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mercredi 23 novembre 2022

SERGE BOUCHARD, MÉDECIN DES ÂMES

SERGE BOUCHARD offre, à titre posthume, les textes qu’il a d’abord lus en onde à C’est fouLa prière de l’épinette noire comprend 67 chroniques entendues pour la plupart à la radio de Radio-Canada, dites par l’auteur, étant un fidèle de son émission. Réflexions, récits, commentaires, tout se mélange dans ce livre qui questionne les agissements des humains, leurs travers, la nature, le beau et le bon, la forêt dont il ne se rassasiait jamais et qu’il a parcourue dans tous les sens, du moins jusqu’à ce que ses jambes ne le portent plus. Des textes courts (à peine deux pages) que j’ai traversés comme un étourdi. Oui, en les enchaînant, glissant d’une chronique à une autre comme si je participais à une course à obstacles. Promis, je vais tout recommencer en prenant le temps de m’attarder sur chaque phrase, de jongler avec un paragraphe, d’aller le plus lentement possible, en retenant mon souffle sur une image particulièrement réussie qui vous fige tel un coucher de soleil qui n’en finit plus de durer. Refermer le recueil aussi, après chaque chronique, pour que les mots se déposent dans tous les sens possibles, comme des chocolats qu’on laisse fondre sur la langue, pour en relever toutes les saveurs.

 

C’était un rendez-vous le dimanche au soir, notre heure de recueillement et de méditation Danielle et moi avant de nous lancer dans une semaine de lectures, d’écriture et de sorties dans la forêt environnante. 

Côte à côte, sur un même sofa, nous écoutions les discussions de Jean-Philippe Pleau et Serge Bouchard sur des sujets qui venaient nous secouer, juste ce qu’il faut, nous faisaient sourire souvent ou encore nous surprendre dans un détour que nous n’avions pas prévu. Comme si nous étions tous les deux bien assis dans une auto et que nous partions sur la route de la pensée, pour rouler comme ça, nous abandonnant à la parole de Serge Bouchard qui savait si bien négocier tous les méandres de la réflexion. Son commentaire, nous l’attendions, toujours avant la fin de l’heure. 

Un moment de grâce.

Alors pas étonnant qu’en parcourant ces textes, j’entende Serge Bouchard, sa grosse voix de basse, pas pressée, un peu paresseuse, pareille à mon ami le porc-épic qui ne va jamais autrement que dans la plus belle des lenteurs. Une voix grave, qui traîne (pas du tout comme celle de ceux que l’on retrouve de plus en plus à la radio et qui se précipitent en oubliant de respirer), une voix qui nous donnait l’impression d’accompagner ce promeneur qui réfléchissait à voix haute et qui semait ses idées à gauche et à droite. Il nous surprenait toujours, nous forçant à nous arrêter, à respirer par le nez comme on dit. 

«Le problème, selon Sénèque, ce n’est pas la durée de la vie ou même le vieillir du corps; le problème, c’est le vécu de chacune de nos vies.» 

Que faire devant un énoncé semblable sinon le relire plusieurs fois, pour en déguster tous les aspects et la sagesse?

Autrement dit, se donner le temps d’ausculter tous les mots pour que la phrase se dépose en nous et vous touche l’âme. Parce que souvent, les chroniques de Serge Bouchard, provoquait un moment de bonheur, un plaisir intense d’intelligence que l’on ne pouvait savourer qu’en se faufilant entre deux gestes, deux pensées et peut-être deux vies. 

Je me souviens encore de ce texte qui racontait le plus vieil arbre de Montréal. Un petit bijou. Un chêne rouge de 370 ans, situé à Pointe-aux-Trembles, né juste après le débarquement de Jeanne-Mance et Maisonneuve sur son île. Un géant qui a vécu et subi toutes les affres et les folies du développement d’une grande ville qui devient une injure à la nature et au bon sens. 

Et j’ai pensé à ma chatte, trop vieille pour chasser maintenant. Quand elle avait encore l’agilité du corps et qu’elle réussissait à tromper un écureuil en jouant les indifférentes, elle se retirait sous les arbres pour bien déguster sa proie. C’est ce qu’il faut avec Serge Bouchard, s’écarter pour secouer chacun des segments de ses phrases et les goûter de toutes les manières possibles. 

 

L’AVENTURE

 

Tous les textes de ce recueil sont des moments de méditation où il faut retenir son souffle, fermer les yeux pour que tous les mots trouvent leur place et tombent là où ils doivent être. 

«C’est elle, la voix intérieure, qui s’exprime dans l’ordre de la mémoire du récit. C’est elle, cette voix, qui tente de donner sens à la trame narrative de toute une vie. Si je me permettais une parenthèse, je dirais que le pouvoir de la radio, que l’essentiel de la radio, tient à l’intimité de la voix. C’est-à-dire que son efficacité réside entièrement dans sa capacité de rejoindre le for intérieur de l’auditeur, de chaque auditeur.» (p.29)

Avis à ceux qui fouettent les phrases et bondissent comme si c’était une course à obstacles, qui mâchouillent et pédalent comme des enragés sur une piste qui ne mène nulle part.

Mettre du sens dans la vie, s’attarder aux idées qui ne se retrouvent guère dans les médias sociaux, étudier un geste qui arrive comme ça, une pensée qui se faufile dans un regard et qui permet de s’approcher du pourquoi et du comment de l’être humain. Cet être unique qui brandissait les mots pour comprendre ce qui l’entoure et trouver du divin dans le vol de l’hirondelle, une leçon dans les écorces du bouleau ou du mélèze qui se dépouille dans une fête à l’automne, offrant des moments de grâce à ce promeneur solitaire. 

Que ce soit l’orignal que le voyageur impénitent qu’était Serge Bouchard a croisé dans le parc de La Vérendrye ou une montagne d’épinettes qui capte toute la lumière dans le parc des Laurentides ou dans la réserve faunique Ashuapmushuan qui conduit à Chibougamau où il s’est rendu si souvent, le touchait.

 

BEAU HASARD

 

J’ai eu la chance de lire Le démon de la paresse dans la salle d’attente de la clinique médicale où j’avais un rendez-vous avec ma jeune médecin. Elle m’a accepté dans sa toute nouvelle famille depuis peu. J’ai ouvert mon livre pendant que quelques autres visiteurs regardaient devant eux ou encore étudiaient avec attention un téléphone greffé à leur main gauche. 

«La salle d’attente est faite pour attendre, c’est un sas incolore, où même les chaises s’impatientent, ce sont des chaises soviétiques. 

Je trouve deux magazines sur une table sans style. Ils sont vieux de six ans. Je n’arrive pas à y croire. Personne dans cette boîte n’a pensé à renouveler ces deux imprimés passés date. Je me demande : se pourrait-il que quelqu’un soit assis ici depuis six ans sans que personne ne le remarque? Y a-t-il un cadavre dans la salle? Y a-t-il quelque chose de plus déprimant qu’une vielle revue qui traîne?» (p.156)

Imaginez le sens que ces mots prennent quand vous les lisez dans une clinique médicale. L’impression de me retrouver dans la place même où Serge Bouchard a trouvé ses phrases. J’étais dans son texte, je le vivais, je le ressentais. L’anonymat des lieux, les chaises inconfortables et la télévision qui diffusait une émission pour enfants. 

C’était peut-être ce que j’étais devenu, un gamin dans cette salle, un tout petit vieux qui n’est plus certain d’avoir un corps qui lui appartient. Dans quelques minutes, je serais toute attente devant cette jeune femme qui, quoique très gentille, pas comme le grognon de Serge Bouchard, peut déterminer mon avenir. Oui, elle a plus regardé son ordinateur que moi. Comment je me sentais? Comment j’allais? Vivant, un peu tout croche, sûrement écrianché, effarouché par ce qu’elle pouvait me dire. Toujours cette impression qu’un médecin possède le secret de la vie et de la mort, qu’il décide si votre parcours continue ou s’il s’arrête là. Je suis un patient, que je me répétais. Un écrivain que l’on enferme dans un fichier, une case où tous mes ratés s’alignent comme les phrases que je tente de dompter quand je visite un roman que je n’arrive pas à rendre dans ses grosseurs. Est-ce que la liste de mes publications se retrouvait dans mon dossier

Je n’ai pas osé le lui demander.

Nous avons échangé quelques mots. La pandémie, son tout nouveau bébé, une petite fille, son expérience d’accoucher pendant le confinement et la distanciation. Gentille. Oui. Avec un beau sourire en plus. J’étais moins amoché tout d’un coup, plus vivant.

Et je me suis mis à rêver en sortant de la clinique. J’imaginais tous les livres de Serge Bouchard dans toutes les salles d’attente du Québec. Chez les dentistes, les médecins de famille, les ostéopathes et les acupuncteurs, les avocats et les élus. Partout où on doit tuer le temps, attendre en espérant son tour de comparaître pour recevoir sa sentence. Les chroniques de Serge Bouchard procureraient une bonne dose de bien-être, bien plus qu’une prescription sur un bout de papier pour chasser les emballements du cœur ou l’anxiété. 

«Je crois que les épinettes noires surveillent l’éternité.» Je voyais très bien cette phrase écrite sur le mur de l’entrée, à la place de la télévision. Je ne consulterais pas uniquement pour materner mon corps, mais pour m’attarder un moment avec Serge Bouchard. Et tant qu’à y être, il y aurait aussi des écouteurs où le beau Serge, avec sa grosse voix, viendrait nous bercer et habiter notre attente. Parce que Serge Bouchard était un médecin à sa façon. Sa spécialité était de soigner l’âme, ce qui est sans doute le plus important. «L’épinette noire, gloire de la préhistoire, est une antenne qui nous relie à l’éternité.». Avec de semblables réflexions, tous oublieraient leur tension, l’arthrite qui fige un peu les doigts. La solitude aussi, le mal du siècle, en mettant un peu de sens et d’humain dans la vie de ceux et celles qui doivent attendre.

 

BOUCHARD SERGELa prière de l’épinette noire, Éditions du BORÉAL, Montréal, 224 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/serge-bouchard-11534.html

vendredi 26 mars 2021

UN CAFÉ AVEC SERGE BOUCHARD

JE ME SUIS PRÉPARÉ un café noir, un corsé brésilien dans ma grande tasse, avant d’ouvrir Un café avec Marie de Serge Bouchard. Pour retrouver des textes que l’animateur a lus à son émission, C’est fou du dimanche soir, à la première chaîne de Radio-Canada. Des propos écoutés religieusement pendant cette heure qu’il partage avec Jean-Philippe Pleau. Je l’ai déjà écrit, je demeure un fidèle et j’aime les entendre penser et discuter sans prétention. Une belle escale dans les idées où monsieur Bouchard réfléchit sur le sujet du jour. Dans ce recueil, nous avons droit à soixante-dix thèmes qui permettent à l’auteur de bousculer des vérités, des clichés ou encore de nous montrer comment nous allons tout croche dans nos vies et nos occupations. Le titre évoque Marie, sa compagne et complice décédée récemment du cancer. Une femme qui partageait ses jours, mais aussi ses réflexions et qui a écrit avec lui plusieurs livres, dont Le peuple rieur qui raconte l’histoire des Innus. Elle reste omniprésente dans ces récits et il me semble avoir surpris sa respiration et parfois ses chuchotements pendant ma lecture. 


Que ça fait du bien de s’aventurer dans un Serge Bouchard, tout doucement, en prenant son temps pour déguster chaque mot comme un morceau de sucre à la crème. Et comment ne pas entendre sa belle voix grave qui souffle chacun des textes? Cette voix lente, méditative, pas pressée, qui mord dans les phrases pour en livrer toutes les saveurs. Je dois avoir un petit côté masochiste, parce que monsieur Bouchard touche souvent mes contradictions, mes hésitations et mes faux pas. Il n’est jamais tendre non plus avec nos obsessions, notre quête de richesses et devant certains projets qui mettent la planète en danger. Je ne peux que penser à cette usine de liquéfaction de GNL à Saguenay qui tente de rendre acceptable et écologique un développement polluant, dépassé et d’un autre siècle. Comme si William Price revenait tout saccager ce qu’il avait négligé de raser dans nos forêts. Le progrès pour la plupart de nos élus est souvent synonyme de destruction massive. 

Serge Bouchard nous donne l’occasion de respirer par le nez, de secouer nos occupations étrangement futiles et de prendre du recul. Tout ce qui happe nos jours et nous fait courir de plus en plus rapidement en oubliant le monde et sa beauté. La vitesse est la meilleure façon de saccager l’environnement. Il faut revenir à la lenteur de la marche, à la pensée pour protéger l’avenir. 

En plus, l’écrivain partage des heures importantes, ce jour par exemple où Marie et lui sont allés chercher la petite Lou en Chine pour qu’elle devienne leur enfant, leur fille et leur amour, leur fierté aussi. 

 

MALADIE

 

Le cancer a frappé ses compagnes, le touchant au cœur et à l’âme. Des épreuves, des moments où la vie s’acharne aveuglément. Beaucoup n’arrivent pas à se relever d’un tel coup et restent haletants dans la succession des semaines, ayant perdu le goût d’avancer dans de nouveaux projets. Heureusement, Serge Bouchard continue de réfléchir et de parler. 

Et la chatte noire, la ronronneuse vient s'allonger sur mes genoux pour que je relise un paragraphe, que je ralentisse, me calme pour savourer Un café avec Marie. Je reprends, à voix basse, comme le fait si bien monsieur Bouchard et la dormeuse cligne des yeux.

 

Et j’ai connu cette journée-là le poids véritable de l’absence, la gravité du monde. Paquette n’allait plus écrire d’examens ou de dictées, il n’allait plus recevoir de bulletins. Nous n’allions plus jouer ensemble dans la cour. Il ne reviendrait pas demain ni le jour d’après. Lui qui s’excitait tant quand approchaient les congés d’école, il avait pris congé pour de bon. (p.43)

 

Je dérange la féline et me prépare un autre café tout en me répétant que Serge Bouchard possède ce talent rare de mettre les mots à leur place. C’est un don parce que j’ai tellement de mal à trouver la justesse quand j’écris, les mots qui vont là où ils doivent se retrouver comme dans un casse-tête. Je continue après avoir rassuré la chatte. J’en ai encore pour des heures de ronronnements et de lecture. 

Que dire de nos faux pas, nos illusions et des bêtises que nous ne cessons de commettre en pensant réinventer la modernité et l’avenir? Je rêve devant En canot sur le lac sans nom où il raconte être parti rejoindre son fils qui a choisi de vivre l’expérience de la vie recluse en forêt. La petite embarcation, l’aviron, la splendeur du jour. Je recommence. C’est trop juste, trop émouvant cette quiétude et la fatalité qui pointe le nez. L’impression d’être à bord, de ramer sans faire de bruit, d’aller tout droit vers la beauté et le malheur qui avance.  

 

SACCAGE

 

Serge Bouchard se désole devant la perte des mythologies des peuples du Nouveau Monde, des légendes et des histoires qui permettaient de s’arranger avec la réalité et les mystères de la nature. Tout ce qui mettait de la magie et du merveilleux dans la vie a été élagué. La supposée rationalité avec l’outil souvent aveugle qu’est la science a pris toute la place. Il faut relire Les bâtards de Voltaire de John Saul pour comprendre les origines de cette dérive. Cette pensée nous a privés de la possibilité de vivre autrement, de faire l’équilibre entre la raison, le rêve et la poésie. Jean Désy, l’écrivain nomade, enseignant et coureur de rivières, la semaine dernière, dans une conférence, faisait des liens entre la santé et la littérature. Il répétait à peu près la même chose. La science a permis des réussites spectaculaires, de vaincre des maladies incurables, mais il ne faut jamais oublier l’imaginaire, les grands récits mythiques et la musique qui guérit l’âme, donne une direction dans une nature que nous envisageons souvent comme un espace à dompter et à piller. Il n’y a pas qu’une manière de voir et d’entendre, qu’une seule façon de régler les problèmes de la planète et de satisfaire les désirs des humains. L’approche rationnelle nous a menés dans un cul-de-sac. Pas qu’elle soit dangereuse en soi, mais le mal vient que nous misons tout sur elle. Nous avons besoin de fantaisie, d'utopies, d’histoires, de contes pour nous épanouir dans nos aventures de vivants. Malheureusement, l’humanité s’est terriblement appauvrie au fil des siècles en ne privilégiant que la méthode cartésienne et en reléguant dans la marge la magie de la parole, de la musique et des fables. 

Je m’arrête, regarde les pins bouger lentement sous la poussée du vent, le lac qui avale des teintes de bleu avec la pleine lune qui s’avance en haut des dunes. La chatte s’étire et c’est un moment d’attente, de bonheur peut-être.

 

MUTATION

 

Tout ce qui était merveilleux et qui s’est transformé en réceptacle de haine. Que penser des déments qui envahissent les réseaux sociaux? C’est pourtant une invention incroyable, un moyen de communication unique que nous avons souillé avec nos bêtises. Une autre occasion de tester les limites de l’expression, de reconsidérer ce qu’est un dialogue ou une information. La liberté n’est pas une permission de tout dire, de prôner les pulsions les plus dangereuses, de malmener des réputations ou d’insulter des dirigeants politiques, particulièrement les femmes. Tout comme la production industrielle massive et prétendument rationnelle d’aliments nous pousse vers la pollution et la désertification.

 

La beauté du monde est floue, car ses contours sont mystérieux. Ce sont les vérités absolues qui viendront détruire le charme de ce monde mythique. La révélation chrétienne tuera les balivernes païennes. Dieu a la clarté du Saint-Esprit, la blancheur de la colombe, la lumière de la Foi. La science et la technologie feront le reste, elles trouveront toutes les causes objectives, avec rigueur et platitude. Les explications tranchantes et les discours pointus effaceront tout le flou artistique de la pensée sauvage. Le paradis terrestre deviendra un paradis fiscal où la pensée comptable calculera précisément les profits et les pertes. (p.133)

 

Une certaine nostalgie se dégage des propos de l’anthropologue, comment pourrait-il en être autrement devant la perte d’un monde naturel et fascinant que nous avons saccagé en quelques siècles? Je rêve aux jours de mon enfance, sur la petite ferme où mon père ne connaissait pas les fertilisants chimiques et encore moins les herbicides. Il savait les plantes qui s’entraidaient et celles qui pouvaient se nuire, la rotation des cultures, les soins aux moutons et aux chevaux. Il avait le geste lent et le regard qui se perdait souvent au bout de ses champs, là où passait la limite du monde. 

 

TRAGÉDIE

 

L’envahissement du Nouveau Monde par les Européens est l’une des pires tragédies de l’humanité. La migration a anéanti un savoir millénaire, une manière de vivre différente. Les Européens ont rasé les forêts avec un acharnement inouï. Ils ont exterminé les animaux (pensons aux bisons). Les autochtones ont été affamés et emprisonnés dans des réserves. Les chercheurs d’or ont creusé la terre et pollué les cours d’eau, faits des déserts dans les plaines de l’Ouest en pratiquant l’agriculture intensive et en utilisant à outrance les fertilisants chimiques. 

Non, Serge Bouchard ne pousse pas vers la désespérance, bien au contraire. Peut-être que j’ai avalé un peu trop de café. Il faut rêver le monde meilleur, des vies différentes où la pensée et la réflexion domineront. Serge Bouchard s’y applique avec une constance admirable.

Et s’avancer dans ce livre, c’est sourire à Marie, prendre le temps de déguster un carré de chocolat, s’inventer un espace entre chaque seconde qui tombe avec les gouttes d’eau sur les aiguilles du pin. C’est hocher la tête en l’écoutant flatter les mots comme je le fais avec la chatte noire pour surprendre une vérité un peu frileuse qui suit une gélinotte au milieu d’un sentier peu fréquenté. 

Et je ravale en revenant sur le texte de la fin où il s’adresse à Marie, quand il s’attarde à la maladie de sa compagne, aux soubresauts et aux effets du cancer qui va la tuer. Je revois des moments bien sûr, l’agonie de mon frère Paul, celui de ma sœur Gisèle qui a lutté jusqu’à la dernière seconde. Marie voulait mourir dans sa maison, avec les siens. Elle aura été exaucée, mais la conscience s’était envolée. Ça me bouleverse. Comment j’imagine ma fin? Dans une chambre d’hôpital, branché à des machines, intubé et cloué dans un lit ou bien au milieu de ma bibliothèque, de tous les livres qui ont fait ma joie et mon plaisir. Faible, agonisant, au bout de mon âge, mais encore capable d’effleurer l’endos d’un roman de Jacques Poulin et de sourire.

Si Serge Bouchard a vécu de terribles épreuves, il a aussi connu des moments intenses de bonheur, des épiphanies qui creusent des nids dans les nuages. C’est certainement ce que l’on retient de sa résilience, de son calme et de sa manière de faire un pas en arrière pour voir un peu mieux le chagrin, la peur, la fatalité qui lui assène les pires coups qu’un humain peut encaisser. Autant me préparer un autre café, un dernier avant d’aller dormir, pour rester là à respirer, à effleurer le livre du pouce. Tous ces mots me laissent vivant, méditatif et terriblement présent dans la nuit qui se barbouille d’étoiles au-dessus du lac, de la lune belle et ronde qui flotte vers les gorges de l’Ashuapmushuan.

 

BOUCHARD SERGE, Un café avec Marie, Éditions du Boréal, Montréal, 272 pages, 25,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/cafe-avec-marie-2774.html

mardi 3 décembre 2019

BOUCHARD FAIT DU BIEN À L’ÂME

SERGE BOUCHARD CONTINUE d’écrire tout en animant une émission à la radio de Radio-Canada. L’allume-cigarette de la Chrysler noire est un ensemble de textes qu’il a d’abord conçus pour C’est fou où il présente une réflexion sur le sujet du jour, une sorte d’éditorial sans prétention où il livre sa pensée en triant dans ses souvenirs, des lectures et des expériences. Ce sont souvent de petits bijoux qui nous laissent le sourire aux lèvres, dans un mieux-être, pour ne pas dire une forme de bonheur. L’écrivain et philosophe arrive à nous pousser sur la route pour découvrir le continent, nous plonge dans une forêt, nous arrête près d’une épinette plusieurs fois centenaire, aborde le vieillissement, la mort ou encore l’amour, cet élixir de vie. Il secoue gentiment des concepts, des clichés, fait prendre conscience des gestes que nous répétons dans la suite des jours sans souvent prendre la peine de réfléchir sur le pourquoi et le comment de nos agissements.

Serge Bouchard, anthropologue, homme de radio, conférencier recherché, parcourt le Québec même s’il a du mal à se déplacer depuis quelques années. Il aborde à peu près tous les sujets, est considéré comme un sage chez les Innus de la Côte-Nord qu’il a beaucoup fréquentés et écoutés. C’est ce qu’il est avec le temps, une référence avec ses voyages au long cours, ses rencontres, ses lectures et surtout les questions qu’il ne cesse de secouer pour en montrer toutes les facettes. Il se passionne autant pour l’histoire de l’Amérique française, les activités des autochtones, leurs façons d’envisager la vie, la mort et l’amour. Il a sorti de l’ombre des figures méconnues qui ont parcouru l’Amérique au temps du canot et de la rame, y faisant commerce, s’ensauvageant souvent, fondant des relais qui deviendront des villes importantes des États-Unis comme Saint-Louis ou Chicago. Des voyageurs inquiétants pour le clergé, des inventeurs de pays, de « grands oubliés » dans la galerie d’une nation en manque de héros et qui se gave des modèles américains formatés dans les studios d’Hollywood. Le fameux cowboy fait rêver et fantasmer, mais cache aussi une incroyable tragédie, celle de l’humain contemporain avalé par sa solitude. Jack Kerouac n’est peut-être que l’un de ces égarés qui couraient derrière son ombre.

Cet homme mythique est le symbole de la liberté. Il représente le détachement absolu. Il ne parle qu’à son cheval qui, lui, n’a pas grand-chose à lui dire. Voilà l’homme léger, le nomade qui voyage sans le moindre bagage, pas même une valise, pas même un parapluie. Est-il heureux ? Je ne voudrais pas avoir à répondre à cette question. Il fuit peut-être son passé, il fuit des ombres et des fantômes, sa liberté pourrait bien être une évasion pathétique. La nuit venue, seul auprès de son maigre feu, une couverture sur le dos, il allume une cigarette et se demande : j’ai libéré ces gens du joug des oppresseurs, mais qui me libérera, moi, de mes peines ? (p.67)

Il ne faut pas oublier non plus que Serge Bouchard a comblé un trou béant de notre passé en signant Le peuple rieur avec sa complice Marie-Christine Lévesque. L’histoire des Innus, ces grands effacés qui trouvent enfin une place dans nos mémoires. Ces nomades qui disparaissaient à l’intérieur des terres pendant la saison des neiges pour ressurgir au printemps quand les rivières se libèrent des glaces et de leur silence.
Les Français leur ont préféré les Hurons-Wendats, ces sédentaires plus près de leurs habitudes et de l’agriculture. 

SOUVENIRS

J’adore quand le conteur et conférencier s’attarde à son enfance, à son père, un chauffeur de taxi, amateur de boxe, un sage à sa manière, un original et un indépendant tout comme sa mère qui passait ses journées le nez dans les livres et enseignait la fierté et la liberté à ses fils.

Ma mère aurait dû résider dans une bibliothèque publique, à plafonds hauts, à grandes colonnes, se retrouver à demeure au sein de la maison des livres, dans son petit coin, à lire en silence à longueur de journée. Elle a lu jusqu’au dernier filet de lumière. À quatre-vingt-treize ans, elle a perdu la vue. Ne pouvait plus voyager dans ses gros livres, ses yeux ne lui servant à rien, elle les a fermés à tout le reste. Sur sa table de chevet, ses lunettes et un exemplaire de son livre préféré entre tous. La Mère de Pearl Buck. (p.107)

Le titre de ce livre vient d’une anecdote, d’un coup pendable des enfants qui illustre le caractère de son père, son regard sur l’éducation qui n’est pas sans évoquer la manière des Innus qui ne punissaient jamais les jeunes. Ils préféraient leur faire découvrir par eux-mêmes ce qui était bien ou mal pour la communauté.
Tout retient l’attention de ce lecteur curieux de son environnement et des livres des grands philosophes, cet amoureux de la forêt, des arbres, des épinettes en particulier, de la vie lente et tranquille au bord d’une rivière qui emporte le temps tout doucement, le ronronnement d’un moteur qui peut vous mener au bout du monde. Parce qu’un voyage est toujours un recommencement. Un nomade ne trouve jamais son lieu d’arrivée ou de départ. Il se repose dans ses déplacements et ses errances qui répondent à ses besoins et à ceux de son clan.
J’aime quand il se tourne vers les jeux de son enfance, s’approche de certains héros comme Maurice Richard, des écrivains qui l’ont secoué et qui sont des compagnons de réflexion. Je pense au philosophe Vladimir Jankélévitch qui est devenu un frère en quelque sorte.

Personne ne me l’avait recommandé, j’ignorais tout de l’auteur. Ce fut un choc, je fus séduit, renversé, bouleversé. Jamais je n’avais lu une écriture aussi musicale, aussi originale, aussi raffinée, aussi libre. C’était il y a bien des années, en 1985 peut-être. J’allais par la suite et pendant une décennie lire et étudier l’ensemble de l’œuvre du philosophe, en plus de relire L’Ironie à deux reprises. (p.116)

Il n’hésite pas à secouer Montaigne, Pascal, des écrivains qui ont encore beaucoup à nous révéler et à nous dire. J’aime aussi quand il déboulonne des faux héros comme Sir John A. Macdonald qui semble le plus méprisable des hommes sous sa plume.

La Confédération canadienne de 1867 fut au contraire le fait d’une assemblée de développeurs véreux qui cherchaient fortune dans des échafaudages de complots immobiliers et de fraudes économiques réalisés à une échelle qui dépasse l’imagination. (p.173)

Des textes qui nous font mesurer la place de l’humain dans un espace, l’art de vivre et de respirer tout en cherchant un sens à certains gestes, des rencontres, des amours et ce désir de perpétuer l’espèce, de s’occuper de ses proches et de ses enfants.

ENVIRONNEMENT

Je ne sais si Serge Bouchard se considère comme un écologiste, mais il l’est certainement à sa manière. J’aime quand il parle de la ville, de la beauté que nous avons perdue en consentant à l’industrialisation et aux maisons préfabriquées, à la laideur commerciale et entrepreneuriale. Un art sacrifié à l’efficacité en cours de route, en accélérant vers le vite fait, l’éphémère qui est contraire à la réflexion, aux choses essentielles de la vie.

La rupture s’est produite ainsi : l’humain a brisé l’unité du monde en même temps que sa poésie le jour où il a tracé une ligne entre la nature et la culture en s’inventant des dieux et en prétendant dominer l’univers. Allez, multipliez-vous, abattez ces forêts, mettez la nature à votre botte, c’est-à-dire en valeur, créez de la richesse en désacralisant tout ce qui existe au profit de la raison, du nombre, de la croissance, de l’économie. En s’inventant un dieu unique, l’humain a renié sa propre nature. (p.185)

Peut-être qu’en nous pliant à un savoir-faire commercial, en s’abandonnant à une logique qui nous plonge dans la plus terrible des irrationalités, nous avons perdu le sens du sacré et de la contemplation, oublié qu’un arbre au bout d’un stationnement est important et nécessaire, qu’une rivière qui dérive doucement peut tout nous apprendre. Il m’a rappelé un voisin de Jonquière qui m’avait horripilé en abattant un érable plus que centenaire qui étendait ses branches et sa fraîcheur au-dessus de notre maison. L’homme qui courait tout le temps était fatigué de ramasser les feuilles à l’automne. Une terrible blessure dans le secteur, ajoutant un peu plus de laideur à la rue Sainte-Gertrude qui était si attirante lors de notre arrivée avec ses magnifiques arbres. Tous s’y sont mis. Le quartier est devenu horrible et nous avons dû partir.
Où est passé le sens de la beauté, l’art de vivre en nous abandonnant à la frénésie de la consommation, en consentant à voir le monde sur un petit écran qui ne fait pas plus grand que la main.

La voix n’a plus de valeur dans ce monde métallique qui reflète des opinions et qui se divertit de tout. Trop de voix numériques et transformées. (p.192)

J’aime quand Serge Bouchard s’attarde au corps qui s’use et se fatigue dans les soubresauts des jours. Il écrit des pages magnifiques sur ce sujet qui me touche toujours. Ça calme, ça apaise, parce que nous oublions la beauté formatée des écrans de télévision, du consommateur halluciné qui prend le volant et devient enfin un héros.
Serge Bouchard est de ces hommes lestés d’expériences et de sagesse qui trouvent de moins en moins de place dans notre monde. Le mot « retraite » le dit si bien. Nous mettons des gens en touche pour qu’ils ne dérangent pas, on les isole souvent dans des maisons où ils perdent contact avec les agités du quotidien. Surtout, ils n’agaceront personne avec leurs questions. Un mot moderne implanté avec la Révolution tranquille. Personne ne prenait sa retraite dans mon enfance à moins de faire une « retraite fermée » chez les moines du Lac-Bouchette. Ils étaient partout les vieux, vaillants et agissants comme mes grands-pères qui travaillaient de temps en temps, se donnaient la permission de réfléchir sur la galerie en fumant leur pipe. Ou encore les grands-mères qui berçaient les petits et leurs offraient des gâteries.
Il y a beaucoup à écrire sur cet enfermement dans le présent, de la jeunesse valorisée à outrance, de ces beaux jeunes vieux qui voyagent de par le monde pour n’embarrasser personne.
De courts textes qui touchent l’intelligence. Un livre important qui fait nous attarder sur une phrase, une pensée qui brille comme une lueur qui indique la direction à prendre, la route qui disparaît entre les arbres. Des réflexions dont je ne me lasse pas même si je les ai connues à la radio, même si j’entends la belle voix de Serge Bouchard me les murmurer à l’oreille quand je tourne les pages. Des textes qui rendent meilleur. C’est peut-être parce que Serge Bouchard est une sorte de chaman qui fait du bien à l’âme.


BOUCHARD SERGE, L’ALLUME-CIGARETTE DE LA CHRYSLER NOIRE, Éditions du BORÉAL, 2019, 248 pages, 25,95 $.




https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/allume-cigarette-chrysler-noire-2696.html

mardi 27 novembre 2018

BOUCHARD FAIT CHANTER LES LIEUX


SERGE BOUCHARD a créé une dépendance chez nombre de lecteurs qui se précipitent quand paraît l’un de ses ouvrages qui donnent un relief au quotidien et à la grisaille des jours. Cette fois, il « fait chanter les lieux » dans L’œuvre du grand lièvre filou, des chroniques qu’il a publiées d’abord dans Québec Science pendant presque dix ans. Une soixantaine de textes regroupés sous quatre thèmes qui témoignent de ses déambulations sur le territoire, de ses questionnements sur certains lieux qui l’attirent et le fascinent. Encore une fois, nous pouvons faire le tour de l’univers de l’anthropologue dans ces grands et petits voyagements qui mutent presque toujours en mots. Une redécouverte de ces pays du Québec par l’écriture, un regard sur l’Amérique avec en toile de fond, souvent, les ronrons d’un moteur et les regards dans le rétroviseur.

Le titre un peu étrange vient d’un mythe fondateur bien connu dans les tribus ojibwées. Un lièvre plutôt vigoureux vivait sur une toute petite île à la surface de l’océan qui recouvrait toute la planète alors. L’animal en bondissant partout, en faisant des arrêts brusques et des sauts a fini par créer les montagnes, les vallées, les collines et à agrandir son territoire jusqu’à la dimension d’un continent.
Une légende comme je les aime et qui m’a fait penser que Serge Bouchard a tout de cet animal mythique et il s’est agité pendant une grande partie de sa vie pour agrandir son territoire et sa compréhension du monde. Le chroniqueur, écrivain, animateur de radio et conférencier a emprunté à peu près toutes les routes, même les plus isolées, et ce dans toutes les conditions. Un coureur de pays, un drogué de la route qui se gave de paysages et d’arbres, qui tombe en méditation devant les cours d’eau, les montagnes et les quelques forêts d’épinettes qui survivent à la convoitise des faiseurs de deux par quatre. 
Parce que pour Serge Bouchard, parcourir ces routes, c’est plonger dans notre histoire, secouer des noms cachés et oubliés. C’est aussi imaginer la vie des explorateurs qui partaient en canot pour remonter le fleuve et les rivières, portageaient pour franchir une montagne ou une série de rapides. Cette Amérique d’avant que nous ne pouvons qu'imaginer mainte, cette histoire inconnue, cette toponymie qui s’était imposée pendant des générations avec la vie des nations indiennes ont disparu.

Nos ancêtres furent de grands aventuriers, mais ils furent prudents, hautement inventifs, créatifs et débrouillards. Disons qu’ils étaient ingénieux. Ils ont constamment résolu des problèmes de transport et de mobilité. (p.18)

Je le vois dans un relais routier, les yeux fermés, imaginant les cris et les chants des explorateurs, des grands chasseurs qui remontaient les rivières pour s’installer dans leurs territoires de chasse pendant toute une saison de neige et de froid. La vie des « inmourables » comme l’écrit souvent Gérard Bouchard.

IMAGINAIRE

L’Histoire est tissée d’une multitude de petites histoires, d’aventures ou d’anecdotes qui ont marqué l’imaginaire des populations qui vivaient en Amérique avant l’arrivée des Blancs et aussi ces conquérants qui sont allés partout en se proclamant les propriétaires de ce Nouveau Monde.
Serge Bouchard est une sorte de magicien qui sait faire chanter les lieux et nous livrer ainsi de beaux secrets.

C’est qu’un vieux assis sur un banc, en train de regarder déambuler la vie, cela existe depuis toujours. Mais ici, la vie a pris un drôle de tour ; elle a des airs d’absence. Autrefois, le voyage nous menait à l’autre. Nous allions à la découverte d’une civilisation, d’une culture, d’une différence. Hier encore, les gens marchaient dans les traces et les pistes de l’humaine humanité. Mais le club-méditerranéisation du monde s’est accomplie. (p.30)

C’est qu’il est friand de ces vies oubliées, des exploits des grands voyageurs, de ceux qui venus de si loin pour changer de peau et vivre au milieu des populations autochtones. Il a suffi pourtant de quelques siècles pour que tout soit vu, exploité, détruit souvent et pollué. Un drame que nous avons mal à imaginer même si on ne cesse de nous répéter que notre planète est en danger.
Serge Bouchard permet de nous arrêter devant cette incroyable marche vers le saccage et la destruction. Il a l’œil et ose dire la laideur de nos villages, la blessure des paysages avec toutes les lignes électriques qui balafrent les montagnes. Il suffit de traverser le parc des Laurentides pour se retrouver devant ces profanations.

Le pire bâti est à Montréal et bien mal informé qui voudrait m’associer à l’observateur urbain passant trop vite dans le décor comme s’il n’en faisait pas partie. Cependant, le désastre est là, il se retrouve de Lachine à Sept-Îles, comme il se présente à Matane. De Inukjuak à Saint-Armand, de Rouyn à La Tuque, en passant par Mont-Laurier, Roberval ou Chibougamau, nous sommes aux temps barbares de l’architecture misérable et de l’aménagement brouillon. (p.35)

Comment ne pas voir cette laideur quand je circule sur les routes du Lac-Saint-Jean. Desbiens, le village de l’extrême, la rue principale comme une blessure avec les maisons rénovées à la va-comme-je-te-pousse de chaque côté. L’automobile a défiguré ces agglomérations. Les rues faites pour les chevaux et les attelages étaient trop étroites pour les camions et les autos. Il a fallu empiéter sur les parterres et même sur les galeries. Certaines maisons se sont retrouvées dans la rue presque.
Et cette guerre aux arbres partout. Les grands arbres abattus, taillés, estropiés à cause des fils électriques, des feuilles au sol, des aiguilles sur le fameux gazon. Hydro-Québec est passée maître dans l’art de massacrer les érables, les épinettes ou les pins pour dégager ses lignes. Toutes les raisons sont bonnes pour nous faire accepter la laideur. Quelques arbres maigrichons survivent le long de la rue principale à Desbiens, tout comme à Chambord ou Roberval. Où sont passés les arbres majestueux que l’on pouvait surprendre en entrant à Saint-Félicien dans mon enfance ? Où sont les grands peupliers qui entouraient l’église et le presbytère de La Doré ?
L’élargissement des routes a tout massacré et les commerces se bardent de métal et de verre, sans parler des entrées des villes avec leurs commerces qui donnent souvent l’impression d’avoir subi un bombardement. En travaillant dans la laideur, on ne peut produire que de la laideur.

Ma dénonciation des cours à scrap, des aménagements douteux, du laisser-aller général dans le domaine des paysages n’est pas un acte de désamour, de désaveu ou d’irrespect. Bien au contraire, c’est une déclaration d’espoir et une sorte de cri du cœur. (p.36)

Pourquoi ce désir de vouloir cimenter, asphalter, empierrer et étouffer. On cultive même les fleurs en plastique dans les cimetières et il pousse des palmiers synthétiques, grandeur nature, à Saint-Ambroise. C’est vous dire jusqu’où on peut aller dans l’absurdité.

NATURE

Il reste encore des parcs qui retrouvent leur aspect sauvage comme le Parc national de la Pointe-Taillon. Un grand espace de forêt qui a retrouvé une forme de sauvagerie après la construction des barrages dans les années 1920 qui ont fait disparaître des chutes magnifiques sur la Grande et la Petite décharges du lac Saint-Jean. Tout un pays noyé par des investisseurs américains. Des villages ont disparu et des centaines de gens ont dû migrer devant la poussée des eaux. Comment peut-on céder un lac comme celui-là à une entreprise qui voulait faire de l’électricité et produire de l’aluminium ? Le saccage a été planifié par ces hommes d’affaires avec l’aval des politiciens. Le clergé a fait digérer ce crime contre la nature à la population. Depuis, l’entreprise (elle appartient maintenant à des Australiens) s’entête à recharger les plages du lac avec du gravier, éliminant ainsi les belles rives de sable blond pour contrer l’érosion. Ils ont fait pire avec l’enrochement qui tue toute vie sur des kilomètres. L’horreur a un nom au Lac-Saint-Jean.
Serge Bouchard a vu le Québec et l’Amérique s’appauvrir, se défigurer au nom du progrès et de l’avenir. Des forêts grandes comme des pays ont été rasées et pillées, laissées à l’abandon, sans compter les effets catastrophiques que cela a pu avoir sur les animaux qui ne trouvent plus à se nourrir. Que dire des populations autochtones ? La disparition de certaines espèces animales précède toujours celle de l’humain.

LES LIEUX

L’anthropologue sait « faire chanter les lieux », retourner les pierres du passé, raconter des événements dont plus personne ne se souvient. L’origine du nom des paroisses et des cantons nous échappent la plupart du temps. Nous sommes des handicapés de la mémoire. Ce n’est certainement pas notre plus grande qualité malgré la devise de la Belle Province.

La disparition du mot Chicoutimi pour désigner la ville qui portait ce nom est une profonde erreur de parcours. D’autant que le mot, d’origine algonquienne, réfère justement à la question des profondeurs. Chicoutimi signifie « là où la rivière cesse d’être profonde » et, si l’on extrapole un peu, « là où nous allons devoir portager si nous voulons rejoindre le lac Pikouagami des Kakouchaks, en passant par le lac Kénogami, débarquant juste à côté de la petite maison blanche, au pied du vieux barrage qui pisse… » Il est comme ça, des mots qui charrient beaucoup de sens. (p.164)

Effacer, oublier, foncer vers l’avenir en mâchouillant ses mots, rêver de faire fortune en rasant tout ce qui pousse ou encore fouiller les entrailles de la Terre pour en faire jaillir le pétrole et le gaz.
Tout aurait-il pu être différent ? Le rêve était beau pourtant, mais nos coureurs des bois n’étaient ni des contemplatifs, encore moins des désintéressés. Ils voyageaient pour la fourrure, créant déjà les premières catastrophes écologiques, mettant en danger des espèces comme le castor. Des héros, des intrépides, oui, mais qui transportaient dans leur pocheton les germes de la destruction et du saccage. Que dire devant la disparition des bisons de l’Ouest américain ? Ils étaient tout près de 70 millions, semble-t-il, à l’arrivée des Blancs. Il n’en reste que quelques spécimens dans les enclos de certains parcs. On peut en voir quelques survivants à Saint-Félicien dans le grand parc de la boréalie.
Serge Bouchard dans ces courts textes nous livre sa pensée, son regard en s’attardant à certaines grandes tragédies de notre époque, aux erreurs de l’histoire et imagine comme notre continent était beau il y a moins de 400 ans. Une belle manière de nous faire comprendre que nous avons tourné le dos au nouveau paradis et à un monde vierge dont nous rêvons encore et toujours. Nous n’avons rien appris malgré des espoirs de recommencement, malgré tous les avertissements. Nous avons été « de grands lièvres fous » qui au lieu de créer un monde, l’ont saccagé avec une frénésie incroyable.


L’ŒUVRE DU GRAND LIÈVRE FILOU, chroniques de SERGE BOUCHARD publiées aux éditions MULTIMONDES, 2018, 224 pages, 19,95 $.



http://editionsmultimondes.com/livre/l-oeuvre-du-grand-lievre-filou/