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jeudi 7 août 2025

LAUREN GROFF NOUS COUPE LE SOUFFLE

LAUREN GROFF surprend une fois de plus avec «Les terres indomptées», un roman qui nous entraîne dans les années 1600, les premiers temps de la présence des Européens en Amérique. Les envahisseurs sont encore peu nombreux et se réfugient dans des lieux fortifiés pour se protéger des autochtones. Les premiers contacts ont été catastrophiques et les escarmouches se multiplient. La famine règne. Rien n’entre ou ne sort de ces places qui se transforment peu à peu en tombeau. Une servante, après des événements horribles, prend la fuite pour aller vers le nord où se trouvent les Français. Elle doit échapper aux poursuivants qui ne manqueront pas de la pister pour la tuer ou la ramener au fort où l'attend une fin atroce. 

 

Tout le roman, du moins pour une partie de l’histoire, raconte la course folle de la jeune femme dans la forêt, sa lutte contre le froid, la neige et le vent. Heureusement, elle a de bonnes chaussures qu’elle a volées à un garçon mort de la petite vérole. (La maladie fait rage dans la colonie avec la famine) Et une cape et des gants «empruntés» à sa maîtresse. Elle doit trouver de la nourriture et des refuges pour refaire ses forces, allumer des feux pour ne pas geler. C’est sa survie qui est en jeu et, surtout, elle fuit une existence d’esclavage et de soumissions. Certainement, une tentative d’échapper à un monde qui étouffe toute velléité de liberté et d’indépendance.

 

«Car je cours vers la vie, je cours vers les vivants, répondit la jeune fille à cette voix nouvelle. Loin d’une mort sûre et terrible, loin du démon qui parcourt invisible la colonie. Vers ce qu’un jour j’entraperçus derrière l’épaule du gouverneur, sur une carte, un parchemin, une large baie se dessinant à l’est, et une échelle de rivières semblable aux rayons du soleil, grimpant encore et toujours vers le nord et au-delà. Le gouverneur planta son gros doigt sur le plan, disant à l’homme à son côté qu’au sommet des contrées esquissées tout là-haut, dans le nord, étaient les colonies françaises, le canada, et au sud, ici, les colonies d’espagne, la florida.» (p.13)

 

LE PASSÉ

 

Des flashes surgissent de son ancienne vie. Son enfance dans un orphelinat, une riche dame qui la prend comme domestique et ce voyage sur l’océan vers les colonies. Une traversée marquée par la maladie et une terrible tempête. Son quotidien auprès de cette dame et son affection pour une fillette dont elle s’occupe. Surtout, ce pasteur qui charme tout le monde et qu’elle déteste. En plus, elle doit se défendre des hommes qui n’attendent que l’occasion de la violer et de la tuer peut-être. Elle se méfie tout autant du fils de sa maîtresse, qui peut l’agresser à la moindre occasion. Sans compter les horreurs qui marquent la vie des arrivants dans ce nouveau monde.

 

«D’abord, réfléchit-elle, marchant si vite qu’elle eût aussi bien pu courir, il y avait l’histoire du soldat dont la tête avait été séparée du corps, dont on avait farci la bouche de pain comme pour se moquer de la famine rampante qui sévissait chez les colons. Puis les nombreux récits des hommes revenus au fort après un raid ou une expédition à des fins de négoce, appuyant sur leur crâne pour arrêter le sang car leurs chairs et cheveux en avaient été arrachés.» (p.42)

 

Elle évite les villages, veut parvenir dans ce pays du nord où elle pourra enfin respirer. Elle pense surtout à cette longue traversée où elle a vécu des instants de tendresse avec un Hollandais, ce qui aurait pu être l’amour. Le seul moment où elle s’est sentie libre et aimée. 

Nous finissons par comprendre ce qui a forcé la jeune femme à fuir. Un acte de barbarie inouïe et le pasteur qui a failli la tuer. La famine a réduit les colons à se manger les uns les autres. 

 

REFUGE

 

Elle trouvera un lieu paisible après des semaines de marche près d’une tribu autochtone qui la tolère, se construit une cabane et se débrouille dans ce pays qui permet aussi des moments de douceur et de bonheur. La petite vérole finira par la rattraper comme si elle ne pouvait échapper à son passé.

Lauren Groff, dans «Les terres indomptées», peint une nature terrifiante et impitoyable, suit cette femme qui tente de fuir sa vie de misère, même si l’avenir dans ce Nouveau Monde s’annonce catastrophique avec l’appétit insatiable de pouvoir et de richesse qui anime les Anglais. 

 

«Non, dit-elle, car la malédiction des anglais s’abattra aussi sur ces lieux reculés. Elle s’étendra sur cette terre, elle infectera ces contrées, dévorera les peuples qui étaient présents les premiers; elle les massacrera, elle les rabaissera. La faim qui est au cœur du dieu de mon peuple ne peut rassasier qu’en dominant les autres. Ils étendront cette domination jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien, ensuite ils s’entre-dévoreront. Je ne suis point des leurs. Ne le serai jamais.» (p.219)

 

La jeune femme ne cherche qu’une petite place dans ce monde, un lieu où se reposer, manger et peut-être trouver un compagnon et un bonheur paisible. 

 

«Elle s’allongea car son corps ne répondait plus, tant il consacrait ses efforts à digérer les deux poissons. Alors les nuées de fièvre qui s’étaient abattues sur son cerveau se dissipèrent un peu, et elle vit désormais ce que toutes ses souffrances l’empêchaient de voir jusque-là, que c’était une journée ensoleillée, au ciel d’azur, et qu’au bout des branches éclosaient les toutes premières fleurs rouges et blanches. Oh, elle avait laissé toute la beauté du monde se faire engloutir par sa faim, par sa fièvre, pensa-t-elle. Et maintenant elle était heureuse, car elle avait franchi la limite de l’hiver, et partout explosait le bon printemps fertile.» (p.148)

 

Une histoire fascinante où la forêt est moins inquiétante que les humains qui se dévorent entre eux et qui cherchent à exploiter les autres. Une méditation aussi sur ce qu’aurait pu être l’Amérique sans cet appétit de domination et cette soif de richesse. Une quête de liberté et d’autonomie qui coupe le souffle. 

Un roman terrible, impitoyable, magnifique et troublant, le combat d’une femme courageuse qui ne se laisse jamais abattre. Un texte d’une beauté époustouflante où les arbres et les rivières envoûtent et touchent l’âme et le corps.

 

GROFF LAUREN : «Les terres indomptées», Éditions Alto, Québec, 2025, 238 pages, 27,95 $.

https://editionsalto.com/livres/les-terres-indomptees/

mercredi 14 février 2024

LES FEMMES LUTTENT DEPUIS TOUJOURS

NOUS SOMMES en l’an 1153, quelque part en Angleterre. L’Amérique n’existe pas encore, du moins dans l’imaginaire des Européens. Marie de France, une fille illégitime du roi (une bâtarde) est expédiée dans un monastère en Angleterre, dans coin perdu où elle doit se faire nonne même si elle n’a guère la vocation religieuse. Un lieu sinistre où les membres de la communauté crèvent de faim et où la maladie colle aux prières et suinte des murs, on dirait. Marie n’a que dix-sept ans et elle doit succéder à la vieille abbesse aveugle. Éliénor d’Aquitaine, la reine, en a décidé ainsi. 

 

Le monde de Matrix de Lauren Groff, une écrivaine américaine qui connaît le succès et dont les ouvrages ont été traduits en plusieurs langues, surtout son Furies, n’est pas tellement différent de notre époque. Les croisades se multiplient malgré les échecs. On dirait un prélude aux interventions américaines au Proche-Orient qui nous ont fait prendre la route de conflits qui éclatent partout, attisant le fanatisme et la plaie du terrorisme qui frappent des populations démunies. 

En 1153, la faim et la pauvreté sont de plus en plus présentes dans les campagnes tandis qu’à la cour les intrigues sont monnaie courante et que toutes les manœuvres sont bonnes pour atteindre les plus hautes sphères du pouvoir. On se croirait en 2024 tellement les choses sont semblables. La situation des femmes n’est guère reluisante et la reine doit lutter pour garder sa place et son indépendance d’esprit malgré les complots. 

Partout, des tromperies et des dénonciations permettent de faire tomber des têtes. La noblesse profite de la misère et de la sueur des petites gens. La cour est un panier de crabes et les femmes en sont les premières victimes. Il y a toujours quelqu’un qui veut le siège de l’autre et le monastère n’échappe pas à certaines ambitions. Il ne manque qu’un prince Donald, chevalier à la crinière rousse, pour tenter de prendre la place du roi en mentant et répandant des rumeurs inimaginables.

 

«Car elle est stupéfaite devant la pauvreté des lieux dans la bruine et le froid, devant ces bâtiments blêmes accrochés au sommet de la colline. Il est vrai que l’Angleterre est moins riche que la France, les villes sont plus petites, plus sombres et plus crasseuses, les gens plus malingres, couverts de gelures, mais même pour l’Angleterre, cet endroit est pathétique avec ses constructions en ruine, ses barrières détruites, son jardin enfoui sous les tas de mauvaises herbes brûlées l’an dernier.» (p.15)

 

C’est plus qu’un châtiment pour la jeune Marie de France que cet exil, mais une sorte d’enterrement dans un lieu sinistre. Pourtant, elle a connu une enfance libre avec ses tantes. Des femmes indépendantes qui maniaient les armes et ont fait la guerre, participant à une croisade pour délivrer Jérusalem. Oui, les femmes contribuaient à ces guerres contre les Sarrasins et étaient de toutes les manœuvres et des combats. Je ne peux m’empêcher de penser à Gaza. Autant ne pas trop élaborer sur cette horreur que les nations regardent en croisant les bras. Le nombre de victimes ne cesse de s’accroître et on dirait un téléthon où on veut toujours plus de morts. Il n’y a pas de quoi être fier de notre soi-disant modernité.  

 

TRAVAIL

 

Marie devra oublier ses tantes guerrières et belliqueuses qui lui ont montré à manier l’épée et le couteau, à monter à cheval comme un homme et à rêver d’une vie libre et aventureuse. 

Un autre combat l’attend chez les nonnes. 

Au lieu de se révolter, Marie apprend de l’abbesse aveugle et apprivoise ses sœurs avant de prendre la direction du monastère et d’entreprendre une véritable révolution. Elle fait confiance à chacune, leur permet d’exercer leurs compétences dans des fonctions spécifiques. Les règles demeurent, mais elles ne sont plus des diktats qui broient le corps au nom de la foi et de Dieu. 

Peu à peu, la vie monacale devient douillette et toutes mangent à leur faim. Elle transforme le lieu malgré son jeune âge, s’impose chez les nobles des environs par son savoir-faire et finit par régenter à peu près toutes les activités de la région. La prospérité récompense ses efforts et la famine est chose du passé pour cette religieuse qui impressionne par sa taille, sa voix et son apparence. Que de changements depuis son premier regard alors qu’elle arrivait seule sur son cheval comme une âme en peine!

Marie s’avère une gestionnaire hors pair comme on dirait aujourd’hui. La sécurité alimentaire est assurée et toutes aiment le travail dans les champs où elles développent des compétences remarquables. La supérieure prend plaisir à écrire en français, ce qui n’était pas habituel alors. On utilisait le latin, la langue noble. Des textes qui échappent un peu aux règles et introduisent sa subjectivité dans ces opus qu’elle garde pour elle, bien sûr. 

 

RÉVOLUTION

 

Tout change sous sa houlette. Le soin aux animaux, des produits qu’elles cultivent et vendent, le travail des copistes, un secteur très lucratif. La vie est douce au monastère et Marie, dans certaines visions où elle croise la Vierge, entreprend de transformer la pensée des religieuses de plus en plus nombreuses à venir frapper aux portes de l’abbaye. On peut même, discrètement, s’adonner à certains élans du corps entre recluses. C’est bon pour la santé mentale et Marie ne refuse pas ces bonheurs. 

 

«Et elle voit alors ce qu’elle n’a pas vu en entrant, le miroitement du soleil à travers les branches agitées par la brise, le roitelet huppé aux ailes invisibles qui cueille les insectes au vol, la peau récurée, pareille à l’écorce d’un noisetier, des vielles femmes aux yeux clos, visage tendu vers le soleil. La gentillesse de Nest envers son corps charnel a créé un changement en elle. Plus rien n’est sombre ou clair à présent, plus rien ne s’oppose. Bien et mal se côtoient, obscurité et lumière. La contradiction peut exister dans le même instant. Le monde contient en son centre une immense terreur qui bat. Le monde est extase au plus profond de ses entrailles.» (p.83)

 

La jeune femme est féministe avant que le mot n’existe et fait en sorte que ses filles prennent leur place, vivent comme elles l’entendent et surtout, qu’elles ne soient jamais à la merci des hommes en créant un labyrinthe autour du cloître qui devient un véritable palais, un lieu magnifique et convoité. Même la reine pourrait venir s’y réfugier après avoir connu les turpitudes du monde. Un rêve que Marie caresse en secret. Elle aime Aliénor d’Aquitaine et la vénère en quelque sorte.

 

«La cinquième année, il y a vingt-six religieuses et d’autres arrivent, les dots se sont améliorées, Marie, lentement, difficilement, commence à être reconnue pour ses compétences, son long visage étrange et son allure de virago rassurent la noblesse quant au fait que leurs filles seront entre de bonnes mains. Ils hésiteraient s’ils savaient qu’elle a seulement vingt et un ans, mais sa taille, l’austérité et l’inquiétude gravées sur ses traits la font paraître bien plus vieille. Parfois quand elle se lève trop vite de son lit ou de son bureau, elle est prise de vertige à cause du manque de sommeil. Lorsqu’elle dort, elle rêve d’or, car il n’y en a jamais assez, il lui coule entre les doigts.» (p.71)

 

Marie de France est surtout pratique, logique et volontaire. Elle prend les moyens pour arriver à ses fins, croit en elle et à l’autonomie de ses consœurs, leur fait confiance et leur permet de s’exprimer. 

 

LIBÉRATION

 

Un combat pour l’autonomie et la liberté de penser et d’être. Elle ira jusqu’à confesser ses nonnes et à dire la messe, ce qui est encore interdit aux femmes après des siècles. Son monastère échappe aux folies et aux manigances des assoiffés de pouvoir. Elle n’hésite pas à sortir l’épée pour protéger l’abbaye quand des têtes brûlées tentent de l’envahir. Elle s’avère une stratège militaire remarquable. 

Un combat admirable et très contemporain, une figure de femme impressionnante. Surtout un roman qui nous prend aux tripes et nous emporte dans une quête qui sort des sentiers battus et nous fait entendre un air captivant d’autonomie. 

Ce roman remet tout en question et permet de suivre une fois de plus tous les méandres de la lutte des femmes pour l’égalité, le respect et leur liberté sexuelle et intellectuelle. 

Surtout, le refus d’être assujettie aux hommes. 

Malgré l’époque où madame Groff s’aventure, nous sommes dans le monde présent. Comme quoi l’histoire recommence inlassablement, les humains répétant les mêmes bêtises et les mêmes horreurs. La liberté de penser et d’agir est constamment à défendre et à imposer. L’écrivaine nous le rappelle magnifiquement. Un récit sur fond historique qui secoue les grandes questions qui embrasent notre siècle tourmenté et si étrange dans ses excès et ses manifestations. 

 

GROFF LAUREN : Matrix, Éditions Alto, Québec, 256 pages. (Traduit de l’anglais par Carine Chichereau)

 https://editionsalto.com/livres/matrix/