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mardi 16 janvier 2024

LES HUMAINS SONT DES ÊTRES DANGEREUX

LE TITRE DU récent roman de Mireille Gagné, Frappabord, est un peu étonnant et pas très attirant, surtout pour moi qui ai eu souvent maille à partir avec ces bestioles têtues et voraces. Je ne peux qu’évoquer l’époque où je courais le marathon et faisais de longues sorties dans la forêt pour m’entraîner. Immanquablement, un frappabord me surveillait et se mettait à tourner autour de moi dès mes premières foulées, au moment où je commençais à transpirer. Cette grosse mouche me suivait sur une vingtaine de kilomètres et parfois plus, gâchant mon plaisir. Il n’y avait qu’une façon de m’en débarrasser : m’arrêter et attendre patiemment qu’elle se pose sur un bras ou une épaule. La tape devenait l’arme ultime contre cette obsédée. Le frappabord peut rendre fou!

 

Mireille Gagné semble avoir un faible pour les animaux et les insectes. Son dernier roman avait pour titre Le lièvre d’Amérique. Je comprends : ce mammifère est une bête plutôt sympathique et j’ai aimé cette fiction où cet animal, bien implanté dans mon environnement, change de couleur avec les saisons et marquait pour ainsi dire le comportement des personnages. Mais de là à affectionner les frappabords, il y a une marge. 

Thomas, un spécialiste des insectes, est mobilisé par l’armée pendant la Deuxième Guerre mondiale pour une mission spécifique. Il doit rejoindre des savants sur Grosse-Île, au milieu du Saint-Laurent, un lieu connu qui a servi, pendant près d’un siècle, de zone de quarantaine pour les migrants, particulièrement les Irlandais. Un séjour obligatoire avant de s’installer quelque part au Québec ou au Canada pour ces nouveaux citoyens.

Ces équipes, dirigées et surveillées par des militaires, doivent effectuer des recherches dans la plus grande des discrétions. En fait, Thomas doit trouver un moyen d’inoculer un insecte d’un virus pour semer la mort chez les ennemis. Vous imaginez une nuée de maringouins qui s’abat sur une population et c’est la catastrophe. Les humains sont capables de n’importe quoi pour conquérir des territoires et éliminer ceux qui s’opposent à leurs ambitions. 

 

«Personne n’en savait beaucoup plus que ce que le major Walker leur avait dévoilé après leur arrivée. Le programme de guerre bactériologique déployé sur l’île était une collaboration entre les Américains, les Britanniques et les Canadiens. Les autorités de Washington suivaient l’état d’avancement des recherches.» (p.44)

 

Au même moment, au Nouveau-Mexique, Robert Oppenheimer poursuivait ses explorations sur le nucléaire et participait à créer, avec toute une équipe, la bombe que l’aviation américaine larguerait sur Hiroshima et Nagasaki. 

 

EXPÉRIENCES

 

Après différentes expériences sur les insectes, Thomas choisit le frappabord pour son avidité (j’en sais quelque chose) et sa ténacité. Cet insecte peut devenir une arme de guerre efficace et terrible. Surtout, la canicule, un début de réchauffement de la planète certainement, même si on est dans les années 40, permet à ce moustique de se reproduire en ville. 

 

«Dans son rapport, il mentionnait que ces mouches piqueuses, vives malgré leur grosseur, étaient dotées d’un instinct vorace, se multipliaient rapidement, pouvaient couvrir de grandes distances et que, particularité cruciale, les femelles avaient besoin de plus de sang pour procréer que les autres espèces.» (p.51)

 

Thomas, en réalité, se retrouve prisonnier au milieu du Saint-Laurent et de son laboratoire, n’ayant que très peu de contacts avec les chercheurs. Il crée des liens avec des habitants de l’île, une famille qui effectue différents travaux pour l’armée, dont un jeune homme nommé Émeril.

 

POINTS DE VUE


 

En amorçant ma lecture, je me suis buté à trois récits. Théodore, un travailleur en usine, un solitaire et un taciturne, voit son appartement envahi par les fameuses mouches. Je ne sais pas, mais il me semble que les frappabords ne se trouvent pas souvent en ville. Mais nous sommes dans une fiction et tout est possible. 

Son grand-père vit dans une résidence et il n’en a plus pour longtemps, étant dans les derniers moments de son existence. Le plus étonnant, c’est quand le frappabord prend la parole et témoigne de sa soif de sang, de sa frénésie quand il s’approche des gens. Une histoire d’amour presque. Il nous livre ses secrets, ses plaisirs, sa quête, ses capacités et son excitation surtout. 

Voilà un suspense qui sort des sentiers battus. Ces points narratifs ou de convergences finissent par faire un tout dans le roman de Mireille Gagné. 

Tous les fils se nouent.

Rapidement, j’ai été aspiré par cette histoire un peu étrange où les humains se montrent beaucoup plus voraces que la pauvre mouche à chevreuil (un autre nom du frappabord).

On ne manipule pas les bactéries et les matières dangereuses sans risquer de contaminer les gens qui participent aux travaux. Une erreur, un geste et le pire arrive. Et ça se produit, bien sûr, dans le récit de madame Gagné. 

Frappabord m’a inquiété. Surtout, Mireille Gagné le précise, que le Canada a effectué ce genre d’expériences à Grosse-Île pendant des années. Cette mouche têtue et vorace devient quasi sympathique. Et comme dans tout bon thriller, nous voulons savoir comment tout ça va se terminer. 

Une histoire où les personnages parlent peu ou pas. Ils ont le flegme d’un insecte. Théodore, Thomas et Émeril, le grand-père, ne sont guère des bavards. Et par certains aspects, ils se rapprochent du frappabord qui a droit au premier rôle. Je ne vous dis rien de la fin, c’est à donner froid dans le dos. 

 

SENSIBILISATION

 

Le roman de Mireille Gagné nous sensibilise aux risques que des dirigeants et des chercheurs prennent en manipulant des matières dangereuses ou encore en tentant de modifier le code génétique de certains animaux. Ça peut donner des atrocités si on s’en sert pour faire la guerre et éliminer des gens. 

 

«Au bout de longues minutes, les Tabanus Flos cadaver semblaient avoir disparu. Les avaient-ils tous tués? Thomas ne pouvait l’affirmer. Les trois hommes se regardaient, effrayés, sans parler. Le temps pressait, ils ont continué à brûler et à sectionner les plantes, avec pour unique objectif de ter miner cette horrible tâche et de pouvoir quitter l’île au plus vite. Thomas a pensé à Émeril. Il avait raison. Il y a des chemins que les hommes ne devraient pas emprunter.» (p.194)

 

Que dire de l’agent orange que les Américains ont utilisé au Vietnam, un poison épouvantable? Un défoliant qui a ravagé des pans de la jungle. Et le gaz sarin, cette peste que l’on soufflait sur les lignes ennemies. Sans parler des bombes à fragmentations, le nucléaire et bien d’autres armes que j’ignore. Incroyable ce que l’humain peut inventer pour tuer et dominer ses semblables. Madame Gagné nous sensibilise à ces folies que l’on peut commettre au nom de la science et de la légitime défense. Netanyahou devrait lire le roman de madame Gagné, il connaîtrait peut-être un moment de lucidité.

 

GAGNÉ MIREILLE : Frappabord, Éditions de La Peuplade, Chicoutimi, 216 pages.

 https://lapeuplade.com/archives/livres/frappabord

jeudi 7 décembre 2023

FRÉDÉRICK LAVOIE SE QUESTIONNE

FRÉDÉRICK LAVOIE a reçu une bourse de la Fondation Aga Khan Canada pour effectuer une série de reportages portant sur le problème de l’eau au Bangladesh. Les experts prévoient, avec les changements climatiques, que ce pays situé au niveau de la mer presque pourrait perdre cinquante pour cent de ses terres avec la hausse du niveau de l’océan et provoquer un mouvement migratoire intense et rarement vu. Rendre compte de cette situation dans une société dont on ne possède pas la langue, n’est pas une tâche facile pour un journaliste même si Frédérick Lavoie a l’habitude des pays étrangers. On a connu son audace où, se fiant à son instinct et au hasard, il s’est retrouvé en prison dans l’ex-empire soviétique. Il a raconté cette expérience dans Allers simples, aventures journalistiques en Post-Soviétie. Cette fois, il a dû faire appel à un interprète, un «truchement» comme on disait à l’époque des coureurs des bois. Il le devait pour expliquer sa présence aux Bangladais qui se demandaient qui était cet étranger qui posait tant de questions. Lavoie a dû faire confiance totalement à cet interprète. Ça complique drôlement les choses. Et traduire, c’est souvent aussi un peu trahir. Le voilà donc dans ce vaste pays où l’on parle le bengali avec un horaire serré. Il croise des gens lors de ses déplacements, n’est pas trop certain qu’ils comprennent ses préoccupations et surtout s’ils lui disent toute la vérité. 


Le Bangladesh est un pays fragile qui se retrouve à la merci des changements climatiques avec la mousson qui crée des inondations de plus en plus importantes, noyant terres et villages, ravageant les récoltes et contaminant les puits. Des conditions de vie difficiles et il semble que les paysans et les pêcheurs, doivent toujours recommencer ce que la nature et les activités de certains humains prennent un malin plaisir à dévaster. 

 

«Et c’était tout le cœur de mon problème avec Dompter les eaux : je n’arrivais même pas à déterminer ce qui me permettrait de prétendre avoir été juste à l’égard de ces gens, et donc d’avoir été à la hauteur de mes principes. Leur univers m’était demeuré trop opaque pour que j’ose y plaquer mes interprétations avec une quelconque confiance.» (p.47)

 

Bien plus, le journaliste a l’impression que les hommes et les femmes avec qui il discute ne sont pas du tout intéressés par les sujets qu’il aborde. Cela crée un malaise chez le manieur de questions, on le comprend. Voilà donc de sérieuses difficultés de communications et la certitude qu’il passe trop vite dans les villages, ne consacre pas assez de temps à ses interlocuteurs pour leur rendre justice dans ses comptes rendus. Comment parler de la survie, du pays qui se défait et mute devant une crise planétaire pendant une escale de quelques heures tout au plus? Un danger qui touche tous les scribes, peu importe l’endroit où ils se trouvent. Tous doivent faire rapidement, résumer en quelques minutes pour un court récit à la radio ou à la télévision. Pas le temps de s’attarder, de réfléchir, de sentir les soucis des gens. 

Gros problème de conscience pour le journaliste. 

Le reporter, après un séjour trop bref dans un patelin, doit donner l’impression lors du compte rendu de tout savoir et de tout comprendre. Il y a là, certainement, une forme d’imposture sinon un malaise que j’ai maintes fois ressenti dans ce travail où il faut surprendre l’être vivant derrière l’événement. C’est peut-être aussi pourquoi j’ai toujours gardé un pied dans le récit et le roman pour arriver à cerner des sujets et des personnages. Encore cette terrible impression de rester à la surface quand on fait le métier de cueilleur de nouvelles et de peintre en humanité. 

 

PROBLÈMES

 

Bien sûr, Frédérick Lavoie a le sentiment de se comporter souvent en abeille butineuse, d’effleurer les conséquences des changements climatiques sur le quotidien des populations. Il y a aussi la pollution qu’il voit autour de lui, poussée à un point qui donne le vertige. Surtout celle provoquée par les tanneries qui souillent les rivières et empoisonnent tout ce qui y vit. Alors, que peuvent les pêcheurs devant un tel désastre? Et les produits utilisés dans ces entreprises sont extrêmement dangereux et néfastes pour les ouvriers. Conséquences de tout ça. L’eau de surface n’est plus propre à la consommation. 

Le gouvernement a fait creuser des puits artésiens, pour puiser l’eau plus profondément dans le sol. Tout semblait réglé dans un premier temps. Les paysans et la population avaient retrouvé de l’eau et certaines maladies, surtout infantiles, ont disparu presque. Et un peu plus tard, on a constaté que l’eau contenait de l’arsenic à un taux inquiétant, que cette eau si vitale était, encore une fois, un danger. Creuser plus profondément, s’enfoncer dans la nappe phréatique? Et en forant, est-ce que l’on contamine cette nappe d’eau si précieuse? Les autorités du Bangladesh font face à un problème insoluble, semble-t-il. 

 

«Selon les estimations, entre 20 et 77 millions de Bangladais-es et plusieurs millions de personnes au Bengale-Occidental risquaient une mort prématurée en raison de cet empoisonnement à l’arsenic, appelé arsenicose.» (p.95)

 

Frédérick Lavoie, avec son guide et son interprète, se rendent dans les îles, croisent des gens, posent des questions, reçoivent des réponses et le journaliste écrit des reportages pour Le Devoir entre autres, mais il reste sur sa faim, a toujours l’impression de passer comme une bourrasque qui se calme tout de suite après une dernière salutation. Il n’en a pas fini avec le Bangladesh, ce pays où les problèmes de la planète semblent converger. 

Il veut avant tout raconter ces hommes et ces femmes, les entendre pour de vrai, comprendre leurs propos et montrer ce qu’ils sont dans leur vie de tous les jours. Mais comment parler de ces gens sans les trahir, sans en faire une sorte de caricature bien involontairement quand on soulève de la poussière dans un village qui retombe trop rapidement?

 

«Les inspirations qui m’ont aidé à me sortir de mes impasses sont multiples. Elles me sont arrivées de domaines variés, de la philosophie à l’éthologie, en passant par la science-fiction, la poésie, la psychologie ou encore la traductologie. C’est cependant dans les débats qui ont cours en anthropologie que j’ai trouvé le plus naturellement matière à réflexion. Cela n’est pas tout à fait surprenant, compte tenu de la parenté entre cette discipline et le journalisme, et particulièrement le journalisme international.» (p.284)

 

Chose certaine, un tel travail n’est jamais facile. Comment rencontrer l’autre, écouter, regarder et surtout montrer ce qu’il est dans son quotidien? Avec la barrière de la langue, c’est encore plus difficile. Le pire ennemi du journaliste est le temps. Il doit courir, toujours, aller rapidement, et c’est souvent pourquoi les reporteurs restent à la surface. Même que maintenant, on leur demande d’être des voyants et de prévoir ce qui peut se produire. Ce qui est tout à fait contraire à cette profession.

Troubler les eaux est un livre franc, honnête d’un journaliste qui se questionne et qui veut entrer en contact avec son lecteur, avec les gens qu’il rencontre dans ses enquêtes pour rendre compte de leurs grandes et petites misères. Rien n’est jamais sûr dans ce travail étrange où l’on devient pêcheur qui jette sa ligne à l’eau et qui attend que le poisson vienne à lui. Pour cela, il faut de la patience et un certain savoir-faire. Parfois, la pêche sera bonne et souvent, le journaliste revient avec les mains à peu près vides. Et ce métier veut que l’on relate quelque chose quand même, toujours. J’ai passé ma vie de journaliste à me questionner et à tenter de trouver des manières d’entrer en contact avec les gens pour les dire le mieux possible. Même raconter un événement, un spectacle, une conférence, demande une terrible attention et aussi une capacité à saisir et traduire ce que l’on entend. Les récits Le tour du lac en 21 jours et Le bonheur est dans le fjord, répondent à cette nécessité. Cela m’a permis de reprendre tout ça dans une fiction : Le voyage d’Ulysse.

J’ai aimé le questionnement de Frédérick Lavoie, mais une petite chose m’a dérangé dans cette quête du journaliste qui tente de trouver une forme de certitude. L’utilisation de l’écriture inclusive m’a empêché de savourer pleinement sa pensée. Pourquoi employer un tel langage? Un idiome qui veut personnifier tout le monde finit par ne représenter personne. Qui peut prétendre englober tous les humains? Les celleux et les toustes ne font pas partie du vocabulaire des journalistes, pas encore du moins, je l’espère. Une autre matière à réflexion pour Frédérick Lavoie. Je pense, sincèrement, que ce n’est pas très heureux malgré les bonnes intentions de l’auteur, je n’en doute pas. 

 

LAVOIE FRÉDÉRICK : Troubler les eaux, Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 360 pages. 

https://lapeuplade.com/archives/livres/troubler-les-eaux

jeudi 5 octobre 2023

L’ENFER EXISTE ENCORE AUTOUR DE NOUS

UNE FOIS DE PLUSLarry Tremblay n’y va pas de main morte avec D’enfers et d’enfants, des nouvelles qui nous poussent dans des situations que nous refusons souvent de voir. Agressions de bambins par des adultes, monologue d’un enseignant qui dérape devant ses élèves et qui va peut-être poser le geste fatal. Un incompris qui se sent exclu de la société. Je n’ai pu m’empêcher de penser à Valery Fabrikant, ce professeur de l’Université Concordia qui a perdu les pédales et a tué des collègues. Un couple aussi, avec deux enfants. La mère en est convaincue. Son second garçon est prisonnier de son corps. Il est une fille dans sa tête et son âme. La nature s’est fourvoyée. Un sujet chaud, d’actualité. Toute l’attention est portée sur lui pendant que son frère est abandonné à lui-même, se sentant rejeté de tous. Une fois de plus, Larry Tremblay se coltaille avec la violence qui nous heurte tous dans nos activités. C’était le cas dans L’orangeraie où il abordait la délicate question des enfants-soldats que l’on manipule et envoie à la mort en leur faisant miroiter le bonheur. Un thème qu’il ne cesse de secouer dans ses œuvres et qui me touche profondément. Peut-on s’en sortir, trouver une façon de vivre en paix avec soi et les autres dans nos sociétés de plus en plus dures et prédatrices?

 

Larry Tremblay n’hésite jamais à confronter certaines déviances des humains, les élans viscéraux qui poussent des individus à commettre le pire. Un sujet délicat, sensible que nous refusons de voir souvent. Parce que la démarcation est bien mince entre ce que nous nommons le mal et le bien. Tout commence peut-être à la naissance. Dans Rivière-du-Chagrin, une femme accouche dans des conditions horribles. L’auto dans laquelle elle se rend à l’hôpital heurte un orignal. Un moment dramatique où la mort et la vie se bousculent. Le sang, les cris, l’arrivée d’un enfant au milieu du chaos.

 

«Le sang de l’énorme animal qui fige sur le pare-brise… Et moi qui ouvre grand la bouche pour avaler le temps qui me tombe dessus… Oui, je m’en souviens comme si c’était maintenant. Mon père, pour me réchauffer, me plonge dans le corps fumant de l’orignal. Les larmes de ma mère gèlent sur son visage.» (p.11)

 

La plupart des hommes et des femmes ne vivent pas des traumatismes semblables à la naissance, mais tôt ou tard, nous faisons face à la mort, à la violence, un geste qui nous dépasse et nous laisse sans voix. Peut-on se préparer au pire ou au meilleur? Y a-t-il une recette pour baigner dans la quiétude et la paix? Le mal s’insinue partout, on le sait, sans qu’on s’en rende compte. Il faut trouver des parades, des moyens d’éviter d’être écrasé par un individu, un collègue de travail, un mari ou un amant, un mot malheureux, ou encore s’empêcher de déraper dans sa tête et de basculer dans une fiction dangereuse pour les autres et soi-même. Il reste peut-être l’écriture pour colmater les brèches, rétablir un certain équilibre. Cette parole que l’on s’approprie et qui permet d’évacuer le mal.

 

«Un jour, j’ouvre un carnet. Je meurs si à mon tour je n’écris pas. Par ses battements, mon cœur n’arrête pas de me répéter : écris, écris ce qui te tourmente depuis si longtemps. Des mots encombrent ma gorge. Ils m’étouffent. Il faut que je les expulse, que je les jette dans mon carnet comme des graines pourries. Mais les pages du carnet demeurent muettes. Pendant des jours, des semaines, j’essaie, j’essaie d’écrire, mais rien ne vient jusqu’au jour où j’entends des pleurs.» (p.16)

 

Guérir par le mot qui met le doigt dans la plaie où suinte le sang et la mort. C’est tout l’art de Larry Tremblay. Ses textes nous poussent dans nos derniers retranchements. Pas moyen d’y échapper! Il nous plaque dos au mur et nous coupe le souffle. Il décrit des hommes et des femmes ordinaires, des individus maléfiques, malgré les apparences et surtout, affreusement normaux dans leur quotidien. Il me laisse toujours pantelant devant un geste anodin qui peut avoir des conséquences terribles. Je pense à Carnet sauvé des eaux où les mots de la tendresse sont travestis, pervertis pour masquer la pédophilie et l’agression d’un jeune garçon.

 

«Vous m’appreniez à m’agenouiller. Vous m’appreniez le mot “amour”. Vous me disiez que l’amour était une offrande douloureuse, mais grandiose. Une offrande que j’enfermais dans le coffre de ma mémoire.

Elle s’est mise à puer comme un cochon mouillé.

François, François.

Vous me souffliez dans le cou mon prénom. Votre souffle pleurait dans mon cou. J’ai été un enfant déchiré par vous, aimé, disiez-vous, dans la petite église de Rivière-du-Chagrin où la poussière sentait l’encens.» (p.32)

 

L’actualité est avide de ces drames conjugaux et en fait des manchettes, surtout les tueries de masse dans des lieux publics. Nous sommes dans une société où le déraisonnable et la confusion prennent tout l’espace, où l’envie de la réussite à tout prix est considérée comme une vertu malgré le pillage des ressources et l’exploitation de ses semblables. Qu’on le veuille ou non, nous sommes un élément d’une communauté qui refuse de tenir compte des catastrophes qui ébranlent la Terre. C’est peut-être là la plus terrible des violences, la fiction la plus pernicieuse. Consommation frénétique, accumulation de produits inutiles, drogues et alcool pour résister et briller. Nos dirigeants mettent la planète en danger tout en assurant la paix et la joie. Tout le monde en est conscient, mais nous continuons à foncer vers le précipice, jonglant avec les mensonges et les fausses promesses. La ligne de démarcation entre le bien et le mal s’avère alors bien mince. C’est tout le drame de notre civilisation qui nie l’humain et applaudit devant l’intelligence artificielle qui nous propose la pire des agressions contre l’esprit et la raison. Bien sûr, Larry Tremblay n’aborde pas ces vastes problèmes dans ses nouvelles. Pas cette fois. Il l’a fait pourtant dans L’Orangeraie, ce magnifique roman. Je me permets d’extrapoler à partir de la violence intime, familiale qu’il confronte dans ses textes.

 

«Tout n’est pas vrai, mais rien n’est vraiment faux.» (p.33) Ou encore un peu plus loin, dans un cri de désespoir et un appel à l’aide, Larry Tremblay écrit : «Pourquoi la réalité est-elle en train, sous nos yeux passifs, de dépasser la plus horrible des fictions?» (p.52)

 

Les personnages de cet écrivain perdent pied et n’arrivent plus à contrôler leurs gestes. Qu’est-ce qui se passe dans leurs têtes? Tremblay s’approche, se penche sur eux, tente de saisir le discours qu’ils répètent avant de s’élancer vers l’inéluctable.

La vie est bien fragile et nous sommes souvent impuissants devant des hommes et des femmes qui s’inventent une réalité et dressent des barricades autour d'eux. Le mari qui tue ses enfants pour se venger de son épouse. Cet halluciné qui fonce dans la foule avec une voiture, l’enragé qui entre dans un centre commercial et tire sur tout ce qui bouge. Que se passe-t-il dans la tête de ces gens? Comment en sont-ils arrivés là? Pourquoi la société ne peut prévenir ces massacres? Et comment trouver l’équilibre dans ses jours sans vaciller, sans perdre pied et baisser les bras?

 


ACTUALITÉ

 

Larry Tremblay s’approche à pas de loup de ces hommes et ces femmes qui peuvent disjoncter comme on dit, des jeunes qui sont blessés dans leur corps et leur âme par des discours mielleux. Il décrit des comportements que nous considérons comme normaux souvent, jusqu’à ce que tout bascule.

Les enfants sont les témoins impuissants de ces dérives, incapables de faire face et de se protéger des gestes et des paroles qui étouffent leur appétit de vivre. Ce sont eux les véritables victimes des adultes. Comment ne pas dévier et porter la violence en soi quand on part tout de travers dans ses premiers pas?

 

«Parce que je ne l’avais pas écoutée, parce que j’en faisais juste à ma tête, parce que je me croyais plus fine, plus intelligente que les autres filles. Le viol, c’est comme si je l’avais cherché. La preuve, c’est qu’après je suis restée avec lui. De toute façon, Julien n’a jamais voulu admettre qu’il m’avait violée. Je voulais l’embrasser, OK. Je voulais le prendre, OK. Mais je voulais arrêter là. Julien m’a dit ce soir-là que pour lui ç’a été le coup de foudre. J’aurais dû comprendre que lui et moi, on était plongés dans l’erreur jusqu’au cou.» (p.135)

 

Larry Tremblay nous entraîne dans les délires de ses semblables, toujours avec discrétion et doigté, sans que nous sachions trop de quoi il retourne, jusqu’au moment où tout bascule. Ça explose alors, ça fait mal, ça coupe le souffle, vous laisse sur le carreau. 

D’enfers et d’enfants est peut-être le livre le plus dur que j’ai lu de Larry Tremblay. C’est tout le drame de la société contemporaine que cet écrivain empoigne, secoue avec ses mots si justes et lourds. 

Des textes grinçants, des tragédies qui se produisent dans l’intimité du foyer, derrière les toiles qui bouchent les grandes fenêtres. Peut-être que la vie en communauté nous oblige aussi à porter des masques et des œillères pour nous protéger de la démence de ses semblables, pas seulement des virus qui circulent en toute liberté.

Larry Tremblay continue sa quête, son questionnement des dérives humaines sans jamais basculer dans le discours moralisateur. C’est troublant, difficile et j’en suis sorti encore une fois en claudiquant, ayant du mal à m’accrocher au monde qui m’entoure et ne cesse de m’émerveiller. Oui, il y a des petits paradis ici et là, mais des enfers peuplés d’enfants existent tout près, sans qu’on le sache ou que nous ne voulions les voir. Les textes de ce dramaturge sont une gifle. Il nous plonge dans la violence qui couve dans les strophes d’Arthur Rimbaud. Les rappels qu’il place en tête de ses nouvelles, comme une clef qu’il nous offre au lecteur, nous permettent de saisir cette colère et la révolte que le jeune Rimbaud a canalisées dans l’art et la poésie. 

 

TREMBLAY LARRYD’enfers et d’enfants, Éditions de La Peuplade, Chicoutimi, 160 pages.

 https://lapeuplade.com/archives/livres/denfers-et-denfants

mercredi 13 septembre 2023

LA RECHERCHE MÉDICALE ET SES DANGERS

QUEL ÉCRIVAIN ose s’aventurer dans le monde de la science et de la recherche ? C’est le pari que fait Anne Cathrine Bomann dans En dehors de la game, le second roman traduit du danois et publié à La Peuplade. Impossible de ne pas penser au fameux vaccin contre la COVID. La Danish Pharma travaille sur un remède qui devrait contrer les effets du deuil, la peine et la douleur qui touchent les gens qui perdent des proches. Certains basculent dans une profonde dépression après la mort d’un enfant ou d’un parent. Toute une équipe de psychologues participe aux analyses pour valider les expériences et s’assurer que le nouveau médicament est sans incidences fâcheuses chez les patients. Deux démarches se confrontent dans cette histoire passionnante. L’entreprise privée qui veut faire des sous avec sa découverte et renflouer ses coffres après avoir investi d’énormes sommes dans le projet et des universitaires qui vérifient tout afin de protéger la santé du public. 

 

Je vous épargne les questionnements du professeur Thorsten, mais il comprend rapidement que des personnes qui prennent le produit proposé par la Danish Pharma affichent une apathie inquiétante. Surtout, une indifférence de plus en plus marquée à tout ce qui se passe autour d’eux. Élisabeth, la responsable et l’âme de cette découverte, une scientifique réputée, constate aussi des comportements étranges chez les souris qui servent de cobayes dans son laboratoire. 

 

«Elle avait fait se reproduire un groupe de souris femelles pour chercher si le nouveau composé chimique pouvait éventuellement faire baisser la fertilité ou nuire aux petits, mais dans un premier temps tout avait semblé normal. En moyenne, les souris donnaient naissance au même nombre de petits que dans le groupe témoin qui ne prenait pas le médicament. Pourtant, après les naissances, elle soupçonna que tout ne se passait pas tout à fait comme d’habitude. Les petits ne prenaient pas de poids selon le rythme normal, et plus elle les observait, plus l’explication était évidente. Certaines mères étaient tout simplement indifférentes à l’égard de leur progéniture.» (p.195)

 

Le professeur Thorsten a vu des comportements similaires chez un patient. Que faire? Tout arrêter ou continuer en masquant les effets plutôt inquiétants que la Callocaïne provoque.

L’entreprise pharmaceutique veut ce médicament le plus rapidement possible parce que d’énormes sommes d’argent sont en jeu.

 

ÉLISABETH

 

Élisabeth vient de perdre son fils, et ce drame l’a laissée dans un état lamentable. Un jeune garçon plein d’avenir qui a été emporté par la maladie. Elle décide de prendre le fameux médicament pour passer à travers et continuer à travailler. Ce projet, cette découverte, c’est toute sa vie de chercheuse et de responsable d’équipe. Le projet doit aller de l’avant coûte que coûte. Elle ne peut reculer, malgré des résultats qui montrent les dangers de la Callocaïne, les effets qu’elle a constatés chez ses souris. Le professeur Thorsten a relevé les mêmes réactions chez Mikkel, l’un de ses patients. 

Un chassé-croisé de décisions et d’aveuglements volontaires s’enchaîne. Quand des sommes d’argent considérables sont en jeu, il est plutôt tentant de fermer les yeux et de foncer sans se soucier des conséquences. Ce peut être très dangereux dans le cas d’un nouveau médicament.

 

«— Pour autant que je sache, cela signifie l’une des deux choses suivantes, dit-il enfin. Soit il y a eu une erreur quelque part, probablement de la part d’Anton. L’Université d’Aarhus est une université sérieuse avec beaucoup de chercheurs compétents, et si vous n’aviez demandé avant cette affaire si l’un d’entre nous aurait pu tricher, j’aurais pensé qu’il se serait agi d’une plaisanterie de votre part.

— Et la deuxième possibilité?

— Oui, soupire-t-il. La deuxième possibilité, à laquelle j’adhère de plus en plus, c’est que quelqu’un a constaté les mêmes changements que nous. Et que pour une raison ou une autre, il a fait des manipulations sur le traitement des données pour les dissimuler.» (p.285)

 

Le roman d’Anne Cathrine Bomann se transforme en thriller où deux étudiantes du professeur Thorsten sont mobilisées pour tenter de faire éclater la vérité et stopper la mise en marché du nouveau médicament. De son côté, Élisabeth manigance tout avec un aplomb remarquable, une froideur qui illustre pleinement les dangers que représente la Callocaïne. Elle pousse des gens à des gestes irréparables sans ressentir la moindre émotion. Mikkel, dans une confrontation avec un proche, a constaté qu’il aurait pu tuer son interlocuteur dans la plus parfaite indifférence.

 

«— C’est un peu comme avoir regardé un film, non? On peut se rappeler l’intrigue, et si un de vos amis vous interroge, on peut parfaitement en parler ou dire si on l’a trouvé bon ou mauvais. C’est exactement comme ça pour moi.

Il indique de la main le landau.

— Je sais très bien ce qui est arrivé, et je n’ai aucun problème à vous dire à quel point tout a été horrible après l’accident. Mais je n’ai plus l’impression que ce soit à moi que cette histoire est arrivée.» (p.172)

 

Les employés de la Danish Pharma font tout pour que le produit soit en vente le plus rapidement possible sur les tablettes tandis que Thorsten cherche à mettre la population au courant des risques pour les consommateurs. La course contre la montre est enclenchée. Une multinationale, avec des ressources incroyables et un professeur et ses deux étudiantes qui se débrouillent avec les moyens du bord pour démontrer, preuves à l’appui, que le nouveau médicament est un danger pour ceux et celles qui pensent se guérir de la souffrance et du deuil en l’absorbant. Deux jeunes femmes bien différentes deviennent des éléments clefs de cette course à obstacles. 

 


FASCINATION

 

J’ai lu ce gros roman de près de quatre cents pages en deux jours, n’arrivant plus à m’en détacher. Complètement aspiré par les intrigues de ce polar médical et des personnages attachants, me répétant qu’il y avait des drames et des affrontements semblables dans le monde de la recherche. Nous sommes dans un milieu où l’ambition et le succès individuels prennent souvent le pas sur la rigueur scientifique et les protocoles qui doivent se faire selon des normes et des procédures strictes et ne jamais mettre la santé des gens en danger. On apprend régulièrement que certains ont manipulé des chiffres ou des éléments pour publier et faire les manchettes. 

Un livre d’une formidable intelligence. Anne Cathrine Bomann est une magicienne qui tire les ficelles et vous attire comme une araignée dans sa toile. Ça ne peut laisser indifférent et surtout c’est d’une prodigieuse actualité avec la course aux médicaments pour contrer les virus et les nombreuses maladies qui affligent les populations. Imaginez le succès commercial d’une entreprise qui inventerait un produit qui pourrait guérir des cancers incurables. 

Un monde fermé, secret et jaloux de ses prérogatives que cette écrivaine danoise nous permet de voir de l’intérieur. Un livre passionnant, juste, magnifiquement traduit. Un véritable plaisir.

 

BOMANN ANNE CATHRINEEn dehors de la game, La Peuplade, Chicoutimi, 408 pages.


https://lapeuplade.com/archives/livres/en-dehors-de-la-gamme

 

mercredi 8 février 2023

LE TERRIBLE COMBAT DE MUNA AU QUÉBEC

HOTLINE, de Dimitri Nasrallah, nous entraîne dans un monde méconnu même si la question de l’immigration fait souvent les manchettes dans nos médias. Nous ne savons pas grand-chose du quotidien de ces gens qui quittent leur pays pour une raison ou une autre et qui viennent s’installer au Québec, particulièrement à Montréal, pour recommencer leur vie. Ce sujet était au cœur de la campagne électorale québécoise en septembre dernier, mais malheureusement les chefs des partis politiques ont réduit cette question à une guerre de chiffres. Dimitri Nasrallah a eu la bonne idée de nous faire vivre l’arrivée d’une Libanaise à Montréal en 1984 avec son petit garçon de huit ans. Elle ne peut se fier à personne et doit se débrouiller toute seule dans un pays qu’elle ne connaissait pas du tout avant d’y mettre les pieds, sauf qu’elle savait qu’on y parlait français. Comment trouver un appartement, dénicher un emploi qui convient à ses aspirations et faire face aux déceptions fort nombreuses qui ne cessent de se multiplier? Tout est nouveau dans Montréal pour Muna et le moindre geste exige un effort particulier, même si elle maîtrise très bien le français.

 

La jeune femme a dû partir, sa belle-famille l'obligeant à migrer après la disparition de son mari Halim. On présume qu’il est mort, fauché par les milices qui s’affrontent dans les rues de Beyrouth. Ses beaux-parents n’ont jamais approuvé son union avec leur fils, une mésalliance pour eux. On lui a fourni les papiers nécessaires et une enveloppe d’argent, un billet d’avion et elle se retrouve à Montréal avec de quoi survivre pendant quelques semaines. Il faut imaginer la situation de cette jeune mère de famille. Elle ne connaît personne dans cette nouvelle ville, espère enseigner le français, ce qu’elle faisait à Beyrouth. Toutes les portes semblent se fermer devant elle. Surtout, Muna doit oublier son ancienne profession.  

 

«On est au Québec. Je vois que vous venez d’arriver et que vous n’êtes peut-être pas au courant, mais il y a énormément d’enseignants de français qui viennent d’ici et qui cherchent du travail. Pourquoi j’engagerais une étrangère pour enseigner le français à des étrangers? Vous feriez ça, vous? Vous voyez ce que je dire? Les clients qui viennent me voir, ils cherchent une manière de s’intégrer, en apprenant le français de quelqu’un d’ici, tel qu’on le parle ici.» (p.39)

 

On lui suggérera même de déménager à Toronto où elle pourra travailler comme institutrice. Elle finit par se dénicher un appartement, faisant face à un racisme plus ou moins larvé, un espace trop étroit pour la mère et l’enfant, un lieu qu’elle loue à la semaine.

Muna passe un temps fou à lire les offres d’emplois dans les journaux et à faire un nombre incalculable d’appels téléphoniques où on lui raccroche au nez la plupart du temps. Ce qui étonne, c’est qu’elle doit se débrouiller toute seule. Personne n’est là pour la guider, aucun représentant du gouvernement ne lui vient en aide. Elle doit tracer une croix sur ses rêves et confronter une réalité plutôt rébarbative. 

Après bien des déceptions, elle finit par dénicher un travail de conseillère dans une entreprise qui propose des régimes amaigrissants aux gens qui ont des problèmes de poids. Elle est rémunérée à la commission et la pression est énorme. Muna devient Mona pour ses clients qu’elle joint par téléphone. Elle doit leur offrir une diète alimentaire, des produits et maintenir le contact avec eux pour suivre leur progrès. Pédagogue, elle connaît rapidement un étonnant succès dans la vente de repas préparés et ses habitués se confient naturellement. Elle fait sa place peu à peu et commence à croire qu’elle va finir par être bien dans sa nouvelle ville et ce pays qui semble l’accepter.

 

OMAR

 

Omar, son jeune garçon, a bien du mal à s’intégrer à l’école. Il reste solitaire, peu démonstratif, triste, n’arrivant pas à oublier son père. Un problème qui taraude Muna. Halim est-il encore vivant? Cette incertitude mine la mère et le fils. Rien de plus terrible que de ne pas savoir et d’imaginer les pires scénarios. 

 

«- Et bien, dans le cas d’Omar, c’est une question de concentration, de présence et de communication. Ça fait trois mois qu’il est avec moi et tous les autres élèves du groupe ont fait des progrès, sauf lui.» (p.179)

 

Muna s’impose au travail et doit laisser son fils seul à l’appartement devant la télévision lorsqu’il revient de l’école. Il faut survivre, se battre, faire face à l’hiver qui approche et dont elle découvre les rigueurs. Le quotidien est difficile et épuisant. Et il y a quelque chose d’ironique dans le fait qu’elle passe des heures à écouter des Québécois qui se plaignent d’avoir des problèmes de poids, qui se confient et parlent de leurs déboires familiaux quand, elle, tous les jours, mène un combat pour arriver à manger décemment et à s’habiller pour confronter la neige et le froid polaire. 


«Parfois, j’ai l’impression d’être encore plus seule que tous les gens réunis au bout du fil. Parfois, j’ai le sentiment de les absorber tous, et que leurs peines me transforment en quelque chose que je n’ai pas envie d’être.» (p.148) 

 

Elle persiste et fait sa place jusqu’à devenir l’employée modèle, celle que l’on cite en exemple et qui, ce qui n’est pas négligeable, encaisse des commissions de plus en plus substantielles. Sa nouvelle aisance financière lui permet d’envisager de s’installer dans un lieu qui convient à leurs besoins au printemps. Surtout, elle rencontre des Chinoises qui veulent apprendre le français et c’est alors que tout change véritablement, qu’elle n’a plus l’impression d’être seule dans la grande ville.

 

COMBAT

 

Nous la suivons dans son quotidien, dans ce rôle qu’elle doit incarner quand elle s’adresse à ses clients et discute avec eux tout en gardant ses distances. La réalité s’impose pourtant. Les maladies de son fils, ses difficultés à l’école, l’hiver qui la désarme avec ce froid qui est quasi pire que les milices qu’elle devait éviter à Beyrouth. 

Tout se place lentement. Omar se fait un ami et elle se crée un milieu, une situation avec ce travail qui lui procure des revenus qui font qu’elle peut respirer et moins s’inquiéter des lendemains. Montréal devient moins hostile et surtout la venue du printemps est une promesse que tout va changer et que la vie ne peut qu’être meilleure. Surtout, elle finit par apprendre ce qui est arrivé à son mari et comprend les manigances de sa belle-famille qui ont tout fait pour se débarrasser d’elle et de son fils.

Le roman de Dimitri Nasrallah est un révélateur. Il décrit parfaitement les petits gestes, les difficultés qu’une émigrante doit affronter à chaque moment de la journée. Tout demande un effort et est compliqué. Les coutumes des Montréalais, leurs habitudes alimentaires, les vêtements et leurs loisirs. Comment se nourrir quand il faut cuisiner des denrées qu’elle ne connaissait pas avant de mettre les pieds dans l’aéroport? C’est ce qui fait la beauté et la pertinence de ce roman. Muna n’a rien d’une révoltée et elle fait tout pour s’adapter et avoir une existence normale à Montréal. 

 

«Les gens dans la rue voient des femmes comme nous et s’imaginent que nous resterons coincées à vie dans nos rôles de mères de famille ignorantes, dédiées uniquement à l’assimilation rapide de nos enfants. Personne ne fait attention à nous. Nous sommes invisibles, sans intérêt. On nous autorise à mener librement une vie rapiécée le mieux possible, pour autant qu’on ne dérange pas et qu’on ne s’écarte pas du chemin. Mais, ya rabi, tout coûte si cher ici, je n’ai jamais rencontré une seule femme qui se permettrait ce genre de pensée magique.» (p.224)

 

Je me suis attaché à cette mère courageuse, la suivant dans son combat quotidien pour la survie, pour s’adapter et s’occuper de son fils avec quelques personnes généreuses qui viennent de temps en temps lui donner un coup de main. Un roman qui vous fascine par sa simplicité et sa banalité, je dirais. Un parcours qui m’a permis de comprendre la situation de cette femme qui mène une guerre pour résister et se sentir Montréalaise d’abord et Québécoise, peut-être, après un certain temps. Un texte émouvant qui nous fait réaliser toutes les embûches que les émigrants doivent affronter en arrivant dans notre pays. 

Un magnifique récit qui nous sensibilise au plus terrible des combats, soit celui de s’installer dans une ville étrangère. Surtout, Dimitri Nasrallah ne s’apitoie jamais et j’ai suivi son héroïne et souhaité de toutes mes forces qu’elle s’en sorte, tout autant que ses clients qui luttent pour perdre du poids et retrouver leur place dans la société qui les a largués peu à peu. Un beau moment de lecture et une fenêtre qui s’ouvre sur l’autre pour mieux comprendre une réalité contemporaine qui reste encore bien mal connue bien que cette question revienne régulièrement dans nos médias. Le fameux chemin Roxham nous le rappelle presque chaque jour.

 

NASRALLAH DIMITRIHotline, Éditions La Peuplade, Chicoutimi, 376 pages. Traduction de Daniel Grenier.

https://lapeuplade.com/archives/livres/hotline