appris récemment qu’il se réfugiait chez son frère Roger alors et qu’il amusait les enfants en racontant une histoire étrange. Il avait inventé un personnage glabre d’un côté et tout poilu de l’autre. C’est son neveu Jérome qui m’a raconté cette histoire lors de son passage au Saguenay pour un spectacle de France Bernard qui interprète les chansons de Gilbert de façon magnifique. Je ne savais rien de ce personnage et encore moins que Gilbert s’était caché pour échapper à la police. Il faut toujours se méfier de sa version de la grande et petite histoire.
Gilbert était apparu quelques nuits plus tard. Je commençais à être inquiet. Il avait bu deux bières avant de raconter que dans l’après-midi il avait descendu la rue Saint-Laurent du nord au sud en caleçon sur une vieille bicyclette. La grande combine de luxe avec sortie de secours à l’arrière s’il vous plaît. Il avait chanté toutes ses chansons subversives. Les gens souriaient, certains applaudissaient, mais pas un policier ne s’était approché.
Et il avait regardé autour de lui pour s’assurer que personne ne pouvait l’entendre. J’avais soulevé le couvercle du bain pour lui prouver qu’il n’y avait que nous deux dans l’appartement.
— La police sait que je suis une bombe à retardement. Si elle m’arrête, ce sera la guerre civile au Québec.
Je ne contredisais jamais Gilbert.

LE RETOUR

Et je suis rentré dans mes terres de La Doré avec le disque de Gilbert et de Pauline pour devenir écrivain à temps plein. J’ai trouvé une grande maison dans un bout de rang où il y avait toutes les hirondelles du monde, des marmottes, un renard un peu farouche et du silence, beaucoup de silence. Les quelques maisons voisines étaient désertées et ne reprenaient vie que pendant une courte période de l’été. Le rang s’était vidé et presque toutes les habitations avaient été déménagées au village. Je pouvais y écouter Suzanne en y mettant toute la puissance, faire trembler les vitres. Les hirondelles avaient hésité un peu au début et s’étaient vite rapprochées quand Pauline se lançait. Je pense que notre diseuse nationale plaisait aux oiseaux, particulièrement aux hirondelles et aux pics dorés.
Après une absence de quelques jours, j’étais revenu dans mon refuge… Tous mes disques et le petit pick-up avaient disparu. Quelqu’un, un admirateur de Suzanne peut-être, ou de Pauline Julien avait tout emporté. Gilbert avait applaudi quand je lui avais raconté qu’un voleur s’était enfui avec mes disques et son Comme je crie comme je chante. J’avais peut-être été téméraire en ne mettant pas de serrure sur la porte. N’importe qui pouvait entrer dans ma maison. Il avait raconté partout qu’un voleur était venu dans ma maison du bout du rang pour s’emparer de son disque. Il y avait aussi tout Léo Ferré, Jacques Brel, Georges Brassens et Moustaki mais ça, il n’en parlait jamais.
J’avalais un peu de travers. Mon manuscrit Le Violoneux était bien en évidence sur la table de bois qu’un ami m’avait prêtée. Ma prose avait laissé le filou indifférent. Un amateur de musique, un fanatique de Cohen, je ne saurai jamais. Si au moins mon manuscrit avait disparu. Mais, à bien y penser, heureusement que le voleur n'a pas touché à mon roman, parce que je n’en avais qu’une copie.
Je pense souvent à ce beau disque. Il m’arrive de me réveiller en sursaut et d’entendre Gilbert chanter en ouvrant les bras comme s’il dansait avec Pauline dans une valse à contretemps. Gilbert avait appris la musique et les chants à l’église de mon village de La Doré. Il y avait un soupçon de grégorien dans son phrasé et ses mélodies que je connaissais par coeur. Il m’a chanté tout son répertoire pendant ces nuits où j’avais l’impression d’être seul à un concert. Je ferme les yeux et j’entends encore sa voix éraillée.
— « Quand on fait de la peine, à son meilleur ami…  »

J’adore cette chanson et aussi Suzanne de Léonard Cohen que j’écoute dans plusieurs versions maintenant, ayant un faible pour l’interprétation d’Alain Bashung. Mais comment oublier la voix de mon ami Gilbert et ces nuits folles ?