mardi 25 juin 2019

LE MONDE FASCINANT DE L’ÉDITION

RAOUL DUGUAY
C’était en1984, non pas dans la pensée de Georges Orwell, mais dans l’euphorie des premiers soubresauts de Sagamie/Québec, une coopérative d’édition un peu délirante au Saguenay qui voulait changer nos regards sur la société, l’écriture et l’environnement. Pas que les directeurs littéraires nous regardaient de haut, mais nous avions envie de voir ce qui se tramait entre les lignes, de nous faufiler dans les méandres de la fiction, nous lancer à la conquête de la galaxie avec des amis qui ne parlaient que de leurs découvertes de lecture quand nous nous retrouvions autour d’une table, avec un verre de bière. Inventer un livre est relativement facile, présenter un ouvrage excellent devient un exploit. Maintenant, avec l’informatique, un peu tout le monde peut s’improviser écrivain et avoir son nom sur un objet qui ressemble à un roman ou un recueil de poésie. Mais toucher l’amoureux des mots, le vrai, l’accompagner sur l’espace d’un texte est une tâche parfois aussi difficile que d’aller faire des bonds sur la lune.

Une vingtaine de téméraires ont d’abord puisé dans leurs économies pour les premières publications, un montant qui nous a permis de payer l’imprimeur. Après, nous avions une grande boîte d’idées pour rejoindre ceux que la fiction fascine. Première équipée : Traces, un collectif de nouvelles d’une quinzaine d’auteurs du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Simultanément, la poésie de Carol Lebel et Maurice Cadet, un Haïtien devenu bleuet foncé qui enseignait à Alma. Bien plus, nous avons lancé Ultimacolor de Gilbert Langevin en 1988. Tout allait bien et l’avenir ouvrait ses portes devant nous. Tous portions fièrement le T-shirt de la relève qui s’était imposée un peu partout et surtout nous voulions démontrer qu’il était possible d’éditer des livres, de faire connaître de bons écrivains hors de Montréal. J’envisageais même une succursale à New York pour faire un clin d’oeil à Paul Auster qui venait d’offrir sa Trilogie new-yorkaise et à San Francisco en souvenir de Jack Kerouac et Lawrence Ferlinghetti. Tout devenait réalisable. À nous l’avenir, le monde et ses dépendances !

LA FUITE

Notre directeur général, après l’obtention d’une importante aide financière du Conseil régional de développement (CRD) pour une collection de biographies d’artistes (il était question de Daniel Lavoie si je me souviens bien) a eu la bonne idée de prendre la route du parc des Laurentides avec la caisse dans le coffre de sa minoune. Disparu sans laisser d’adresse dans Montréal en 1990, un refuge parfait pour le filou qui veut changer de vie. Plus de traces, plus de nouvelles, plus de projets, plus un sou, obligation de fermer les portes, de payer certaines factures. Notre arnaqueur avait emporté bien plus que l’argent des subventions, il avait décampé avec notre rêve le plus fou et le plus extravagant. L’aventure avait pourtant eu de beaux moments au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Le lancement d’Ultimacolor de Gilbert Langevin avait eu du succès et un hommage bien senti lui avait fait essuyer quelques larmes sur la grande scène, surtout pendant le court témoignage de Gaston Miron. Notre poète, qui avait le sens des affaires ayant été lui même éditeur, donnait son recueil à tous les visiteurs qui approchaient du stand. Un peu plus et il écoulait notre premier tirage en une seule soirée.

MUTATION

À mon entrée en littérature, le monde de l’imprimé était en effervescence. Il y avait le Cercle du livre de France qui était là depuis la venue de Jacques Cartier, il me semble, et Fides qui m’avait enchanté avec cette belle collection Nénuphar dont je parle si souvent.
La maison dont rêvaient tous les auteurs, ceux qui portaient fièrement le dossard de la jeunesse, était Les éditions du Jour de Jacques Hébert. J’ai eu la chance de m’y faufiler. Pour tout dire, c’est arrivé encore une fois par Gilbert Langevin, je l’ai appris des années plus tard. Il avait exigé de Victor-Lévy Beaulieu qu’il publie L’Octobre des Indiens en même temps que Ouvrir le feu et Stress. Sinon, il menaçait de planter sa poésie dans un autre terreau. Ça s’appelle entrer par la porte d’en arrière dans le monde de la célébrité. J’y ai rencontré Victor-Lévy Beaulieu et cela changea ma vie de futur écrivain. Je le suivrais dans ses multiples migrations. VLB Éditeur et Les Éditions Trois-Pistoles surtout.
Tous les lancements du Jour avaient lieu rue Saint-Denis, à Montréal. J’y ai croisé Jacques Ferron, Pauline Julien et Gérald Godin, plusieurs romanciers aujourd’hui inconnus. Une parution de Marie-Claire Blais faisait courir les foules et même les journalistes. Avec madame Blais, il y avait des lecteurs jusque sur le trottoir et impossible d’avoir accès au buffet. Je ne ratais jamais un de ces événements arrosés. Gilbert et moi étions des participants enthousiastes et il était particulièrement difficile de nous éloigner du bar.
Semaine après semaine, Gilbert devait me présenter à Jacques Hébert. Il ne se souvenait jamais de moi et c’est alors que j’ai commencé à avoir des doutes. Monsieur Hébert n’avait certainement pas regardé mon chef-d’oeuvre. L’impression d’être un écrivain invisible chez son éditeur a quelque chose de désagréable et de frustrant. « Être et ne pas être », voilà la question qui me hantait et qui me taraude toujours.

SIGNATURE

Comment oublier le jour où je suis devenu écrivain professionnel, ce moment où j’ai signé un contrat d’édition avec Victor-Lévy Beaulieu qui fumait sa pipe dans son petit bureau en secouant sa grosse barbe qui me faisait envie. La mienne était plutôt courte et refusait de dépasser une certaine longueur. J’étais fébrile, nerveux, comme si j’allais dire oui à cette fille qui m’étourdissait et me retournait l’âme devant le curé Gaudiose, dans l’église de La Doré. Par hasard, je me suis retrouvé avec Raoul Duguay dans l’antre du directeur littéraire. Il publiait L’apokalypsô si je me souviens bien. J’étais prêt à tout accepter sans me pencher sur une ligne, à vendre mon corps au diable et à VLB pour voir mon nom sur la page d’une plaquette de poèmes. Duguay étudiait chaque article, posait des questions, évaluait le pour et le contre, soupesait encore chaque bout de phrases pour en trouver toutes les interprétations possibles. Ce qui aurait dû se régler en quelques minutes avait pris des heures. J’avais eu ma leçon : ne jamais signer un contrat sans l’avoir examiné à la loupe.

MIGRATION

Et puis Victor-Lévy Beaulieu a quitté la rue Saint-Denis pour faire un détour par L’Aurore, avant de fonder VLB Éditeur. Je l’ai retrouvé avec La mort d’Alexandre qu’il accepta avec enthousiasme. Je lui avais été infidèle pour Le violoneux, m’égarant au Cercle du livre de France à cause de Guy-Marc Fournier, un ami journaliste et écrivain du Lac-Saint-Jean, le grand responsable de mon entrée dans le monde de la presse.
Il était arrivé comme ça pour me surprendre dans ma vaste demeure de La Doré où je m’étais réfugié pour apprivoiser les phrases. Je venais de publier Anna-Belle. Il voulait une entrevue parce qu’il collaborerait avec le journal Le Quotidien. Je ne sais comment il avait appris que j’étais là. Il faut dire que Guy-Marc savait tout ce qui se passait au Lac-Saint-Jean. Après des heures à discuter et à vider des bières, l’idée de changer de métier nous est apparue comme allant de soi. Lui s’installerait dans ma grande maison du bout du rang et je déménagerais à Roberval pour emprunter son veston de correspondant et piégeur de nouvelles. Ce fut fait. C’est comme ça que je suis devenu journaliste. Le hasard fait toujours bien les choses, surtout dans mon cas. L’auteur de Ma nuit et Les ouvriers m’avait incité à envoyer mon manuscrit chez son éditeur. Une aventure décevante. Je n’ai jamais rencontré Pierre Tisseyre, jamais mis les pieds dans les bureaux de cette entreprise qui avait fait d’Alice Parizeau une vedette, jamais dit mon mot pour la jaquette qui aurait pu inspirer Stephen King. Le roman le plus laid au Québec en 1979, j’en suis convaincu. J’aurais pu remporter le prix Horreur s’il avait existé. Monsieur Tisseyre m’avait laissé entendre qu’il me publiait parce qu’il avait reçu une subvention d’Ottawa. Ma prose ne semblait guère l’édifier et je ne crois pas qu’il se soit attardé aux aventures de Philippe Laforge, un personnage qu’aurait pu imaginer Jacques Ferron ou Yves Thériault. Ce fut pourtant mon best-seller.

ANDRÉ VANASSE

Un peu plus tard, je me suis retrouvé chez Québec-Amérique avec André Vanasse pour Les oiseaux de glace. Une autre rencontre qui allait bouleverser ma vie. Vanasse devait lancer XYZ Éditeur peu après, devenant le mentor de plusieurs de mes livres, un ami et un confident. Cet homme généreux lit encore mes manuscrits. Je suis le plus grand des chanceux parce que c’est un redoutable pisteur et un œil de lynx. Sans lui, Le voyage d’Ulysse n’aurait jamais vu le jour. Ce fut lui aussi qui a pris le risque de publier nos pérégrinations à l’étranger et au Québec quand tous boudaient le récit de voyage. Il a fait de Un été en Provence, écrit en collaboration avec Danielle Dubé, un succès.
Depuis, j’ai compris que les maisons d’édition au Québec ont la vie brève et durent le temps que le fondateur s’y épuise. Des entreprises que j’imaginais indestructibles ont disparu lors d’une vente, d’une transaction ou encore pour des raisons obscures. Un monde fascinant qui ne cesse de muter.
J’aurais adoré devenir directeur littéraire, pour l’amour du texte, les discussions avec les ouvreurs de mots et le plaisir de concevoir un objet attirant. La joie de pousser un récit « dans ses grosseurs » comme dit l’ami Victor-Lévy. J’ai fait une incursion dans cet univers avec Jean-Claude Larouche. Une expérience qui m’a fait surtout connaître l’étrange vie des manuscrits et le contact avec certains auteurs qui tentaient de me convaincre qu’ils étaient des génies et que leur histoire serait un triomphe international. Bien plus, Hollywood les attendait. C’était l’époque des Filles de Caleb d’Arlette Cousture et j’ai lu des dizaines de pâles copies de ce très beau roman. Tous avaient une tante dans le grenier ou une mère sans peur et sans reproches. J’ai compris depuis que nombre de gens qui veulent entrer en écriture suivent la courbe des succès du jour.

ÉPOPÉE

Le monde de l’édition au Québec est une véritable épopée avec ses hauts et ses bas, ses exploits et aussi de magnifiques échecs. Qui va nous offrir un essai sur les remous de l’aventure littéraire au Québec à partir des années 70, où les entreprises se sont laïcisées (c’est malheureusement encore d’actualité), diversifiées et même spécialisées avec La courte échelle qui a rejoint des milliers de jeunes. Tous ont réussi avec plus ou moins de facilité à se frayer un chemin vers la modernité et à faire un travail professionnel. Beaucoup de petits artisans surgissent chaque décennie pour s’imposer ou vivre le temps de quelques livres comme nous l’avons fait avec Sagamie/Québec.
Je regarde souvent le recueil de mon ami Carol Lebel, son si beau titre qui me fait toujours rêver : Difficile de respirer dans les yeux des autres. Juste cette phrase méritait la publication.
Et que dire d’un poème qui vient me hanter comme l'appel d’un gong.
« Toute la matière à peser
   dans l’idée du territoire d’autrui
   ça inquiète ça blesse l’équilibre de la lumière » [1]
Des aventures où beaucoup des écrivains ont tout perdu, un monde qui ne cesse de se régénérer pourtant. Le plus intéressant a été de voir naître des petites maisons qui ont su se démarquer en travaillant hors Montréal, ce qui semblait impossible dans les années 70. Chose certaine, il y a toujours quelqu’un pour ouvrir une fenêtre, faire un pas vers ces inventeurs d’histoires qui me fascinent depuis que j’ai lu mon premier livre. C’est le plus important. Et j’applaudis quand de nouvelles figures s’imposent sur le plan international. Que d’aventures après Traces, la folle décision de mes amis rêveurs qui croyaient aux mots et aux phrases. Peu ont continué sur les chemins de l’écriture dans ce groupe d’audacieux, mais ce qui compte, c’est d’avoir osé, de concrétiser une idée même si elle est devenue un splendide désastre.


Une version de cette chronique est parue dans LETTRES QUÉBÉCOISES, Numéro 174, juin 2019.




[1] Lebel Carol, Difficile de respirer dans les yeux des autres, poésies, Sagamie/Québec, 1984.