LOUIS HAMELIN, dans Les héritiers de Don Quichotte, revient sur ses lectures des écrivains du Québec et son amour pour la littérature américaine. Pas de quoi s’étonner parce que j’étais un de ses fidèles quand il chroniquait sur le sujet dans Le Devoir. Il y a cependant de belles surprises dans ces réflexions qu’il présente en plusieurs étapes. Il s’attarde d’abord à Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Ferron, analyse aussi le parcours de quelques prosateurs américains (Hemingway et McCarthy), les adaptations de romans en films, aux téméraires qui continuent de construire des fictions, alors que les prophètes annoncent que le volume est voué à disparaître. Seuls des nostalgiques prendraient encore le temps de lire des livres imprimés.
Belle attention que celle d’Hamelin pour Victor-Lévy Beaulieu et Jacques Ferron. On le sait, les deux écrivains furent proches à un certain moment, surtout Beaulieu, qui voyait en Ferron un modèle et un père littéraire. Hamelin réfléchit surtout à la question du grand écrivain national qui a obsédé beaucoup de romanciers et de poètes de ma génération. Un sujet devenu insolite et un peu obsolète. Pourquoi jongler avec cette affirmation lorsqu’on refuse de se donner un pays, un vrai dans ce Canada plus que jamais écrianché avec les pirouettes de Trudeau fils, qui s’accroche au pouvoir comme un naufragé ? Ce problème fait partie de nos étranges habitudes de se doter d’une « fête nationale », d’une « assemblée nationale » et d’une « capitale nationale » quand il manque l’essentiel : le pays. On parle même d’une constitution maintenant. Je ne sais s’il y a beaucoup de pays qui ne sont pas des pays qui possèdent leur constitution.
Cette question de l'écrivain national a tracassé Hubert Aquin et Gaston Miron, qui s’est fait le mage de l’indépendance et du pays à venir.
J’aborde ce sujet dans ma trilogie Presquil, dont le premier tome a paru sous le titre des Revenants. Victor-Lévy Beaulieu obsède mon personnage et l’empêche de fonder sa propre écriture. Le Victor-Lévy Beaulieu, qui s’est accroché à des auteurs connus et encensés, pour se hisser à leur niveau et devenir l’un de leurs pairs. La liste est impressionnante : Victor Hugo, Jack Kérouac, James Joyce, Friedrich Nietzsche, Herman Melville, Mark Twain, Jacques Ferron, Yves Thériault et même Voltaire. En les entraînant dans une forme d’essai ou de lecture intime et singulière, le barde des Trois-Pistoles se faufilait dans leurs univers et pouvait parler avec eux d’égal à égal.
Louis Hamelin aborde aussi l’une des grandes obsessions de Beaulieu, soit le matériau de l’écrivain : la langue. Quel langage utiliser au Québec, celui qui court les rues des villes ou encore qui flâne sur les chemins de campagne ; celui qui reprend en échos les imprécations des travailleurs, des forestiers et des ouvriers en usine. Ce dialecte qui passe très bien au théâtre et que Michel Tremblay a fait résonner de toutes les manières possibles. Ce parlé a pourtant du mal à s’installer dans la fiction et dans les essais. Le sujet était sur toutes les lèvres à une certaine époque au Québec.
« Mais est-ce que, vraiment, sans pays (au sens onusien du terme), pas de grand écrivain ? Et un déficit de père symbolique entraîne-t-il forcément un défaut de grandeur littéraire ? Il n’y aurait, en somme, pour la littérature, point de salut hors de l’ordre patriarcal ? » (p.22)
Tous les essais de Beaulieu sont des tentatives d’approche de ce père symbolique, de dire le pays dans une langue sienne et singulière. L’auteur de Race de monde inventera sa langue avec le marteau du grand-père forgeron, frappant sur l’enclume pour se donner une voix, à la manière de James Joyce, qui s’est appuyé sur le « flux de conscience » et une improvisation linguistique et sonore. Beaulieu finira par tricoter une langue tout à fait sienne, pleine de circonvolutions et d’expressions un peu bancales qui colorent ses publications.
« Le joual en littérature, c’est écrire comme on parle. Le flux de conscience, c’est écrire comme on pense. Race de monde est le seul roman que je connaisse qui est écrit en bébé. En bébégayant. Le joual de Tremblay avait maintenant son petit-cousin demeuré à la campagne : le vavache. » (p.31)
Regard cinglant de Louis Hamelin sur la manière de dire de Beaulieu, mais comment lui donner tort. Beaulieu a torturé la langue dans nombre de ses romans et parfois, je l’avoue, il m’a laissé perplexe même si j’admire l’homme. Non, je n’adhère pas à tout ce qu’il a publié. Mais, je n’ai jamais oublié qu’il a été mon premier éditeur et qu’il a été comme une sorte de frère dans mon cheminement d’écrivain.
« Quelques années et une poignée de livres plus tard, Beaulieu avait défriché et marqué son territoire langagier. Il y avait désormais un son, une syntaxe VLB (“Comme je m’appelle, ça pas si tellement d’importance” ; “[C] e que je porte en moi, rien de plus qu’un monde étrange, silencieux et impersonnel”), aussi distinctifs que les trois petits points de Céline et les étranges choix d’adverbes et d’adjectifs d’un Borges. » (p.33)
Je n’ai pas échappé à cette tentation dans La mort d’Alexandre où j’ai traduit les dialogues de mes personnages (puisés dans ma famille avec ma mère au centre comme il se doit) en me collant à l’oralité. J’ai reproduit notre manière de parler en utilisant la transcription phonétique. Je me suis rendu compte rapidement que je m’enfonçais dans un bourbier et j’ai vite abandonné cette direction. Au théâtre, oui, mais pas dans un roman.
Hamelin me rejoint beaucoup dans sa fascination pour le refuge, le camp retiré dans la forêt au bord d’un lac. L’auteur de La rage a tenté l’aventure comme bien des écrivains de ma génération. Je pense à Paul Villeneuve, qui, après des débuts fulgurants, s’est terré dans un boisé du Lac-Saint-Jean pour n’en ressortir que vingt ans plus tard en ayant laissé tous ses mots entre les arbres. Lui aussi était obsédé par l’œuvre totale et le grand roman qui marquerait notre présence en Amérique. Johnny Bungalow est un pas dans cette direction.
Ma réclusion pendant toute une année au bout d’un rang, tout près de la rivière Ashuapmushuan, aura été un passage à vide. Je n’ai rien écrit pendant cet ermitage. Il m’a fallu un demi-siècle presque pour récupérer ce bout de vie et en faire le matériau de ma trilogie Presquil. N’est pas Henry David Thoreau qui veut. Écrire n’est pas se retirer du monde, Paul Villeneuve l’a payé chèrement, mais c’est surtout se rapprocher des autres pour les écouter et les voir se débattre dans leur quotidien.
TRADUCTION
Les traductions françaises de certains ouvrages étasuniens obsèdent un peu Louis Hamelin, surtout les fictions où il est question de sports. Il s’en est moqué souvent dans ses chroniques et il ne résiste jamais à la tentation de revenir sur le sujet. Dans un chapitre nommé L’utilité du chef-d’œuvre, l’essayiste nous plonge dans une série de romans et nouvelles que je ne connaissais pas. Nous n’empruntons pas tout à fait les mêmes parcours dans nos lectures. Je consacre près de 90 pour cent de mon temps aux auteurs du Québec et je suis assez ignorant des nouveautés françaises et américaines. Il y a certains prosateurs étrangers que je suis avec bonheur tout de même.
Et il y a les films, les ouvrages qui inspirent une production où l’image prend toute la place. Une trahison du texte premier dans bien des cas, mais aussi des réussites, de véritables bijoux. On pourrait s’attarder à Maria Chapdelaine, qui a vu quatre réalisateurs s’attaquer à ce roman pour en faire un film avec ses particularités et ses couleurs. De plus, nos grands classiques, tels que Le Survenant, Les Plouffe et Un Homme et son péché, ont donné lieu à des œuvres télévisuelles et cinématographiques originales et importantes. Pourquoi Le torrent d’Anne Hébert a-t-il autant fasciné le monde du cinéma ?
HÉRITAGE
L’aventure de Louis Hamelin se termine par une réflexion sur le futur de l’écriture. Dans ce segment : Les héritiers de Don Quichotte, le romancier demande si les écrivains doivent être engagés. Une question que l’on se pose de génération en génération sans pourtant y apporter une réponse satisfaisante. Si les artistes et les écrivains étaient quasi unanimes derrière le projet du Parti québécois en 1976 et de l’indépendance, il en est autrement de nos jours. La priorité des créateurs et des créatrices pencherait certainement plus du côté de l’environnement et des changements climatiques que de ce projet politique, même si cette idée est encore nécessaire et vitale pour la culture francophone et l’avenir des descendants de ces « blancs coloniaux » venus en terre de Nouvelle-France.
Il me semble que tout écrivain, à son corps défendant, participe à son milieu, à un groupe, à une famille ou à une revendication. La vraie question devrait se formuler ainsi : l’écrivain doit-il être militant ? Militant écologiste, de la souveraineté du Québec ou pour les droits des minorités. Je constate aussi que les écrivains et écrivaines s’intéressent de plus en plus à leur « je » et à leur « moi ».
Tout est dit.
Bien sûr, le créateur peut exprimer ses idées et défendre des causes comme tout le monde. Un politicien plaide sa vision de la société et personne ne va lui reprocher d’être militant. Pour ma part, je ne demande qu’une chose à une œuvre littéraire, soit d’être captivante, fascinante et vivante, qu’elle évite les sermons et les prêches qui lassent rapidement.
« Et il me vient aussitôt cette question : à quoi rime d’écrire des romans en 2024 et d’en faire ton activité principale alors que nous avons tout lieu de soupçonner que la lecture de la page imprimée ou électronique, victime de l’atomisation des facultés cognitives, aura cessé d’exister en tant que loisir autour de 2050 ? » (p.208)
La littérature ne doit pas être reléguée au rang de loisir, mais demeurer une activité essentielle à la pensée et à la santé intellectuelle. Nier cette exigence nous pousse vers la catastrophe. Louis Hamelin a le droit de s’inquiéter de la bêtise que véhiculent les médias sociaux. Pire, cette absence de réflexions et de raisonnement, cette ignorance et cette médiocrité se retrouvent à la direction politique aux États-Unis. Les livres, le roman, l’essai, la poésie demeurent un rempart contre le crétinisme, surtout pendant les périodes d’obscurantisme et de régression.
Louis Hamelin le sait.
Peu importe les chemins qu’il emprunte, l’humain a besoin de se raconter et d’écouter des histoires. Nous continuerons d’inventer des fables pour nous secouer, nous ébranler, nous calmer ou nous effaroucher. La culture trouve toujours le moyen de se glisser dans l’ailleurs et la fiction échappe à toutes les tentatives d’étouffements. Donald Trump, encore lui, est certainement le plus grand mythomane de notre époque et le voilà président des États-Unis. Le hic, c’est que l’illusion, l’imagination, la chimère a quitté le champ de la littérature pour s'installer dans le politique et proclamer que c’est désormais la seule vérité. Tronquer la nature même de la fiction devient particulièrement dangereux. Trump est un menteur pathétique et sa doublure (il joue au président) occupe la première place aux États-Unis. Jamais la fable et l’utopie n’ont été si présentes dans notre quotidien, pour le pire.
HAMELIN LOUIS : Les héritiers de Don Quichotte, Éditions du Boréal, Montréal, 216 pages.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-heritiers-don-quichotte-4074.html