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vendredi 25 septembre 2020

À BORD AVEC JOCELYNE SAUCIER

LE MOUVEMENT EST quasi un personnage dans les romans de Jocelyne Saucier. Une «bougeotte» qui anime et porte le récit. Dans Jeanne sur les routes, tout va dans cet élan qui permet de s’égarer et de se retrouver. C’est peut-être moins important dans Il pleuvait des oiseaux. Dans ce récit, le glissement se cache dans les tableaux de Boychuck évoquant une époque révolue, un drame qui a marqué les esprits. Dans À train perdu, l’écrivaine pousse ses personnages dans un mouvement perpétuel qui évoque la course des trains. Madame Saucier prouve encore une fois que bouger, c’est la vie, l’espoir et peut-être aussi la rédemption. 

 

Jocelyne Saucier, dans un roman attendu après l’immense succès d’Il pleuvait des oiseaux, m’a étonné avec À train perdu. J’ai même arrêté ma course après cinquante pages pour recommencer le tout en m’appuyant sur les mots et les multiples directions que prend ce récit. Son histoire va dans plusieurs directions et il faut un certain temps avant d’accepter de se laisser trimbaler. Il suffit d’embarquer dans ce train qui nous emporte en Abitibi et partout dans le nord de l’Ontario, sur des voies ferrées très fréquentées autrefois et qui sont abandonnées faute de volonté. Clova, Senneterre, Parent, Swatiska, Sudburry, Chapleau, White River, Toronto et Montréal, des noms comme autant de stations qui marquent la cadence de l’écriture, des arrêts pour reprendre son souffle. 

Nous voici dans un wagon de voyageurs, une bulle hors du temps, à la recherche de soi peut-être, de certaines vérités qui surgissent quand on décide de «sortir» de sa vie.

Les trains sont associés à mon exil à Montréal. Dans les années 60, il ne me serait jamais venu à l’esprit d’utiliser un autre moyen de transport. Embarquement à Saint-Félicien en début de soirée et arrivée à Montréal après une douzaine d’heures. Réchappé de la nuit, je me retrouvais ébloui dans la gare Centrale, dans un monde où les hommes et les femmes sont en attente d’un départ, d’une nouvelle vie peut-être. Des noms reviennent, comme les grains d’un chapelet : Chambord, Rivière-à-Pierre, Hervé-Jonction. Ça vibre toujours dans ma tête. Et les battements des roues sur les rails, cette musique qui endort ou tient éveiller, les grincements et les soubresauts quand on greffait des wagons ou encore ces arrêts interminables où le temps se recroquevillait. Parce qu’alors, comme aujourd’hui, les marchandises avaient priorité sur les humains. L’inverse au printemps ou à Noël, l’apparition du lac Saint-Jean dans le matin de Chambord, la promesse d’un retour à soi. J’ai refait le voyage pour le plaisir, il y a quelques années. Un bonheur que de s'abandonner à ce mouvement avec régulièrement ce hurlement qui déchire la nuit telle la plainte d’un animal blessé, une douleur qui court loin devant pour dire que l’on existe. 

 

NAISSANCE

 

Gladys a vécu dans les School Trains qui sillonnaient le nord de l’Ontario. Un wagon, aménagé en salle de classe, allait d’un lieu à un autre pour scolariser les enfants des travailleurs du rail, prospecteurs, forestiers, mineurs et autochtones. Tous venaient apprivoiser l’écriture et la lecture, les chiffres et des moments d’histoire. Des heures magiques pour ces jeunes. Fille d’un instituteur itinérant, Gladys se déplaçait avec sa famille. Elle a gardé le rythme du train dans sa tête et est allée partout au Canada, hypnotisée par une musique, un battement de cœur. Après tout, ce pays du Canada est redevable au chemin de fer. Le projet d’une voie ferrée qui unirait l’Atlantique au Pacifique est le fondement de la Confédération de 1867. 

 

De 1926 à 1967, sept school trains ont sillonné le nord de l’Ontario pour aller porter l’alphabet, le calcul mental et les capitales d’Europe aux enfants de la forêt. Sept school cars, sept schools on wheels, comme on les aussi appelés et qu’on pourrait traduire par voitures-école. Aménagées en salles de classe (pupitres d’écoliers, tribune du maître, tableaux noirs, bibliothèque, tout pour accueillir douze élèves et leur enseignant), ces voitures étaient ni plus ni moins des écoles ambulantes. (p.66)

 

Gladys a suivi son mari à Swastika, une petite agglomération qui a surgi autour d’une exploitation minière. Un nom étrange qui suscite la curiosité. Albert Comeau meurt en tombant dans le puits de la mine. Gladys se retrouve veuve alors qu’elle est enceinte de sa fille. Une femme vivante, présente qui enseigne et goûte à la vie. Elle ne rate jamais la chance de sauter dans un train pour aller visiter ses amies. C’est le seul moyen de communication entre ces agglomérations qui dépendent totalement de ce moyen de transport. 

Lisana, promue à un brillant avenir en étudiant pour devenir infirmière, sombre dans la dépression et combat son désir d’en finir. Tentatives de suicide, obsession, incapacité de se prendre en main et de foncer dans le jour comme une locomotive. Gladys doit porter sa croix pour une faute qu’elle n’a pas commise. 

 

On s’est beaucoup apitoyé sur le sort de Gladys, sur les misères que lui faisait sa fille, on a pesté contre Lisana autant qu’on s’est plaint de l’aveuglement de Gladys, alors que, selon Suzan, il y avait des moments de complicité entre les deux femmes, des instants où elles se déposaient l’une dans l’autre, où elles trouvaient l’équilibre qui les a tenues ensemble pendant toutes ces années. (p.78)

 

Et voilà qu’un matin elle monte dans le train à Swastika, sans bagage, qu’elle disparaît, abandonnant Lisana. Elle n’a prévenu personne, même pas sa voisine avec qui elle partageait tout ou presque. Ce n’est pas dans ses habitudes. Rapidement les amis s’inquiètent.

Tous se mobilisent pour retrouver la vieille femme et la ramener à la maison peut-être. Quelque chose ne va pas, ils en sont convaincus. Les appels téléphoniques se multiplient. On tente de savoir où elle se dirige, où elle se trouve, qui l’a vu et lui a parlé. On la suit à la trace, toujours avec un peu de retard, sans pouvoir deviner le but de ce voyage étrange. Elle s’est arrêtée chez une amie à Metagama et est repartie. Elle file vers Chapleau. Et que peut-on faire? La forcer à revenir à Swastika

 

VOYAGE

 

Gladys, qui porte le roman est en fuite, insaisissable, et le lecteur court derrière elle sans savoir où elle va s’arrêter. Et Lisana n’est d’aucun recours dans cette histoire. Elle refuse de voir les gens en se barricadant dans la maison. Et personne ne songe à la questionner. 

 

Bernie croit que Gladys cherchait à sauver sa fille au-delà de sa propre mort et que, tout comme la mère du petit Moïse, elle a fait un pari immense. Elle s’est lancée sur les rails en espérant rencontrer quelqu’un quelque part à qui elle pourrait confier sa fille suicidaire. (p.244) 

 

Ce « quelqu’un », ce sera Janelle qui s’installe dans un wagon où l’attend Gladys. Tout va arriver.

 

ENQUÊTE

 

Roman fascinant dont le fil conducteur repose sur des rumeurs, des appels téléphoniques, des suppositions. L’histoire est mouvement et les narrateurs sont à l’extérieur, les deux pieds sur le quai, dans une station souvent déserte. Que de départs, de rencontres improbables avec des gens qui hantent les trains, des nomades qui traitent cette mécanique comme un animal domestique. Et Janelle qui va avec ses humeurs et ses amours éphémères, engourdissant une grande blessure. Gladys trouve l’envers de sa fille avec Janelle, celle qui peut garder sa fille du côté des vivants. 

Une vie d’amitié, de fidélité, d’amours qui se forment et s’étiolent dans des lieux perdus comme Clova. Ce nom m’a replongé dans mon enfance. Mon père a passé des hivers dans ces parages. Parent et Clova revenaient souvent dans ses histoires «de forêt», comme écrit Louise Desjardins dans La fille de la famille. Des endroits mythiques qui habitent un coin de mon imaginaire même si je n’ai jamais fait l’effort de situer ces lieux sur une carte, encore moins de m’y rendre. C’est fait maintenant grâce à Jocelyne Saucier. 

Un univers magique qui nous pousse dans le temps et l’espace, le passé et le présent, une épopée qui s’effrite, rongée par une forme de cancer. Une écriture saisissante qui suit la course de la locomotive. Le bruit des roues d’acier sur les rails, c’est une musique de Philip Glass. Ce touk-à-touk hante Suzan et Gladys comme un mantra, un jeu qui permettait de devenir une autre peut-être. 

Fabuleux roman.

L’histoire de Gladys mais surtout celle des trains qui étaient le cordon ombilical qui unissait ces agglomérations du nord de l’Ontario et de l’Abitibi. Gladys meurt dans la plus belle des sérénités, après avoir fait fi de toutes les balises de son milieu pour filer vers un ailleurs dont on ne revient pas. Et finir à Clova, dans la paix de l’âme et de l’esprit, pourquoi pas. Un véritable envoûtement.

 

SAUCIER JOCELYNE, À train perdu, XYZ ÉDITEUR, 262 pages, 22,95 $.

https://editionsxyz.com/livre/a-train-perdu/ 

mardi 13 février 2018

JEAN-YVES SOUCY, LE BEAU VIVANT

JEAN-YVES SOUCY vient de publier un récit qui m’a permis de découvrir des aspects que je connaissais peu de cet écrivain et éditeur. Bien sûr, je me doutais qu’il aimait la chasse et la pêche par ses romans, mais jamais au point de passer tout un été à explorer une rivière pour taquiner la truite de mer et le saumon. Les pieds dans la mousse de caribou, la tête dans le cosmos nous attire dans le pays de la Côte-Nord, à Baie-Trinité plus précisément, là où lui et Carole, son épouse, s’installent pour toute une saison de pêche. Il y explorera la rivière Trinité dans tous ses méandres et ses fosses pendant que Carole travaillait à son roman La Gouffre.

Tout comme Jean-Yves Soucy, j’aime la forêt, les rivières et les lacs, les fréquente en contemplatif, m’attardant surtout aux arbres, à leur écorce, méditant devant de magnifiques épinettes. Que dire devant des pins aux troncs écaillés et les vastes parterres de fougères ? Rien ne remplace une promenade de plusieurs kilomètres à bicyclette dans le parc de Taillon où la forêt se montre dans ses plus beaux atouts. Le bonheur de surprendre un animal en liberté. L’orignal qui surgit toujours comme une illumination, l’ours que j’ai croisé à de nombreuses reprises, les castors qui nagent sans faire de bruit au milieu d’un étang qu’ils ne cessent d’explorer. Les loups plus discrets (je les ai surpris deux fois dans la forêt) et les perdrix qui font sursauter quand elles s’envolent dans un applaudissement étourdissant. Et cette multitude d’oiseaux qui s’approchent comme s’ils étaient curieux de vos gestes quand vous parcourez un sentier qui se glisse entre la montagne et un ruisseau. Je suis bien en forêt. J’aime m’attarder au soleil au printemps ou à l’automne pour me bercer avec le vent qui siffle tout doucement dans les pins. Et que dire du bonheur de voir surgir dans un ciel lumineux d’automne des centaines d’outardes ? J’en ai des frissons chaque fois. C’est une reconnaissance du temps et de la beauté du monde, un rappel que les saisons nous filent entre les doigts.
Jean-Yves Soucy partageait cette passion et aussitôt qu’il a pris sa retraite de l’édition, récupérant ses étés, il est parti avec Carole s’installer au bord de la mer à Baie-Trinité, dans une petite roulotte pour rêver et vivre en regardant autour d'eux, surveiller le jour finissant ou encore le soleil qui revient dans une marée de couleurs.

Trois jours après notre arrivée, Carole et moi commençons déjà à créer les habitudes qui modèleront notre quotidien ; à elle, la mer et la plage où faire de longues promenades, à moi, la forêt, la rivière et les lacs. Quand je reviens à la roulotte, je l’aperçois par la fenêtre devant la table, penchée sur le manuscrit du roman dont elle a eu l’inspiration lorsque nous avons campé durant une semaine au bord de la rivière du Gouffre, à Baie-Saint-Paul. (p.29)

Un roman que Carole Massé publiait en 2016 et que j’ai bien aimé. Comme tous les ouvrages de cette écrivaine minutieuse qui s’avance sur la pointe des pieds pour surprendre l’âme humaine.

RENCONTRE

J’ai connu Jean-Yves Soucy à la parution de son premier roman, Un dieu chasseur en 1976. Cette histoire est rapidement devenue un classique de notre littérature. Et Les chevaliers de la nuit en 1980 que j’ai lu et relu. Il m’est arrivé de le croiser dans les salons du livre. C’était toujours facile avec lui. Il me semble qu’il nous aurait fallu un peu de temps et certaines circonstances pour que nous devenions des amis. Mais je pense que Jean-Yves Soucy avait l’art d’approcher les autres facilement. Il le démontre bien dans son récit.
Tout un été sur la Côte-Nord, des jours de pêche et de plaisir. Un périple étourdissant où l’écrivain devient un guide. Son été du saumon a été une véritable initiation pour moi.
Et je me suis surpris à le suivre dans les fardoches le long de la rivière Trinité, à l’écouter m’expliquer la formation des collines, des rochers, à me pencher sur les petites fleurs qui poussent à l’ombre ou encore en plein soleil, à tâter les mousses du bout des doigts, à descendre dans une écore en m’accrochant aux arbustes pour atteindre le bas d’un rapide ou d’une chute.
Il est devenu un maître qui m’a expliqué la géologie, la flore de ce coin de pays, les animaux, les oiseaux, les comportements du saumon. Il m’a fait m’allonger sur un lit de pierre au milieu de la nuit pour me noyer dans le ciel, un vrai, celui que l’on admire dans toutes ses dimensions quand on ose s’éloigner des villes et de la pollution lumineuse. Il y avait aussi les champignons et les couleuvres qui se faufilaient en silence sous les courtes fougères. Enfin, tout ce qui vit, respire dans un coin sauvage qui n’est fréquenté que par les amoureux de la pêche.

Il ne suffit pas de contempler un paysage pour le « lire », il faut savoir ce qu’on regarde. Un paysage ne parle pas, sinon à l’âme et aux sens, ce qui revient au même. En se fiant uniquement à ses yeux, on ne voit que l’apparence, somme toute banane, du monde ; que c’est beau ! comme si tout était dit. Pour comprendre le monde autour de soi et vraiment goûter sa richesse, sa magie, l’intelligence doit d’abord lui donner un sens, ou plusieurs, complémentaires. Pouvoir nommer les choses et savoir quels phénomènes leur ont donné naissance suppose un certain bagage de connaissances préalables. (p.45-46)

Jean-Yves Soucy nous apprend une foule de choses sur notre pays et notre environnement. Il m’a fait remonter à la fonte des glaciers pour comprendre la formation de la côte, le bord de la mer de Goldthwait, les collines et les pitons rocheux qui ondulent à l’intérieur des terres. J’ai eu l’impression de suivre une sorte de frère Marie-Victorin qui connaissait le nom de toutes les plantes, le moment de leur floraison, les oiseaux de la forêt, les déplacements de l’orignal, les migrations des saumons et de la truite de mer. Une véritable encyclopédie qui vous faisait voir tout ce qui nous entoure d’un autre œil.
Dire que je réussis de peine et de misère à retrouver l’étoile Polaire dans le ciel avec la Grande Ourse et la Petite Ourse… Bien sûr, j’ai passé des nuits dans un sac de couchage, allongé sur le sable d’une plage du lac Saint-Jean pour surveiller les perséides qui enflammaient le ciel comme des allumettes. Des moments de grâce où je finissais toujours par m’endormir. Je me réveillais dans les frissons de l’aube, avec les cris des corneilles qui me demandaient ce que je faisais là. Je regardais cette merveille sans prendre la peine d’étudier la carte du ciel.

PÊCHE

La pêche était un véritable rituel pour Jean-Yves Soucy. Il scrutait les fosses et le lit de la rivière, ses méandres, la hauteur des chutes, la couleur de l’eau et des rapides, les arbres qui s’accrochaient aux berges, aux rochers qui effleuraient à peine dans le courant pour s’approprier le lieu, le comprendre, savoir où et comment les saumons se comportaient avec la poussée des marées. Il lisait littéralement la rivière ou le lac avant de s’y s’aventurer pour la cérémonie de la pêche.

Je ne tiens pas en place bien longtemps. En effet, au fil des semaines, j’ai retrouvé une bonne forme physique et je peux à nouveau marcher durant des heures, emprunter les sentiers qui grimpent dans les collines pour atteindre des lacs isolés, découvrir des paysages inédits, des points de vue qui m’incitent à la contemplation. Armé seulement de mon appareil photo, de jumelles et d’un carnet de notes, je cherche des plantes et des animaux que je n’ai pas encore aperçus dans la région, des traces du passage des glaciers. (p.142)

Un vivant formidable, un curieux de tout, un passionné qui a su entraîner ses filles dans ses aventures et même ses petits-enfants pour leur faire découvrir toutes les beautés et les leçons de la nature.
Un récit où il prend le temps de se souvenir de certains moments particuliers, des aventures qui se produisent quand on s’enfonce dans une forêt. La rencontre d’un ami d’enfance, un curieux hasard, lui rappellera que tout a une fin et que la vie, si belle et fascinante soit-elle, s’arrête un jour. Les retrouvailles avec Fernand, qui n’en a plus que pour quelques semaines à vivre, deviennent un moment fort de ce récit.
Surtout, il m’a envoûté avec la gestuelle du pêcheur qui devine où le saumon et la truite l’attendent. Et après, quand la ligne se tend, la lutte avec le grand poisson devient un moment d’épiphanie. L’affrontement de la vie et de la mort, ce grand jeu qui ne cesse de se répéter dans la nature. Pêcher, c’est apprendre à vivre et à comprendre surtout que notre présence est éphémère.
Jean-Yves Soucy m’a fait penser que j’ai peut-être raté quelque chose en négligeant la pêche. Et puis non ! J’ai vécu mes extases en forêt d’une autre manière. Quel bonheur de courir pendant des heures dans les montagnes derrière La Doré, sur des sentiers sablonneux, ou encore de m’arrêter pour boire dans une rivière qui dansait sur les pierres rondes ! Quelle joie de partir sur les chemins qui longeaient la rivière Ashuapmushuan ! Je respirais la forêt et les fougères par toutes les surfaces de mon corps. C’était bien plus qu’une course !
Et quelle chance de me retrouver devant un ours qui bondissait dans les fougères ! Ou encore de  me pencher sur les traces d’un orignal qui m’avait entendu souffler au loin. J’ai eu si souvent l’impression d’être immortel dans ces matins chauds de juillet où la course devenait une danse dans la lumière et les parfums âcres de la comptonie voyageuse.
Le récit de Jean-Yves Soucy est d’autant plus touchant qu’il est décédé juste avant que le livre ne paraisse. C’était un frère, j’en suis certain et il nous fait un très beau cadeau avec ce récit qui nous permet de découvrir une âme humaine curieuse qui savait s’ouvrir à la beauté de l’univers, un homme attentif à tous les êtres vivants qui l’entouraient.


LES PIEDS DANS LA MOUSSE DE CARIBOU, LA TÊTE DANS LE COSMOS de JEAN-YVES SOUCY, une publication de XYZ ÉDITEUR.


  

mercredi 30 novembre 2016

Carole Massé envoûte avec Estelle et Gloria


ESTELLE RENCONTRE Gloria près de la rivière La Gouffre à Baie-Saint-Paul en 1951. La jeune femme rêve de cinéma, de danse, de Hollywood et de devenir une comédienne que l’on reconnaît et admire. Une femme qui échappe à tout ce que l’adolescente de 14 ans connaît. L’étrangère devient son idole, son modèle, celle qu’elle veut imiter pendant cet été de tous les enchantements. Elle découvre surtout des secrets sur la nature humaine qui emprunte des chemins étonnants. Elle se heurte à la dure réalité des femmes et les pièges de l’amour. Qui est Gloria, où logent la vérité et le mensonge ? Estelle fait l’apprentissage de la liberté, du corps et ressent des pulsions surprenantes

Estelle vit une époque où tout se bouscule. Le Québec s’ouvre au monde et penche vers la modernité. Une période charnière où les traditions s’accrochent malgré les vents du changement qui viennent de toutes les directions. Certaines sont des aventurières comme Gloria qui gagne sa liberté en risquant tout, misant sur son charme, son corps pour arriver à ses fins.
La jeune fille ressent d’étranges pulsions qui la font voir, monsieur Louis, comme elle ne l’a jamais vu avant. Et Gloria l’enchanteresse, la magicienne, l’insaisissable l’emporte dans ses rêves et transforme la maison de ferme en lieu de toutes les découvertes.
Pourquoi cette danseuse est venue travailler comme cuisinière ? Pourquoi on la tolère quand elle joue à la vedette, chante, danse, se fait bronzer au soleil pendant que les autres suent dans les champs ? Jacquot la vénère et Émile pardonne tout à la survenante qui est capable de toutes les métamorphoses et de toutes les audaces malgré les haines qu’elle soulève.

Il n’y a pas plus indépendant que moi dans la vie ! Et j’aime pas qu’on insinue le contraire. Je suis rendue là où je suis rendue parce que l’ai voulu, moi, et personne d’autre ! D’ailleurs les femmes me le pardonnent pas, parce qu’elles m’envient ça secrètement, ma force, mon audace, ma liberté. Ouais, si tu savais comme elles me détestent. (p.35)

Gloria joue un jeu dangereux, mais elle sait à quoi s’attendre et son rêve est plus fort que tout. Le monde d’Hollywood l’attire comme les flammes subjuguent les papillons. Elle va partir, faire son chemin dans cette société où les femmes échappent à toutes les contraintes, font tourner les têtes et captent tous les regards. Elle veut devenir le centre, le soleil qui éclaire tout.

À ce moment-là, mes yeux tombèrent sur l’étiquette du tube bronzant qu’elle avait déposé à ses côtés et lurent : Legstick d’Helena Rubinstein. Et je pensai que ces mots-là : Helena Rubinstein, Rita Hayworth, Ali Khan, Guilda, Copacabana, chorus line et d’autres que Gloria me faisait connaître, ils valaient bien les efforts que je fournissais pour la satisfaire. Les mots de chez moi, montagne, vallées, rivières, arbres ou encore couture anglaise, couture plate, couture à bord étaient banals en comparaison. Gloria participait de l’univers des oiseaux, libres et voyageurs, alors que j’appartenais au reste, cloué au sol. (p.40)

Gloria est belle et le sait, joue sa vie, doit surtout éviter les pièges de l’amour qui a presque tué sa mère qui élève sa famille nombreuse et ne connaît que le travail et la misère.

TOURNANT

Tout bascule au Québec pendant les années d’après-guerre. Les idées nouvelles secouent la poussière et tous peuvent relever la tête, penser et voir autrement. Estelle a grandi avec ses tantes, des femmes indépendantes, capables de subvenir à leurs besoins, des marginales en somme dans la petite société de Charlevoix. Elles font de la couture et Estelle y apprend un métier qui lui permettra d’acquérir son indépendance. À quatorze ans, elle touche la fin de l’enfance et bascule dans le monde des adultes avec ses charmes et ses horreurs. Surtout, elle sait d’instinct que le monde peut être différent de ce qu’on lui enseigne à l’école. Elle est subjuguée par l’oiseau multicolore nommé Gloria, découvre la musique, la danse, la sensualité et que le corps d’un homme et d’une femme peut faire autre chose que répéter les gestes du quotidien et du travail.

MYSTÈRE

Que fait Gloria près de la rivière la Gouffre à Baie-Saint-Paul ? Dit-elle la vérité en répétant qu’elle a dansé au El Morocco, le cabaret le plus couru de Montréal, celui où les plus belles filles s’exhibent ? Pourquoi elle disparaît dans les bois comme une bohémienne, revient les cheveux en bataille et la robe pleine d’aiguilles de pin ? Pourquoi s’attarde-t-elle dans la maison d’Émile où monsieur Louis la déteste ?
Estelle découvre qu’il ne faut jamais se fier aux apparences. La nuit révèle des secrets à ceux qui savent veiller tard.

À distance d’une main, une lueur s’écoulait d’un bref interstice entre deux planches… J’approchai mon œil de la fente. Au fond, sur un vague écran de blancheur, se déroulait une étrange séquence… Un homme montait et descendait sur une femme. Tous les deux étaient nus. Elle, cuisses écartées, reins cambrés. Lui, musculeux, tendu, acharné sur sa proie. L’« écran de blancheur » : une couche recouverte de draps blancs. Le lit de Louis dans la chambre à coucher de Louis. Un silence de mort baignait la Scène…(pp. 176-177)

La jeune fille surprend les amours de Louis et Gloria comme si elle était au cinéma. Elle n’a jamais imaginé qu’un homme et une femme puissent poser des gestes semblables. Elle est profondément troublée, perturbée, dérangée. Y a-t-il une autre réalité ? Des choses qu’elle n’a su voir jusqu’à maintenant…

ATROCITÉ

Gloria se fait violer par des garçons du village. Estelle la défend comme une tigresse. Une scène brutale, un secret qu’elles partageront parce que les femmes qui s’enfoncent dans les bois n’attirent l’empathie de personne. Gloria joue, a toujours joué. Elle part avec un riche Américain, va à Hollywood pour danser et concrétiser son rêve. Estelle apprendra bien plus tard qu’elle aura eu une petite place dans ce monde où la réalité n'est pas celle que l'on connaît.

Encadrant l’article, des photographies de Gloria tirées de scènes tournées pour le cinéma ou pour la télévision. Je m’attarde sur un gros plan… Sensation étrange… Nos destins nous séparent maintenant et pourtant, en cette seconde, les trente-quatre années entre nous se résument à une liste de dates… Oui, mon monde d’adulte — plein, riche, créateur — tiendrait soudain en quelques pages dans un roman, alors que mes yeux suivent le tracé du visage tant aimé de Gloria et revoient trois mois d’un lointain été, comme les seuls chapitres de mon existence. Une vie est une étoile filante. (p.374)

Personne ne pourra oublier. Gloria a été celle qui montre la voie en risquant tout pour atteindre son rêve. Elle n’est certainement pas étrangère à la démarche d’Estelle qui a tout fait pour éviter les pièges que la vie pouvait lui tendre.

LIBÉRATION

Roman de libération, du rêve qui s’impose et emporte tout le monde dans une tornade de désirs et de fantasmes. Une page d’histoire, une fresque qui nous plonge dans ces années où le Québec ouvre des fenêtres pour respirer l’air du large, découvre les plaisirs de l’esprit et du corps, entend l’appel de l’Amérique. Gloria paie cher sa liberté et son rêve. Tout comme Alys Roby, cette étoile née trop tôt, que le milieu a brisée. Une page de notre histoire comme si on la voyait sur un grand écran. La vie d’Estelle, mais surtout un moment du Québec qui cherche à s’affirmer et qui arrive mal à assumer sa liberté et ses rêves. Un roman d’apprentissage qui nous emporte dans les volutes des cigarettes de Gloria, du rêve américain qui a séduit Céline Dion et fait toujours rêver ceux et celles qui ne se contentent pas du quotidien.

La GOUFFRE de CAROLE MASSÉ est publié chez XYZ ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : Prague de MAUDE VEILLEUX, paru chez HAMAC ÉDITEUR.


mercredi 7 septembre 2016

Hugo Léger mélange habilement la fiction et la réalité


XAVIER LAMBERT, jeune père de famille, tombe amoureux d’Évelyne, une avocate magnifique qui ne laisse personne indifférent dans Télésérie de Hugo Léger. La jeune femme connaît des aventures tumultueuses avec un collègue et n’hésite jamais devant une ligne de cocaïne. Elle vit dangereusement, intensément. Xavier ne peut s’empêcher de penser à cette femme qui devient une véritable obsession et qui va gâcher sa vie. Il le sait. Le problème, Évelyne est l’héroïne d’une nouvelle série à la télévision, le succès dont tout le monde parle.

La télévision est importante dans la vie de la plupart des gens. On dit que le Québécois passe environ cinq heures par jour devant cet appareil, sans compter le cellulaire où il envoie des « j’aime » à une liste d’amis qui ne cesse de s’allonger. Une grande partie de son temps est happé par ces médias. Comment lire un roman ou un recueil de nouvelles après ça ? Voilà peut-être l’explication. Les gens lisent de moins en moins parce qu’ils n’ont plus le temps et quand ils le font, ce doit être rapide, court, facile, digéré et mastiqué. Ils ont perdu l’habitude de s’installer avec un roman, un essai ou un recueil de poésie.
Avec la télévision, un écran de plus en plus impressionnant, les personnages deviennent des amis, des frères et des sœurs. Je me souviens de ma mère qui vitupérait contre un certain J. R. Je ne connaissais personne dans la famille qui répondait à ce nom. J’ai compris un jour qu’il s’agissait d’un personnage d’une série télévisée qu’elle détestait particulièrement.
La télévision est là, omniprésente, obsédante avec ses vedettes, ses animateurs qui courent partout ; des téléséries qui attirent tout le monde comme un aimant. Je ne regarde guère la télévision. Presque jamais. Je me suis laissé tenter l’an dernier par la reprise de la série Les belles histoires des pays d’en haut. Ce ne m’était pas arrivé depuis L’Héritage de Victor-Lévy Beaulieu. Peut-être parce que le téléroman de Claude-Henri Grignon a marqué mon enfance et que nous suivions les malheurs de Donalda en famille. D’abord à la radio et ensuite à la télévision. Ma mère vilipendait Séraphin comme s’il s’était agi d’un voisin et lui promettait des « poignées de bêtises » quand elle le rencontrerait. Bien sûr, la nouvelle mouture n’a rien à voir avec l’original. Le curé Labelle, incarné par Antoine Bertrand, aurait scandalisé ma mère.

RÉALITÉ OU FICTION

Est-il possible de confondre la réalité et la fiction, de se laisser envoûter par un personnage de fiction ?

Elle, maintenant, s’appelle Évelyne. Je dirais qu’elle a vingt-huit ans, peut-être vingt-neuf. Je n’ai jamais su son âge exact. Elle aussi vit à Montréal. Elle est procureure. Elle est brillante. Belle aussi. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi beau. Mais ce qui la rend unique et la différencie de toutes les femmes que j’ai connues, c’est qu’Évelyne n’existe pas. En fait, ce n’est pas aussi simple que ça. Je vais vous expliquer, ce qui ne veut pas dire que vous allez comprendre. (p.13)

Xavier Lambert soigne les chiens qui ont des problèmes de comportements. En fait, il s’attarde surtout aux maîtres qui traumatisent leur animal. Ces bêtes de compagnie bouffent sans arrêt, jappent pour un rien, deviennent agressives ou encore craignent le moindre bruit. Le spécialiste peut changer tout ça, « déprogrammer » l’animal en étudiant les comportements du maître.
Il suit religieusement la série qui met en vedette une avocate douée. Le personnage s’occupe de son frère autiste et entretient des relations malsaines avec un collègue. Une femme libre, sensuelle, un personnage joué par une jeune comédienne qui trouve là le rôle de sa vie. Margot de Brabant devient la vedette, fait le tour des émissions où l’on ne reçoit que des stars et fait la une de tous les magazines où l’on raconte la vie des comédiens, révèlent ce qu’ils mangent, s’ils portent un pyjama pour dormir ou s’ils avalent un café avant leur rôtie de pain brun. Leur moindre geste devient public et les admirateurs en redemandent. Ces personnages sont souvent plus présents dans la vie des téléspectateurs que ceux qui partagent leur quotidien.
 
AMOUR

Xavier Lambert ne pense plus qu’à Évelyne. Elle le hante, l’obsède, devient ami avec elle sur Facebook, lit les journaux à potins. Tout cela sans rien dire à sa femme Nadine qui est aussi une fidèle de l’émission.

Je savais bien qu’Évelyne n’existait pas. Qu’elle n’était qu’un personnage de fiction, une créature imaginée pour nourrir les fantasmes d’un troupeau de téléspectateurs. Cela dit, je ne pouvais m’empêcher de penser à elle ; ce n’était pas interdit par la loi, c’était plus fort que moi, elle correspondait à mon idéal féminin. Je ne la connaissais que depuis deux heures, mais je la savais libre, indépendante, éprise de justice, menant sa vie comme on conduit une Ferrari, vite. Et ses yeux, doux et perçants à la fois… J’avais l’impression qu’elle me regardait. Pas une autre blonde lambda au regard d’azur ; non, une brune intense, volcanique. Atypique. Aux formes spectaculaires. Aux cheveux subtilement ondulés. Elle était tellement différente de la femme qui partageait ma vie, tellement particulière. Spéciale. (p.46)

Un appel et Xavier se retrouve dans l’appartement de la comédienne. Son chien a des problèmes de solitude ou quelque chose du genre. Qui va-t-il soigner ? La pauvre bête ou sa dépendance envers le personnage d’Évelyne ? Xavier ne peut résister à la belle Margot qui se révèle instable et imprévisible.
Ce sera la catastrophe bien sûr. Nadine, son épouse, se rend compte que « celui qui sait parler aux chiens » a une maîtresse. La vie avec Margot est tout aussi impossible. Tout bascule quand il apprend qu’il va devenir un personnage de la télésérie.

J’avais le tournis. La mise en abyme était vertigineuse. J’aimais un personnage de télésérie, joué par une comédienne, bien réelle qui avait fait de moi un personnage de fiction dans la télésérie où elle jouait la femme que j’aimais. Ce ne pouvait pas être une coïncidence. Margot avait parlé de moi aux auteurs. Elle leur avait raconté ma vie. Je me suis senti trahi. Manipulé. On avait usurpé mon identité. (p.238)

Xavier se retrouve seul avec un chien drogué. Les deux doivent se désintoxiquer. Le spécialiste pourrait se recycler en s’occupant des spectateurs qui mélangent le réel et la fiction, ne savent plus démêler le vrai du faux.

DÉPENDANCE

Hugo Léger aborde un problème dont on ne parle jamais ou si peu. Toutes les astuces que l’on développe pour rendre les téléspectateurs dépendants à certaines émissions. Et que dire des adeptes des médias sociaux qui ne peuvent faire un pas sans regarder ce petit écran, placer des selfies au point d’en oublier la réalité. Je pense à la clôture des Jeux olympiques de Rio où les athlètes ont défilé, cellulaire à la main, multipliant les autoportraits et regardant l’événement à l’écran au lieu d’être présent, là, tout à la fête. Ils s’accrochaient à cette petite fenêtre qui les propulsait hors du moment, devenant des spectateurs de leur vie.
Un roman intéressant par les problèmes qu’il soulève, un texte surprenant et plein d’humour. Et que de rebondissements ! Je ne sais pas s’il existe des groupes, comme ceux qui s’occupent des alcooliques, pour sevrer les gens de la télévision et des médias sociaux. Il faudra y arriver un jour et le tsunami des Pokémons n’est pas là pour arranger les choses. Cellulaire au volant, dans les salles de spectacles, dans la chambre à coucher, il semble que cet appareil soit maintenant une excroissance du corps humain. Pas étonnant que la fiction se faufile dans nos vies. Bon ! J’arrête pour soigner ma terrible dépendance aux livres québécois et à la littérature.

TÉLÉSÉRIE de Hugo Léger est paru chez XYZ ÉDITEUR, 254 pages, 24,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : 117 Nord de VIRGINIE BLANCHETTE DOUCET paru chez BORÉAL Éditeur.