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mardi 14 novembre 2017

STÉFANIE CLERMONT FRAPPE FORT

Photo: Annik MH de Carufel Le Devoir
STÉFANIE CLERMONT présente un recueil de nouvelles très différent de ce que je lis habituellement. Trente-trois textes consistants qui m’ont entraîné dans l’univers de quelques amies qui font un bout de route ensemble, se quittent pour se retrouver plus loin, plus tard. La vie fait souvent ça. Elles partagent un appartement, migrent, reviennent, vivent des amours, ont le malheur de perdre un proche qui n’en pouvait plus d’être prisonnier de la vie et de son corps. Céline, Julie et surtout Sabrina, la narratrice, m’ont fait vivre leurs grands et petits malheurs, leurs remises en question et leurs hésitations.

Le titre m’a intrigué pendant toute ma lecture et je n’ai compris véritablement qu’à la toute fin. Imaginez un jeu qui ressemble un peu au Combat des livres que présentait jadis Radio-Canada. Une émission littéraire disparue. Une autre. Il semble n’y avoir que des regrets à la radio de Radio-Canada depuis un certain temps.
Dans la toute dernière nouvelle, les participants choisissent des chansons, de la musique et les confrontent, trouvent un gagnant, un moment musical qui touche et bouleverse. La vie n’est peut-être que ça, un jeu où il y a toujours des perdants, un gagnant qui n’est peut-être pas celui que l’on croit. Un moment d'illumination et après...
Sabrina va de petits emplois en petits emplois au lieu de s’attarder à l’université comme certaines de ses amies. Comme vendeuse de fruits et légumes au marché Jean-Talon, elle jongle avec d’étranges idées. C’est une rêveuse qui pense toujours être ailleurs, qui a du mal à savoir de ce qu’elle veut.

Souvent, je pensais à l’émeute. Aux kiosques renversés transformés en barricades, aux barbecues en feu, aux caisses enregistreuses grandes ouvertes, À l’huile végétale qui dégoulinait, aux œufs cassés, aux fraises écrasées, au verre brisé qui tomberaient des étagères, formant une chute de liquide visqueux et coupant qui se répandrait entre les rangées et ferait glisser et tomber tous les clients, leur déchirant le visage. Je me disais : je ne nettoierai jamais au lendemain d’une émeute. Mais au fond, je n’en savais rien. Comment savoir jusqu’où la vie me mènerait ? (p.36)

Après, quand elle a un peu d’argent, elle part pour voir peut-être si la vie est différente ailleurs. Toutes, malgré des chemins particuliers, ont du mal à se faire une place, à vivre sans penser que tout peut basculer un matin. Pas facile de trouver son lieu dans un monde toujours en train de changer. La société ne décide plus rien d’avance et il n’est plus question de se glisser dans les tâches qui ont toujours été dévolues aux femmes et aux hommes comme c’était le cas dans mon enfance. Il faut des choix maintenant, souvent rompre avec son milieu, s’inventer un travail et se retrouver comme dans une autre dimension. Il faut muter peut-être plusieurs fois dans sa vie.
Sabrina vient d’Ottawa, une ville qui n’occupe pas beaucoup de place dans notre littérature, du moins dans les livres que je lis. Elle y fait des retours sporadiquement et c’est intéressant de parcourir cette ville que je connais si mal. Toutes cherchent, partent, reviennent. 
Montréal devient le port d’attache. 
Le jeu de la vie ou de la musique veut cela. C’est le quotidien de Julie et de Céline, de Sabrina et Jess, une contestataire américaine qui cherche à réinventer la vie en squattant des édifices abandonnés. Elle revendique le droit de les occuper légalement dans des batailles juridiques contre les spéculateurs. Cette croisade exige du temps et de l’argent, du courage parce qu’elle ne peut compter sur les marginaux qui l’entourent, les prédateurs qui souillent tout ce qu’ils touchent.

AVENTURE

Les amours perturbent le quotidien, laissent des séquelles indélébiles. Comment oublier Vincent, le grand ami de Sabrina qui s’est suicidé ? Il n’arrivait plus à respirer. C’est la réalité maintenant. Certains se battent, d’autres font des dépressions, plusieurs mettent fin au jeu.
Céline poursuit des études, Julie vit différentes vies en étant un moment tatoueuse. Sabrina ne s’est jamais entendue avec ses parents et a rapidement eu envie de prendre le large.

Depuis un an environ, c’était la guerre avec mes parents. J’avais beau me résoudre à améliorer nos liens, tout ce qu’ils faisaient me semblait insipide et tous leurs reproches me piquaient au vif. Il ne me restait que quelques mois avant de finir le secondaire. Dès que j’ai mon diplôme, je sacre mon camp, me suis-je promis. (p.46)

Ses amis discutent de la société que l’on conteste ou que l’on accepte, que l’on souhaite changer et s’étourdissent dans ces longues rencontres qui semblent ne jamais avoir d’issues. Tout ça laisse Sabrina indifférente. Elle ne participe jamais à ces affrontements. Pourtant, elle partage les mêmes questionnements, un même sort. Comment changer les choses ? Jess le fait dans sa bataille devant les tribunaux, malgré les fainéants qui s’accrochent à elle.

Une demi-douzaine de punks étaient étendus dans l’herbe et buvaient du café et d’immenses canettes de bière et de thé glacé Arizona. Avez-vous vu Jess ? Ils ne l’avaient pas vue. J’essayais de leur parler normalement, sans laisser paraître que je les jugeais. (De la bière ! Il n’est même pas onze heures !) Eux-mêmes me regardaient comme si j’étais une solliciteuse de Geenpeace qui les accostait dans la rue, avec un agacement à peine dissimulé. Je me suis dit qu’à leurs yeux, je représentais sans doute l’hégémonie hétérosexuelle, car j’avais les cheveux longs et un seul tatouage. Aux miens, ils représentaient la décadence et le néant intellectuel. J’ai soudain eu une pensée pour mon père, dans son condo à des milliards de kilomètres d’ici, qui nous aurait tous trouvés non seulement fous, mais répugnants. (p.311)

Stéfanie Clermont décrit des jeunes qui arrivent difficilement à trouver une place et une cause qui les mobilise. Tout un chacun est avalé par ses préoccupations, ses hésitations sexuelles, la détresse qui ont mené Vincent vers le geste ultime.

EMPLOI-QUÉBEC

Sabrina fait régulièrement des arrêts chez Emploi-Québec, vit de véritables séances d’humiliation. Les entrevues avec les agents donnent des frissons dans le dos. Je n’ai pu m’empêcher de penser à Nicole Houde qui raconte une même révolte dans Prière sauvage, décrivant une bénéficiaire de l’aide sociale qui n’en peut plus du regard des fonctionnaires qui la jugent.

Même après deux ans, les visites au Centre local d’emploi ressemblaient encore à mes pires rentrées scolaires ou à la fois où ma mère m’avait surprise à jouer au docteur avec Mathieu, un petit garçon qui habitait dans la même coop que nous. Ce n’est pas comme si on entrait ici en se disant qu’on allait être traité aux petits oignons, que les employés seraient discrets, compatissants ou polis. Non. On sait qu’on s’apprête à être infantilisé, ridiculisé, on sait que l’expérience promet d’être mauvaise. Mais ce savoir ne suffit pas à amortir le coup. Le mépris de la réceptionniste fait l’effet d’une gifle, on a honte. (p.136)

Heureusement, il reste l’amitié, ces rencontres où l’on refait le monde jusqu’à s’étourdir, où l’on vide des bouteilles, où on a la certitude d’appartenir à un groupe solide. La fidélité reste importante dans l’univers de Stéfanie Clermont, une certaine solidarité qui permet d’adoucir les épreuves, les échecs, les blessures qui laissent des traces profondes.
Ces textes témoignent du désarroi qui frappe une génération de filles et de garçons qui ont du mal à faire leur place. Ça va bien au-delà des slogans, des messages des politiciens, des campagnes pour renouveler ces accords de libre-échange qui ne servent qu’à garder des populations dans la pauvreté et la misère. Sabrina m’a touché particulièrement et m’a fait me demander quel peut être l’avenir de ces jeunes.
Si j’ai connu une société ouverte où tout était possible, Stéfanie Clermont montre le contraire. Les filles et les garçons de maintenant n’ont plus d’emprise sur le réel et ils se heurtent à des murs qui ne cessent de s’épaissir. Je ne me suis pas encore tout à fait remis de cette lecture.


LE JEU DE LA MUSIQUE de STÉFANIE CLERMONT est paru AUX ÉDITIONS LE QUARTANIER.