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mardi 15 mars 2016

Segura nous entraîne dans le monde d’Oscar

IL EXISTE BIEN DES MANIÈRES de rendre hommage à un créateur. La façon la plus exigeante est sans doute de s’attaquer à sa biographie. Comment ne pas penser à Gerald Nicosia qui a passé sa vie à traquer Jack Kerouac ? Memory Babe est un ouvrage tout à fait remarquable. Que dire du travail de François Ricard en ce qui concerne Gabrielle Roy ou Pierre Nepveu avec Gaston Miron ? Les exemples peuvent se multiplier. Gerald Martin a montré Gabriel Garcia Marquez sous toutes ses coutures dans Une vie. Cette approche exige de suivre son idole pas à pas pour l’entendre respirer et penser. J’ai toujours admiré ceux qui se lancent dans pareille aventure. Je ne pense pas pourtant avoir l’abnégation nécessaire pour y arriver. Mauricio Segura admire Oscar Peterson, ce musicien d’origine montréalaise qui a marqué le monde du jazz par sa dextérité et ses nombreux enregistrements. Il lui rend hommage d’une façon tout à fait particulière dans Oscar, un roman étonnant. 

Oscar Peterson est né à Montréal en 1925 dans le quartier de la Petite-Bourgogne, une enclave où les Noirs vivaient un peu en marge de la majorité francophone. Une culture particulière s’y est développée, un amour de la musique et aussi des rêves et des espoirs que nous connaissons mal. Un quartier défiguré par la construction des autoroutes qui ont balafré ces lieux et gâché tout un milieu de vie.
Mauricio Segura a choisi de suivre ce musicien d’exception, un virtuose du piano, l’un des plus grands de son époque, tout en n’oubliant pas le romancier qu’il est. On a toujours un peu négligé de dire que Peterson est né à Montréal, a grandi au Québec dans un milieu qui a mis un certain temps à découvrir le jazz.
L’écrivain prend ses distances avec la réalité, rêve son Oscar sans pour autant oublier les grandes étapes de sa vie. Jamais il ne mentionnera son nom de famille, ne s’attardera aux menus détails, mais improvise librement sur la vie de Peterson comme le veut la musique qui le nourrissait. Ce qui importe, c’est l’homme qui rêve, aime et souffre, reste peu sûr de lui. Il demeure peut-être simplement un petit garçon de la Petite-Bourgogne qui a découvert la musique grâce à ses parents. Son père raffolait du jazz et souhaitait que ses fils jouent d’un instrument. Oscar étudie d’abord la trompette sans trop de conviction. Une maladie, la tuberculose, le retient à l’hôpital pendant près d’un an. Ce sera le tournant de sa vie.

Josué le considéra de son air inexpressif habituel, tandis que Davina, sans interrompre la conversation passionnée qu’elle entretenait avec les voix qui se manifestaient en elle, remua les doigts près de son oreille, comme l’aurait fait une fillette de huit ans, avant de tourner les talons. Ses parents rapetissèrent derrière la vitre séparant le cabinet du couloir, des gouttes de pluie constellèrent la petite fenêtre donnant sur la cour de l’hôpital, et Oscar se souvint de Brad et de la faculté qu’avait sa musique d’influencer le temps qu’il faisait et, sur le coup, il se demanda si jusqu’alors il n’avait pas pris la vie un peu trop à la légère. (p. 41)

C’est là qu’il apprend la musique avec une ferveur et un entêtement à nul autre pareil. Une passion qui ne se dément jamais, avec des hauts et des bas comme il se doit. Il donnera des concerts partout dans le monde, même en Russie communiste où il vivra une expérience pénible.

UNIVERS

Segura s’attarde à l’enfance pour montrer comment elle a marqué le jeune garçon qui hantait les rues, se retrouvait souvent devant des établissements que l’on disait « mal famés ». On y vendait de l’alcool et les filles qu’ils pouvaient apercevoir étaient bien différentes de celles de sa famille. Il y avait surtout cette musique, des airs entraînants, des mélodies qu’il a appris rapidement. On venait des États-Unis pour la fête, danser et boire jusqu’au petit matin. Un milieu qui sera anéanti quand Pax Plante entreprendra de faire le ménage dans sa ville.
Une mère aimante, un peu étrange, sorcière sur les bords, un père qui travaillait pour une compagnie de chemin de fer, passait des heures à étudier les étoiles. Il a développé une connaissance du ciel assez particulière. Il était surtout proche de Brad, son fils préféré, un virtuose du piano dès son jeune âge, un musicien qui avait le pouvoir de chasser les nuages. Sa dextérité sur le clavier faisait en sorte que le soleil ne quitte jamais son quartier. Une allégorie pour montrer que la musique permet d’échapper aux éléments et aux tourments de la vie.

Après plusieurs tentatives infructueuses, Josué réussit à faire venir un médecin à la maison. Celui-ci, un septuagénaire qui longea le parc, une mallette à la main et affublé d’une barbe de bouc et d’un monocle, donna raison à Davina : comme la maladie avait fortement endommagé son système respiratoire, Brad agonisait. Il inspirait si fort qu’il semblait vouloir emplir ses poumons de tout l’air du monde. Quand le médecin informa la famille qu’on appelait cette maladie la peste blanche, Josué ne le contredit pas, de peur qu’il s’en aille, mais dans son for intérieur il savait que cette maladie avait tout à voir avec les trous noirs et bien peu avec la peste.  (p.38)

Après la mort du fils prodige, le père s’enferme dans le silence. Oscar n’échappe pas à cette maladie. Pendant son long séjour à l’hôpital, il découvre l’orgue. Et le petit garçon que personne ne regardait devient celui que l’on cherche et que l’on écoute. Une ombre se profile, une jeune musicienne du nom de Marguerite. Un amour naissant, une figure rêvée qui perd son éclat quand il la retrouve plus tard. Elle lui permet pourtant de s’accrocher et d’espérer avoir un avenir.

Il s’approcha de la fenêtre pour apercevoir au dernier étage d’un pavillon adjacent une autre fenêtre, celle d’une chambre éclairée où, une fois le morceau terminé, apparut la silhouette de Marguerite. Commença alors un dialogue musical à distance, où ils exprimaient le trouble de leurs sentiments par le choix des morceaux et l’interprétation qu’ils proposaient. (p.51)

Oscar devient un virtuose et sa vie change du tout au tout. La musique lui permet d’échapper à la misère et d’aider sa famille. La rencontre avec Normand G, qui devient son imprésario, le pousse dans une autre dimension. Un homme mystérieux qui tient du mafioso, une sorte de Méphistophélès à qui rien ne résiste. Il a eu le grand mérite de sauver Oscar qui songeait au suicide. On ne sait trop, cela fait partie des légendes.

RÊVES

Mauricio Segura nous entraîne dans un monde de fantasmes et c’est ce que j’aime particulièrement. Voilà la beauté et l’intérêt de ce roman qui échappe à toutes les normes du genre. Bien sûr, Oscar demeure le centre et l’inspiration, mais l’écrivain joue avec les éléments, les personnages, la musique et le monde qui se plie aux désirs de ces artistes qui peuvent bouleverser des vies. J’aime sa façon de rêver le personnage, de l’entourer de figures mythiques. Son père. Sa mère aussi qui a un regard unique sur le monde et les humains.
Encore une fois, tout vient de l’enfance. Je le répète souvent. Les premières années, les premiers regards décident souvent de la route à suivre. Oscar a vécu dans un monde dur et difficile. De misère aussi. Mais l'imaginaire, la musique et le rêve permettent de tout changer. 
Le musicien ne peut oublier ses origines et revient souvent dans le quartier qui change au fil des ans. Il y retrouve sa famille, ses sœurs et son frère Chester qui lutte pour l’égalité sur le port de Montréal. Il est un syndicaliste assez intransigeant. Sa mère apparaît comme une magicienne dans sa cuisine et arrive à inventer de véritables festins alors. Ses arrêts se font rares. Oscar est toujours en tournée, surtout aux États-Unis où il devient une légende malgré l’hostilité de certains musiciens.

Quelques jours plus tard, après un concert, on lui rapporta que Miles D., le trompettiste dans le vent, avait affirmé à la radio le jour même, à une heure de grande écoute, qu’Oscar avait dû, de toute évidence, apprendre le blues. Il n’était pas originaire des États-Unis, la nation où le jazz était né, et ça sautait aux yeux. En outre, son jeu plagiait à peu près tout le monde, incapable d’originalité et paresseux comme une couleuvre. Alors qu’Oscar s’enlisait dans un état de découragement courroucé, Ray et Herb lui suggérèrent d’oublier ces propos mesquins ; mais c’était plus facile à dire qu’à faire parce que, selon toute apparence, Oscar entendait à répétition dans sa caboche les paroles de Miles D.  (p.149)

Oscar est fier, sensible, peu sûr de lui et peut facilement être blessé. L’écoute de Hart Tatum, un pianiste, le hante pendant des années. Il veut être le meilleur, toujours, jusqu’à l’AVC qui l’empêchera de jouer.
Un roman imbibé des grandes années du jazz, marqué par des décors particuliers qui montrent l’essor de cette musique au cours des années, passant des bars enfumés empestant l’alcool, aux grandes salles de concert où les interprètes démontrent toute leur virtuosité. Une vie de musique, de questionnements, de merveilles, de rêves et de rencontres. Le portrait n’est pas réaliste et c’est ce que j’aime. Nous sommes dans l’impressionnisme et Mauricio Segura nous fait courir derrière une ombre, un musicien qui a porté dans ses hésitations, ses obsessions, ses fantasmes un Montréal méconnu. Un roman maîtrisé avec une écriture évocatrice qui a su me toucher. Cette manière d’esquisser le monde est loin de me déplaire pour avoir pratiqué le genre.

PROCHAINE CHRONIQUE : Les hautes montagnes du Portugal de YANN MARTEL publié chez XYZ ÉDITEUR.

Oscar de Mauricio Segura est paru aux Éditions du Boréal, 208 pages, 22,95 $.

lundi 19 juillet 2010

Mauricio Segura retrouve son père et son pays

La quête du père hante plusieurs ouvrages d’écrivains originaires d’Amérique du Sud. Le sujet a fait l’objet de deux des romans de Daniel Castillo Durante, «Un café dans le Sud» et «La passion des nomades». «Eucalyptus» de Mauricio Segura reprend ce thème et met en scène un homme qui retourne au Chili à la mort de son père. Avec son jeune fils Marco, il découvrira la dernière vie de cet homme mal connu.
«Son père, avance Alberto, est le seul de la famille à être un authentique personnage de roman. A tel point qu’il n’est pas rare que, lorsqu’il raconte certains de ses exploits, ses amis se montrent incrédules, croyant que par amour pour lui il exagère. Mais, au fil de la discussion, le tableau s’assombrit, et l’homme débonnaire, vivant et souriant, cède la place à un homme machiavélique, blessé et sournois.» (p.93)

Mystère

Alberto vit à Montréal et vient de vivre une séparation d’avec sa femme. Son père, après avoir vécu un exil au Québec, est rentré dans son pays pour s’y faire une autre vie. Le directeur d’hôpital, le médecin qui pensait changer le monde par la révolution est devenu fermier.
«Alors, vertigineusement, la mémoire lui rend plusieurs images de son père. Il se souvient de lui du temps qu’il était toujours tiré à quatre épingles, le pan de son sarrau blanc soulevé par ses pas pressés. Il se le rappelle en chemise à carreaux, les bottes de construction perpétuellement délassées, quand, éreinté, il poussait la porte de leur appartement exigu du quartier Côte-des-Neiges. Il le voit barbu, cheveux longs, exactement comme il apparaît sur les photos, alors qu’il terminait ses études universitaires et qu’il ne vivait que pour les meetings et les manifestations. Il se le rappelle enfin tel qu’il l’a vu la dernière fois qu’il lui a rendu visite, affublé d’un chapeau de cuir ondulé et d’un lasso fixé à la taille, l’œil aiguisé, taciturne comme les paysans qui l’entouraient à la ferme qu’il gérait d’une poigne de fer.» (p.17)
Roberto a vécu plusieurs vies, demeurant une énigme pour les siens, encore plus pour Alberto son fils, un écrivain.

L’exil

On n’abandonne pas son pays impunément. Alberto le constate tout comme Roberto l’a appris à la dure. Ils sont ceux qui sont partis, ceux qui ont changé en abandonnant les leurs.
«Il ne voulait plus partir. Mais cette lune de miel n’avait pas duré ; les gens, les membres de sa famille élargie surtout, lui avaient bien fait comprendre qu’il n’était pas tout à fait un des leurs, que sur certains aspects, peut-être les plus importants, il était trop gringo, lui lançaient-ils, tantôt en plaisantant, tantôt le plus sérieusement du monde. Dès lors, il ne s’était jamais plus senti chez lui, ni ici ni là-bas.» (p.34)
Un monde où les passions, l’amour tout autant que la haine, la cupidité et l’envie peuvent faire passer un homme de vie à trépas.

Énigme

Alberto découvrira que la mort de son père n’a rien de naturel. Tous pointent les Mapuches, les autochtones que les Blancs prennent plaisir à détester.
Étrange parce que Roberto était presque l’un des leurs en vivant avec la fille du cacique, une jeune femme qui ne manquait pas de caractère. Et il y a cette cicatrice sur le corps de son père. On lui a prélevé un rein. Pourquoi ?
Une quête des origines qui sort des sentiers battus. Une histoire qui ratisse large dans ce pays qui a connu l’espoir d’un changement avec Salvador Allende et le retour de la dictature. Alberto se heurte à une société dirigée par les multinationales qui savent tirer le fil de haines ancestrales pour mieux exploiter tout le monde. Il suffit d’une étincelle, d’un geste pour que tout bascule.
«Eucalyptus» se lit comme un thriller policier. Un récit touchant, un monde dure, impitoyable, la quête d’un homme qui tente de trouver un centre à sa vie. Un roman passionnant, une écriture envoûtante qui transporte le lecteur. 

«Eucalyptus» de Mauricio Segura est publié aux Éditions du Boréal. 
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/mauricio-segura-1324.html