dimanche 15 août 2010

Lisa Moore hante le lecteur par sa précision

Une femme perd son mari lors du naufrage de la plate-forme de forage Ocean Ranger. Une tempête au large des côtes de Terre-Neuve et l’installation qu’on pensait indestructible sombre. Quatre-vingt-quatre hommes périssent dans cette tragédie, le cinq février 1982. Le choc est terrible pour Helen qui se retrouve seule avec ses quatre enfants.
«L’Ocean Ranger a commencé à sombrer le jour de la Saint-Valentin, et à l’aube, le lendemain, la plate-forme était engloutie. Tous les hommes qui s’y trouvaient sont morts. Helen avait trente ans en 1982. Cal en avait trente et un. Il a fallu trois jours avant d’être sûr que les hommes étaient tous morts. Les gens ont espéré pendant trois jours. Pas tout le monde. Pas Helen. Elle savait qu’ils étaient disparus, et ce n’était pas juste, mais elle le savait. Elle aurait aimé avoir ces trois jours. On a dit combien c’était dur, de ne pas savoir. Helen aurait aimé ne pas savoir.» (p.14-15)
La jeune femme est dévastée, mais il y a les enfants qui n’ont qu’elle.
«À cause des enfants, Helen se sentait obligée de faire semblant qu’il n’y avait pas de dehors. Ou, s’il y en avait un, qu’elle y avait échappé. Helen voulait que les enfants croient qu’elle était à l’intérieur avec eux. Dehors était une vérité hideuse qu’elle avait l’intention de garder pour elle. C’était tout un cinéma, ce mensonge quant à la nature du lieu où elle était véritablement: dehors.» (p.21)

Évocation

Le lecteur est ballotté entre les vagues du présent et du passé, sans avertissement. C’est douloureux, souvent intolérable. Il plonge dans le vécu de cette femme, ses amours, la vie des enfants, particulièrement celle du fils. Quel courage il faut pour continuer quand le monde s’effrite. Helen peut compter sur sa sœur Louise, quelques amies  et la petite communauté. La misère guette. La famille a perdu tous ses revenus. Elle tente de travailler comme serveuse mais arrive mal à prendre contact avec les autres. Elle fera de la couture pour refaire sa vie point par point.
Lisa Moore a une manière de dire cet univers en plongeant dans les détails du quotidien. Le lecteur suit Helen, John son fils qui apprend qu’il sera père après une escapade avec une jeune femme qu’il connaît à peine. L’écriture impose ses tourbillons et nous entraîne dans ses spirales. Un rythme fascinant, étourdissant, souvent déstabilisant.

La survie

Helen tente de vivre une sorte de tendresse à défaut du grand amour, après avoir tenté de reconstituer le drame en lisant tous les rapports qui touchent cette tragédie qui a marqué les esprits, particulièrement les gens de Terre-Neuve.
«Si elle avait été honnête, elle aurait demandé : Pourriez-vous être mon mari mort le temps d’un après-midi. Pourriez-vous enfiler ses vêtements, je les ai encore. Voudriez-vous porter l’eau de Cologne qu’il portait. Pourriez-vous fumer des Export A, juste le temps d’un après-midi. Voudriez-vous boire de la bière India et faire brûler les steaks sur le barbecue, pourriez-vous être drôle, conter des blagues et laisser des provisions pour la famille, plus bas sur la route, qui n’a rien à manger. Pourriez-vous être Cal?» (p.154)
Helen n’oublie rien malgré  les voyages, un homme qui s’installe peu à peu dans son quotidien. Ses filles ont des vies un peu difficiles et son fils voyage, téléphone à toutes les heures de la nuit et du jour, ayant du mal à couper avec sa mère.

Grand art

Lisa Moore possède l’art de bousculer le temps et l’espace. Une précision époustouflante. Du grand art, une sorte d’incantation qui envoûte telles les vagues de l’océan. Tout le décor devient vivant, un personnage qui hante le lecteur.
«Février» est magnifiquement traduit, il faut le signaler, par Dominique Fortier, une romancière qui vient de publier «Les larmes de saint Laurent» aux Éditions Alto.

«Février» de Lisa Moore est publié aux Éditions du Boréal. 
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/lisa-moore-1445.html

Stéphanie Kaufmann plonge dans ses souvenirs

Certains lieux et objets rappellent l’histoire des hommes et des femmes. Il suffit de prendre le temps de s’attarder pour entendre et se souvenir.
 Stéphanie Kaufmann, dans «Ici et là», une suite de fragments, se penche sur des lieux, des objets; évoque des odeurs et des couleurs qui marquent la vie. Impossible de fréquenter certains endroits sans se souvenir, se rappeler des moments précieux ou des événements que l’on souhaiterait oublier. Parce que partout autour de soi, des empreintes survivent, des constructions témoignent. Le propre de l’homme est sans doute de laisser des traces et des signes derrière lui. Tout comme il peut encombrer sa mémoire de souvenirs.
Des événements s’imposent et se gravent comme des pierres précieuses. Et les voilà, abandonnés au temps et à l’usure. Reste les retours dans l’enfance qu’une couleur provoque, qu’une odeur avive. Des êtres chers disparaissent comme la vie le veut. Il y a tant de manières de fouiller le temps, de ranimer son passé, de caresser le bonheur et de chasser la souffrance. Tout vieillit, tout change, même les enfants qui s’acharnent à devenir des adultes et après des vieillards. La jeunesse pousse vers la vieillesse, des nuits où il n’est plus possible de trouver le sommeil à cause de la douleur. La pensée s’énerve.
«Il disait Champlain comme Proust aurait écrit Combray, et c’était une belle maison que nous habitions alors, les champs devant et le fleuve au fond de la cour. Je l’ai revue hier, vieillie, la peinture écaillée et la véranda boiteuse, avec ses jalousies rabattues à l’intérieur comme avant, lorsque les nuits étaient froides et qu’on emprisonnait la chaleur dans les chambres.» (p.35)
Quelle belle manière de feuilleter l’album des souvenirs, d’évoquer la vie qui invente tous les tournants. Tout est possible, on le sait, le pire comme le meilleur.

Regard

Stéphanie Kaufmann démontre un extraordinaire sens de l’observation et de l’évocation. Ses textes sont ciselés comme des travaux de broderie. C’est toujours juste et bien senti. Un plaisir qu’il faut déguster à petites phrases, en prenant bien son temps. Ne pas hésiter surtout à revenir sur certains passages pour mieux en surprendre les saveurs. Certains fragments se dégustent comme des chocolats onctueux.

« Ici et là» de Stéphanie Kaufman est paru aux Éditions L’instant même.