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vendredi 27 novembre 2020

VOYAGE AU PAYS DES MONSTRES

MARTINE DESJARDINS EST une écrivaine qui se démarque dans notre monde littéraire. Depuis son premier roman paru en 1997, Le cercle de Clara, elle ne cesse d’explorer des thèmes et des univers singuliers. Elle tourne autour de son sujet comme on peut le faire en s'attardant devant une installation d'un artiste en arts visuels. Denise Desautels s’est livrée à cet exercice en poésie avec les œuvres de certains créateurs. Cette approche permet de présenter toutes les facettes d’un objet. Dans L’évocation, Martine Desjardins s’aventurait dans les mines de sel qui donne du goût à nos aliments, mais qui peut aussi servir à la conservation. Cette fois, dans Méduse, elle suit une jeune fille qui souffre d’une singularité physique et qui possède un étrange pouvoir sur ceux qui la dévisagent. Dans la mythologie grecque, la méduse paralysait ceux et celles qui osaient la fixer. Nous voici au bord de la légende et d’une expérience unique.


 

Les malformations chez les individus ont toujours fait pousser des cris d’horreurs. Les déviants étaient enfermés dans des hospices, loin des regards, ou encore permettaient d’exciter la population en les montrant dans les foires. Il n’y a qu’à penser à la triste histoire du Géant Beaupré qui a connu la vie d’une bête de cirque en étant la cible de toutes les méchancetés que les humains peuvent inventer. Marjolaine Bouchard l’a très bien présenté dans son roman Le géant Beaupré. Il a même trouvé sa place dans une chanson du groupe Beau Dommage. Ces phénomènes peuvent se faufiler dans des univers fictifs. Je signale Quasimodo, le héros de Victor Hugo qui soupire devant la magnifique Esméralda, dans Notre-Dame de Paris.

 

MONDE FERMÉ

 

Martine Desjardins aime les univers clos pour se faufiler hors du temps, les lieux qui permettent la montée de pulsions et de désirs que l’on dissimule dans la bonne société. Cette fois, elle nous entraîne dans un hospice où l’on garde les jeunes filles souffrant de difformités. Des endroits pour protéger ces êtres de la cruauté des gens et des peurs ataviques qui surgissent immanquablement devant ceux qui échappent à la norme. Les ogres, les bossus, les borgnes, les culs-de-jatte hantent nos contes et les légendes. Méduse vit son enfance en retrait de ses sœurs. Les contacts avec les autres se font par sa mère. 

Elle découvre peu à peu ses pouvoirs. Ceux ou celles qui défient son regard sont foudroyés. Mêmes les bêtes les plus dangereuses prennent la fuite. Bien sûr, il faut parcourir les pages du roman de madame Desjardins pour comprendre de quoi il retourne avec cette adolescente. Elle n’ose jamais non plus se pencher devant un miroir et doit effectuer les travaux les plus répugnants. Elle ne pourra être que domestique et œuvrer dans l’ombre, dans la plus grande des discrétions.

 

INSTITUT

 

Ses parents finissent par la placer à l’Athenaeum, un institut pour jeunes filles souffrant de handicaps. Martine Desjardins fait référence ici à Athéna, la déesse grecque née du crâne de Zeus. Cette vierge libérée des hommes ne les craignait nullement et possédait surtout une intelligence hors du commun. L’Athenaeum était la résidence de cette déesse de la pureté, de la paix et du savoir. 

 

Bien sûr, je me suis souvent demandé ce que mes Hideurs avaient de si rebutant, pour provoquer une telle répulsion chez mes proches. J’imaginais alors des yeux reptiliens aux pupilles verticales ou des yeux insectiens à facettes irisées, des morceaux de charbon, des billes de marbre, des ventouses de pieuvres, des globes épineux, des kystes gorgés de sang, des pustules ulcérées, des araignées grouillantes, des huîtres visqueuses, des bouches de lamproies aux dents meurtrières… (p.10)

 

Méduse, dans cet étrange établissement situé hors de la ville, dans un lieu isolé comme il se doit, ne rencontre que la directrice qui lui assigne les tâches les plus avilissantes. La fable exige un tel décor. À l’écart des autres pensionnaires, elle devient une sorte de Cendrillon qui ne peut rêver au prince qui la révélera au monde dans toute sa splendeur et sa beauté. Bien sûr, elle pense s’enfuir sans trop savoir à quoi s’attendre de la société qu’elle ne connaît pas.

 

FANTASMES

 

L’institut comprend une section pour les pensionnaires et une autre pour les bienfaiteurs, pour ceux qui financent l’établissement. Ils y possèdent leur quartier et viennent se ressourcer après avoir vaqué aux affaires du monde. On devine rapidement que les enfants sont là pour satisfaire les fantasmes de ces adultes qui ont les moyens de se payer certains écarts. Pas d’agressions sexuelles cependant. Les donateurs, tous des hommes, redeviennent des petits garçons capricieux dans ces murs où ils peuvent s’adonner à des obsessions qu’ils refoulent dans la vie de tous les jours. Comme ces enfants qui arrachent les pattes des insectes ou torturent les animaux par curiosité. 

 

Elles passaient ces nuits-là dans l’aile privée, et n’en sortaient que le lendemain, à l’aube, leurs robes salies et déchirées, les cheveux défaits, les joues couvertes de larmes — et les lèvres noircies jusqu’au pourtour, comme celles de la directrice. (p.43)

 

 

Avec les autres résidentes, Méduse deviendra un objet dans les mains des bienfaiteurs. Bien sûr, on pense à ces établissements où les enfants ont subi des sévices sexuels. Une horreur qui entache notre passé et certaines communautés religieuses. L’histoire des pensionnats indiens est une véritable honte et une tache qui ne s'effacera jamais. 

La directrice de L’Athenaeum élimine celles qui refusent de se plier aux règles et les fait disparaître dans les eaux du lac où des méduses, ces animaux étranges et fantomatiques, savent parfaitement s’occuper des morts 

 

MONDE

 

La jeune fille fait ainsi son chemin dans cette société perverse jusqu’à ce qu’un bienfaiteur, un armateur jaloux et possessif, l’enlève et l’entraîne dans ses voyages autour du monde. Son sort ne s’améliora guère. Elle restera prisonnière du navire de cet homme qui redevient un petit garçon dans l’intimité.

 

J’ai d’abord dû lui verser un verre d’eau, le border sous une couverture à motifs de fusées, lui raconter une histoire, lui chanter une berceuse, et allumer la veilleuse. Assise au pied du lit de repos, j’ai posé mon regard sur ses paupières et il s’est endormi aussitôt, le nounours dans les bras et en suçant son pouce. (p.132)

 

Bien sûr, il doit y avoir un renversement dans ce roman déroutant. Méduse explore les pouvoirs de ses yeux, devient particulièrement sensible aux désirs inavouables des humains. Elle provoque le refoulé, l’inconscient, les pulsions et les gestes incontrôlables. 

 

Je n’avais eu l’occasion d’étudier les yeux que dans les livres d’images. Or, même les artistes les plus habiles n’ont pas réussi à reproduire, dans toute leur complexité, la découpe précise des paupières, la frange délicate des cils, les paillettes de lumière étincelant à la surface de la cornée, et puis surtout le vitrail dentelé de l’iris, avec festons de cryptes et sa rosace de sillons, clair comme l’onde ou ténébreux comme la nuit… (p.146)

 

Une fable étrange qui nous plonge dans une suite d’aventures où les adultes retrouvent leurs comportements refoulés. Comme quoi les hommes demeurent des petits garçons qui imposent de véritables tortures aux jeunes filles qui doivent obéir sans jamais protester. Les caprices des enfants, on le sait, peuvent être d’une rare violence. Nous n’avons qu’à relire certains contes pour nous en persuader.

Un roman terrifiant qui nous entraîne dans les turpitudes de l’être, des vices apparemment inoffensifs et des pulsions qui débouchent toujours sur la plus terrible des cruautés. Une histoire qui permet à Méduse de saisir les pouvoirs de son regard et de faire la paix avec elle malgré toutes les trahisons. 

Récit en noir et blanc qui évoque l’univers de Lewis Carroll. Avec Alice, Méduse traverse le miroir, subit les tares des hommes, la puissance de la sexualité qui s’impose par tous les moyens imaginables. Les armes, les guerres n’en sont que les volets les plus spectaculaires. 

Un drame cruel, une plongée dans les labyrinthes de la pensée et des pulsions que l’on refuse toujours de considérer. Un conte qui explore l’amitié, l’amour, l’horreur et les abysses du pouvoir. Histoire étrange et originale encore une fois qui illustre toute la force et la puissance de Martine Desjardins.

 

DESJARDINS MARTINEMéduseÉDITIONS ALTO, 216 pages, 23,95 $.

 

https://editionsalto.com/catalogue/meduse/

mercredi 4 mai 2016

Martine Desjardins invente une nouvelle religion

LE QUÉBEC A TOUJOURS eu un lien particulier avec l’argent. Le clergé ne cessait de répéter, avant la Révolution tranquille, que nous n’étions pas nés pour les affaires, mais pour s’occuper des âmes et de notre retraite au paradis. Nés pour une bouchée de pain. Claude-Henri Grignon inventait en 1933, un personnage qui devait marquer notre imaginaire. Un homme et son péché aura connu un succès inégalé. Séries télévisées et radiophoniques sans parler des films. Une nouvelle mouture de cette histoire a fasciné les téléspectateurs pendant toute la dernière saison à Radio-Canada. Je me souviens de ces soirées devant la radio à écouter religieusement Séraphin comme nous disions. Ma mère apostrophait l’avare et lui promettait la raclée de sa vie si jamais elle finissait par le rencontrer. Nous applaudissions frénétiquement quand Alexis décidait de lui régler son compte avec ses poings. Nous étions fascinés par cette histoire et tout le Québec l’était. Martine Desjardins, avec son art si particulier, s’aventure du côté de l’argent, l’obsession de posséder et d’accumuler des sous. Une sorte de maladie compulsive secoue la famille Delorme, dans La chambre verte, qui vit son obsession envers et contre tous.

Si je fais allusion à Un homme et son péché, c’est qu’il y a des similitudes avec La chambre verte. Martine Desjardins reprend, je dirais, la trame de Grignon pour en faire une religion où l’on se prosterne devant l’argent. Séraphin Poudrier, malgré les frissons qu’il éprouvait en caressant son or, était un homme « généreux » comparativement au couple Estelle et Louis-Dollard.
Prosper, l’ancêtre, vend sa terre à un prix fort avantageux à des spéculateurs et fonde la dynastie des adulateurs du dollar. Son prénom est symbolique tout comme le prénom de son fils. Louis-Dollard ne trahira pas ses origines et baptisera son héritier Vincent, un prénom constitué du chiffre vingt et cent.
La trame de La chambre verte est assez semblable à celle de Claude-Henri Grignon. Accumulation des richesses et punition à la toute fin dans les flammes de l’enfer ou de la purification. Tout dépend du regard. Est-ce que Martine Desjardins s’est plu à suivre le fil de cette histoire, elle seule peut le dire, mais il y a des similitudes et des points de convergence. Elle en est bien capable, parce que cette écrivaine, quand elle aborde un sujet, en fait le tour avec une minutie et une attention tout à fait particulière. Dans Le cercle de Clara le froid et la glace deviennent le véritable sujet du roman. Tout comme le sel constitue la trame de L’évocation. Une exploration qui donne des œuvres originales portées par une écriture parfaitement maîtrisée.

Sous mon toit, personne ne prononce le mot « Trésor » sans avoir l’impression de violer un tabou. Ce secret est si bien gardé que j’oublie moi-même parfois que j’en suis la dépositaire attitrée. Le Trésor est tapi depuis toujours au plus profond de moi, dans un trou où jamais ne l’atteint la lumière qui révélerait sa véritable nature, et j’en suis venue à penser, au fil des ans, que quand il émet dans le noir ses sourds reflets, c’est mon propre cœur qui palpite. Un cœur d’or, il va sans dire, comme l’est le silence. Un cœur fermé, engourdi dans l’oubli, usé par des années de négligence, qui doit sans cesse contenir ses débordements. Car je suis riche des désillusions et des désappointements que j’ai encaissés, j’ai de la rancune à revendre contre ces Delorme qui me laissent vêtue de haillons alors qu’une infime parcelle de ce Trésor suffirait à me renipper… (p.36)

Un peu étonnant tout de même. La narratrice est la maison conçue par Louis-Dollard qui rêvait de vivre dans une succursale bancaire. Pas banal et ingénieux. Une bâtisse sait tout ce que les résidents veulent cacher aux autres. Les obsessions et les manies du trio Morula, Gastrula et Blastula, les sœurs de Louis-Dollard, qui travaillent comme domestiques. « Les brebis sacrifiées » sont menées par Estelle avec une dureté et une fermeté que Séraphin Poudrier aurait pu lui envier.

Elles ont toutes trois la quarantaine avancée, et le temps a agi sur elles comme sur les feuilles mortes, desséchant le peu de fraîcheur qui restait  de leurs vertes années. Leurs lèvres sont si gercées qu’elles se crevasseraient à la seule esquisse d’un sourire - ce qui ne risque pas de se produire. Voilà plus de vingt-cinq ans qu’elles sont traitées ici comme des parentes pauvres, travaillant sous la férule de leur belle-sœur, respectant à la lettre ses innombrables règlements. (p.54)

Cette maison se permet même d’intervenir à quelques reprises pour se venger des sévices que les avares lui infligent en négligeant de faire les réparations nécessaires.

OBSESSION

Tout comme chez Grignon, Louis-Dollard et son épouse Estelle, vivent pour et par l’argent, (elle ira jusqu’à sucer des pièces de cinq sous comme des bonbons) économisent sur tout pour faire gonfler les billets verts dans une chambre forte qui se transforme peu à peu en chapelle ardente. Un lieu où l’on se prosterne devant le Dieu de l’argent et le visage de la reine qui illustre les billets. Les époux thésaurisent en louant des appartements, faisant tout pour épier les locataires et les surveiller. Estelle n’hésitera pas à falsifier le testament de Prosper pour dépouiller un frère et laisser sa femme et son fils dans l’indigence. Tout comme dans le roman de Grignon, l’avaricieuse connaîtra une fin tragique.
Estelle n’est pas Donalda Laloge pourtant, la femme sacrifiée. Elle vénère l’argent et a su reconnaître son semblable dans Louis-Dollard qu’elle a épousé par intérêt. Si chez Grignon, Donalda se sacrifie pour sauver son père, Estelle pense plutôt à la bonne affaire et compte en tirer profit. Elle fera un héritier pour protéger leur fortune des mains étrangères. Quand on vit dans une maison qui évoque une banque, il faut faire en sorte que le capital reste dans la famille et continue à prospérer.

Le soir même, Estelle entreprenait Louis-Dollard au sujet du devoir conjugal et s’y soumettait  dans la fébrile espérance d’avoir un enfant - un fils, de préférence. L’affaire fut vite consommée : afin d’obtenir un rendement optimal avec un investissement d’énergie minimal, Estelle tenait le compte des mouvements pendant que Louis-Dollard s’exécutait, comme un revolver, en six petits coups. Cette méthode de copulation devait être d’une redoutable efficacité, car les jeunes mariés purent bientôt annoncer à Prosper que sa lignée était assurée. (p.78)

Tout est chiffre, calcul, accumulation et dépenses réduites au minimum. On ne parle pas de simplicité volontaire, mais d’obsession.
Martine Desjardins pousse très loin la caricature avec ses personnages. Les trois sœurs, (elles n’ont rien à voir avec Anton Theckhov), les esclaves du couple Delorme sont loin d’attirer la compassion. Elles sont des obsédées et d’une férocité à faire frémir.

FASCINANT

Louis-Dollard ira jusqu’à inventer un culte et à adorer le veau d’Or comme dans la Bible. Desjardins paraphrase même le Notre Père, cette prière dictée par Jésus, pour rendre grâce à l’argent.

« Nous sommes réunis cette nuit dans la chambre verte pour accueillir Vincent au sein de notre ordre. C’est une gloire pour la famille Delorme qu’une nouvelle vocation, mais c’est un grand devoir pour le novice qui s’y engage. Vincent, tu dois jurer de servir désormais la Pièce Mère, de défendre l’intégrité du Trésor familial et de contribuer à sa croissance tout au long de ta vie. En vertu de la dignité de ton sacrifice, tu acceptes de te soumettre corps et âme à l’autorité suprême du capital et tu renonces aux bénéfices de ses intérêts. Afin d’honorer tes vœux et de ne pas faillir à tes engagements, tu résisteras jour après jour à la tentation de dépenser, en n’ayant jamais en poche plus que tu n’en as besoin. » (p.163)

Je me suis demandé si nous n’étions pas tous des Estelle et des Louis-Dollard. Tous un peu obsédés par la réussite et les biens qui permettent de se frayer une place dans la société. Les gouvernements ne parlent que de gestion, de restrictions, de gouvernance et d’administration. Le docteur Barette étant peut-être une sorte de père Ovide au service de Séraphin Couillard.
Nous sommes plus que des capitalistes, mais des matérialistes qui vont jusqu’à mettre la planète en danger pour assouvir cette passion. Et l’évasion fiscale est sans doute la forme d’avarice poussée à son degré le plus haut.
Heureusement, Vincent et Penny font contrepoids à cette obsession en se purifiant par l’amour et les flammes, devenant le couple qui renaît sur les cendres des billets verts. Surtout, il y a l’humour corrosif de Martine Desjardins pour nous faire avaler cette fable étrange. L’écriture permet au lecteur de plonger dans le pire des drames sans se sentir écrasé par les manies et les obsessions des personnages. L’écrivaine se tient sur la corde raide et nous retient jusqu’à la fin. Une forme d’exploit.

LA CHAMBRE VERTE de MARTINE DESJARDINS est paru chez Alto, 194 pages, 23,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : La fiancée du facteur de DENIS THÉRIAULT publié chez XYZ ÉDITEUR.

dimanche 27 décembre 2009

Martine Desjardins travaille en orfèvre

Martine Desjardins a habitué ses lecteurs à des intrigues insolites. Elle prend plaisir à nous plonger dans des univers inattendus. Comme si l’écrivaine s’inspirait d’un thème ou d’un élément physique pour briser les limites de l’espace et du temps. Pensons à la glace, dans «Le cercle de Clara» qui devient le vrai sujet de ce roman remarquable. Le sel, dans «L’évocation», entraîne le lecteur dans un monde où les légendes et le fantastique se croisent.
Dans «Maleficium», nous pénétrons dans un monde sulfureux, marqué par le froissement des soutanes et les effluves de l’encens. Du moins c’est ce que laisse entendre la mise en garde signée par Antoine Tanguay, l’éditeur.
«De hautes instances religieuses ont déjà essayé, par divers trafics d’influence, d’empêcher la propagation de cet ouvrage et ont même proféré des menaces contre ceux qui en seraient complices. Il y a donc tout lieu de  craindre qu’en ouvrant le « Maleficium », le lecteur s’expose non seulement à la souillure de ces confessions immorales, mais au risque d’encourir l’excommunication. Qu’il se le tienne pour dit.» (p.11)
Le quatrième de couverture évoque un livre de l’abbé Savoie, prêtre sacrilège qui aurait trahi les secrets de la confession. Voilà qui fixe l’époque et l’univers que l’on souhaite évoquer. Pour ce qui est du sacrilège ou de l’excommunication, avouons que ces menaces n’effarouchent plus personne.

Confessions

Madame Desjardins, par le biais de huit confessions, nous entraîne dans des mondes qui présentent plusieurs similitudes. Elle se laisse porter par l’odorat, le goûter, le toucher et la vue. La recherche du produit pur, unique mène aux pires excès, à la folie et à la hantise. Comme si la transgression de certaines règles ne pouvait que provoquer folie et dérèglements du corps. Comme si les personnages de Madame Desjardins étaient punis par où ils pêchent.
«Je fus brutalement tiré de mon ravissement par une sensation de brûlure aux parois nasales. Je me reculai et trouvai l’air frais apaisant, mais d’une fadeur incommensurable. Le safran cramoisi venait de m’ouvrir les portes d’un monde païen que j’avais tout juste commencé à explorer et dans lequel je ne songeais qu’à replonger.» (p. 33)
Pas étonnant de retrouver des personnages en quête d’aromates qui marquent l’histoire occidentale et expliquent plusieurs conflits. La fameuse route des épices a hanté bien des têtes couronnées et permis à nombre d’aventuriers de repousser les frontières. Cette aventure n’est pas étrangère à la découverte de l’Amérique.
Nous voici sur les routes du monde, en Afrique, aux Indes ou en Asie. Les pénitents sont consumés par une passion brûlante et obsédante qui fait perdre la raison. La tentation vient presque toujours d’une femme ayant une certaine malformation des lèvres. Toute une imagerie du mal est explorée comme celui de la sainteté. La démarcation n’est pas très nette. Il faut aussi une bonne connaissance de tous les interdits et rituels de l’Église pour savourer ces histoires.
«Au début, je crus que c’était son sourire qui avait fait naître mon malaise -une grimace plutôt, fendue en plein centre par une cicatrice qui retroussait la lèvre supérieure et lui donnait l’apparence acérée d’un bec de tortue prêt à vous happer le doigt. Or, je m’en serais facilement accommodé, n’eût été la fixité du regard qui accompagnait – un regard scrutateur, impossible à soutenir, qui se fixait sur vous et ne vous quittait plus.» (p.109)
Tous sont punis, défigurés, marqués à jamais dans leur chair pour avoir défié l’entendement.
Martine Desjardins nous permet ne nous initier aux vertus des épices, à la fabrication des tapis d’Orient, à la chasse aux tortues qui procurent les écailles précieuses et tant recherchées qui servent à la fabrication des montures des lunettes entre autres.
L’écrivaine se montre une orfèvre unique. La lecture devient un plaisir d’esthète, une délectation pour ceux et celles qui adorent se lover dans une écriture somptueuse et ample. Peut-être qu’il en faudrait un peu plus parce que nous avons parfois l’impression que le sujet perd de son importance et que le plaisir de l’écriture fait foi de tout.
La romancière n’en demeure pas moins une écrivaine unique que l’on prend plaisir à surprendre et à suivre dans des mondes étranges, révolus  et insolites. Une écriture soignée, précise comme un bijou ciselé à la loupe.

« Maleficium » de Martine Desjardins est publié aux Éditions Alto.
http://www.editionsalto.com/catalogue/maleficium/

mardi 15 novembre 2005

Martine Desjardins crée un monde fantastique

Les éléments forgent les êtres humains. Il est tout à fait particulier de voir comment les éléments géographiques peuvent marquer l’imaginaire des gens d’un pays donné. Par exemple, dans l’esprit de la plupart de nos romanciers, le lac Saint-Jean, l’étendue d’eau, est considéré comme un refuge, un lieu qui permet d’échapper aux tourmentes et aux affrontements violents qui se passent dans la société des hommes et des femmes. On retrouve ce «concept de refuge» dans «Les Feluettes» de Michel Marc Bouchard, «Le gardien des glaces» d’Alain Gagnon, «Mistoufle» de Gérard Bouchard, «Tout un été dans une cabane à bateau» de Pierre Gobeil. C’est une constance, une ligne de force qui imprègne l’imaginaire de ces créateurs comme celle de la population, j’imagine.
Au contraire, quand il est question du Saguenay, les romanciers associent le fjord spontanément à la mort, au suicide ou à la disparition. On retrouve cette vue de l’esprit dans les romans d’André Girard, Lise Tremblay, Gil Bluteau et Nicole Houde. Tout de même fascinant.
Martine Desjardins aime utiliser des éléments pour échafauder son histoire. Dans son premier ouvrage, «Le cercle de Clara», son héroïne était fascinée par la glace et le froid et tout tournait autour de cet élément qui devenait le moteur si l’on veut à l’action de se roman parfaitement construit, étrange et qui emportait le lecteur.
À sa seconde tentative, dans «L’élu du hasard», le jeu, la chance que l’on aime défier ou déjouer en jouant aux cartes ou en misant à la loterie était l’élément porteur de cette intrigue qui nous entraînait sur les champs de bataille.

Le sel

Un coin du Québec, le canton d’Armagh, une rivière du même nom, un pays de cailloux comme on peut dire. «Un segment de la bande appalachienne qui traverse le Québec, de l’état du Vermont à la pointe de la péninsule gaspésienne» peut-on lire sur le site Internet de cette municipalité que je ne connaissais pas et que Martine Desjardins choisit pour installer Lily McEvoy.
Nous reculons dans le temps, tout juste après la Conquête du Canada ou de l’Amérique française par les Anglais. Le capitaine, l’amiral McEvoy a été un des conquérants et comme récompense, il reçoit un vaste coin de terre dans ce coin d’Armagh où il a la chance incroyable de trouver une mine de sel à l’état pur. Il n’a qu’à l’extraire pour la vendre. De quoi faire sa fortune puisqu’il possède une exclusivité et qu’il peut créer la rareté et faire augmenter les prix. Il exploite son gisement, vit dans son manoir, enferme des Autochtones dans la mine comme esclaves. Nous sommes dans la plus belle des fictions, dans un monde imaginaire où Martine Desjardins laisse galoper son esprit.
Le lecteur peut aussi croiser des personnages historiques de l’histoire du Québec, cet archevêque de Québec, Mgr Briand, le gouverneur Carleton et quelques autres, ce qui permet au lecteur de s’accrocher au réel.
Il y a là assez d’éléments pour plonger dans la légende, fantasmer et Martine Desjardins ne s’en prive pas. Magnus McEvoy est un personnage solitaire, violent, irascible, jusqu’au jour où il rencontre la fille du fleuve aux pieds palmés, une sirène si on veut. L’amour fou, total retourne sa vie et son âme. Elle aura une fille Lily, celle qui a hérité de ce domaine et de cette richesse à la mort des parents qui sont morts d’amour et qui sont conservés dans le sel.
J’en ai beaucoup appris sur les propriétés du sel, les vertus de cet élément convoité depuis des siècles par tous les peuples et qui a fait l’objet de bien des guerres. On y apprend une foule de choses sur les types de sels. Vous connaissiez le sel noir d’Hawaï? Lily se transforme peu à peu en statue, tout comme cette fameuse curieuse qu’était la femme de Loth. On y découvre aussi un monde fantastique, à la limite du conte ou de la légende.
Tout cela maîtrisé d’une façon particulière, dans une écriture évocatrice, forte et dense particulière à Martine Desjardins. Elle permet aussi de regarder les éléments qui nous entourent d’un autre œil et nous fait découvrir des mondes et des univers, des passions aussi qui poussent à l’obsession. Il n’en faut pas plus.

«L’évocation» de Martine Desjardins est paru chez Leméac Éditeur.