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lundi 19 juin 2023

CLARK DIALOGUE AVEC SA PETITE-FILLE

MARIE CLARK me surprend avec un nouvel ouvrage fort séduisant. Je la suis depuis un moment et j’ai eu le bonheur de la croiser dans des ateliers d’écriture à quelques reprises où nous débusquions le mot et ratissions les phrases. Quel plaisir de retrouver cette écriture serrée, lisse, juste dans ses méandres et ses enroulements. La voilà avec Nous défricherons chacune un monde, un haïbun cette fois. Décidément, j’y prends goût après la lecture de l’ouvrage de Danielle Delorme qui m’a entraîné jusqu’au milieu des glaces de l’Antarctique. Marie Clark s’adresse à sa petite-fille, lui tend la main, lui décrit les joies ressenties dans son potager, devant le miracle des légumes qui poussent, les framboises que l’enfant dégustait «safrement» comme dirait Victor-Lévy Beaulieu. On le sait, la culture des carottes, des salades, des radis et des haricots peut nous mener dans les rangs du rêve et des souvenirs. C’est ce qui se produit avec l’écrivaine qui se penche vers le sol, sarcle les poivrons et les buttes de concombres tout en songeant que le monde et la planète auraient bien besoin de ses soins. J’ai retrouvé des gestes, des moments de méditation, le plaisir de voir s’ouvrir une petite fleur ou la cosse des pois verts que convoitaient mes amies les marmottes. Il fut une époque où je passais des heures dans un grand potager. Quel privilège que de profiter de la générosité de la terre, de soupeser une tomate toute rouge gorgée de soleil ou encore une courge spaghetti qui faisait nos délices le soir venu. Pas question d’oublier la fête des haricots, des carottes, des radis, des betteraves, des pommes de terre nouvelles. Un travail de patience et de lenteur nous attend dans un potager, tout comme dans un livre que l’on déchiffre tout doucement, mot après mot, phrase après phrase.

 

Marie Clark se souvient des instants vécus en sarclant, binant et cueillant des framboises juteuses. Ces fruits que l’enfant dévorait en se pourléchant. Des moments de contemplation et de recueillement, devant les pousses qui sortaient tout juste de terre, cherchaient la lumière et partaient à la conquête du ciel et de l’été. Un miracle d’année en année. Une graine à peine visible qui se métamorphose en plante robuste et porteuse de saveurs. S’occuper d’un potager, c’est toucher la vie sous toutes ses formes, dialoguer avec les salades fraîches, les radis, les oignons ou encore les betteraves, interpeller une marmotte pour lui demander de nous en laisser un peu. Des réminiscences qui évoquent la petite fille qui découvrait la nature et ses étrangetés, leurs moments de complicité. La grand-mère et l’enfant, ensemble pour la suite du monde. 

 

«Tu affirmais qu’il allait faire re-beau, que tu allais dessiner re-mieux la maison couchée sur ta feuille. Comme j’aimais tes retouches contre l’imparfait! Ce monde n’attendait que tes préfixes pour partir à re-neuf. Mais comment vas-tu, dis-moi, effacer ces ratures sur les insectes, les animaux, les plantes? Faire re-vierge la diversité en allée?

 

enterrement du chat

mamie est-ce qu’il va

en pousser un autre?» (p.19)

 

Marie Clark sourit tout en se penchant sur le feuillage en fête. Les trouvailles étonnantes de l’enfance, les découvertes langagières. Peut-être que ses souvenirs viennent avec les gestes, quand elle bine ou encore extirpe une herbe qui doit céder sa place à une salade éblouissante. 

 

«Ta jeunesse ne convoque aucun conseil. Tu as raison de forger tes propres rages. Je pousse tout de même quelques fruits de lente culture au fond de la dépense. Un don ne perd pas de valeur, même s’il fermente dans l’oubli. Après tout, l’oubli est la mémoire la plus parfaite.

 

dessert du jour

un plein bol de nuages blancs

montés en neige» (p.58)

 

Dans un deuxième temps, la jardinière et écrivaine songe à des lendemains plutôt inquiétants. Marie Clark a beau cultiver ses légumes avec monsieur de Voltaire, sarcler, bécher, biner, cueillir et goûter en fermant les yeux, elle ne peut ignorer l’immense potager de la planète menacé par les humeurs climatiques. Pluie diluvienne, sécheresse et cet été de feu et de tisons qui couve dans les forêts du Québec depuis des jours. Ces gigantesques parterres d’épinettes que Serge Bouchard aimait tant qui s’enflamment comme des allumettes. L’écosystème se détériore, les océans sortent de leurs gonds et les saisons ont du mal à se tenir dans leurs espaces. 


Au moment où j’écris ces lignes, la fumée flotte sur le grand lac comme un nuage lourd d’avant l’orage. Et cette odeur. La suie, la cendre, le ciel barbouillé. Le soleil rouge ne réchauffe plus la peau. Les flammes envahissent les montagnes de la Branche-Ouest, derrière mon village de La Doré, avalant tout. Et je pense aux oiseaux, à toutes les bêtes qui doivent fuir et migrer je ne sais où. Combien vont mourir? Combien n’arrivent plus à respirer? La perdrix et sa couvée dans la mousse trop chaude, l’orignal affolé, l’ours, le porc-épic beau de lenteur et de patience, qui va s’en occuper?

 

MESSAGE

 

Marie Clark se confie à sa petite-fille devenue grande, à la jeune femme qui porte le poids du présent et de l’avenir. Nous ne pouvons que ça, nous les humains, transférer le fardeau que nous transportons sur nos épaules depuis des années à celles de nos descendants. Nous leur léguons une tâche immense et terrible. 

 

«Tu disposeras de peu d’insouciance, mon ardente. Déjà, debout, tu brandis le spectre du futur par les rues où tu cries justice. Ta voix s’accorde à l’angoisse indignée de ta génération. Il ne s’agit plus seulement de changer le monde, mais de le sauver. Vous devrez faire plus que tous ceux qui vous ont précédés, plus que chercher, trouver comment cesser de participer.

 

cristal à la fenêtre

sur ma page blanche

un arc-en-ciel » (p.71)

 

La poète ne peut s’empêcher de songer à la course folle qui a marqué beaucoup d’hommes et de femmes de sa génération. Le gain, l’empilement d’objets, la consommation effrénée, le culte de l’instant, l’ignorance des erreurs du passé qui fermentaient les catastrophes de maintenant. L’aveuglement des dirigeants, la quête de profits, de richesse, de confort tout en pillant les réserves de l’avenir. 

Marie Clark prend une grande respiration, s’arrête entre deux gestes, regarde les plantes autour d’elle, les larges feuilles des épinards, des haricots, la fantaisie des salades, le bal des rhubarbes au fond du terrain. Tout doit continuer. La Terre fait germer la vie partout et non la mort. Quel rêve fou emporte l’humanité et la pousse à ignorer la famine et les guerres en Afrique? Pourquoi fermer les yeux devant ce continent qui n’en finit plus de crever de faim, de soif et qui voit ses populations fuir, se buter à des frontières impénétrables comme des barbelés?

 

«Je voudrais qu’il y ait pour tous une tendresse de lianes, un mur de confettis, des feux follets de gentianes. Je voudrais des jardins dans tous les jeux. Une épaule ne peut tenir à la fois fourche et fusil. Je m’assois à tes côtés pour croquer un radis. Ne rien mettre en bouche qui ne soit aimé. 

 

haut sur la colline

un vent langoureux enlace

les grands arbres» (p.88)

 

Et j’ai repris un mot comme on cueille une petite fleur de bleuet, un haïku, avec l’impression que je m’agenouillais dans le potager de Marie Clark et me recueillais devant un plant de tomate pour le redresser. Le miracle d’effleurer une courge ou un poivron, de m’imprégner des phrases de l’écrivaine, de ses images fortes et justes. 

Oui, inquiet avec elle de l’avenir et des fourmis au bord du fossé, de l’abeille de plus en plus rare. Comment amorcer un dialogue avec tous les humains et les faire se retrousser les manches pour qu’ils entreprennent de mettre de l’ordre dans le grand jardin. Y a-t-il des écoles pour désapprendre la guerre? Comment oublier les démences des semeurs de morts et tendre la main, toucher le sol et le remercier de sa générosité malgré tous les coups que l’on a pu lui infliger depuis des siècles? Elle a bien raison de se révolter, la Terre, de fermenter des pluies diluviennes, des tornades ou encore des tempêtes de vents qui déracinent les arbres.

Nous défricherons chacune un monde est un livre de chevet que je vais traîner avec moi. Je me promets de le garder dans la poche arrière de mes pantalons de travail. Et quand je serai en train de couper les stolons des fraises, je vais m’arrêter pour réciter un haïku, rester là dans l’instant, un tout petit bout d’éternité. 

 

«tout dort encore

j’attends que tes pas réveillent

l’escalier» (p.24)

 

Et encore prier devant le lilas et les pivoines, les framboises qui deviennent peu à peu des boutons de sucre. Oui, désherber patiemment, et souvent ce haïbun, le relire pour poser avec elle ma main sur l’épaule d’une petite fille ou d’un jeune garçon. Alors, peut-être, l’avenir se dessinera tout doucement en longeant les rangs de carottes, épousant les contours du fossé d’égouttement. 

 

CLARK MARIENous défricherons chacune un monde, Éditions David, Ottawa, 152 pages.

https://editionsdavid.com/livres/fiche-livre/?titre=nous-defricherons-chacune-un-monde&ISBN=9782895979418