jeudi 8 novembre 2018

PIERRE-LOUIS GAGNON ET LE NOBEL


PIERRE-LOUIS GAGNON m’a étonné avec La disparition d’Ivan Bounine, un thriller qui nous entraîne dans les coulisses du prix Nobel de littérature en 1933. Nous sommes à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. Hitler a pris le pouvoir en Allemagne et suscite l’admiration de bien des Européens, y compris de certains écrivains célèbres. La Russie communiste est dirigée par Staline qui tient à s’imposer sur la scène mondiale. C’est dans ce contexte que les Russes se démènent pour bloquer la route à Ivan Bounine, écrivain en exil en France, qui est pressenti comme lauréat. Le régime des Soviets veut que ce soit Maxim Gorki, un écrivain proche du régime et non ce transfuge qui s’est montré particulièrement sévère envers les communistes. Aleksandra Kollontaï, ambassadrice à Stockholm, grande intrigante et séductrice, fait tout pour empêcher la nomination de Bounine et libérer la voie à Gorki.

Ivan Bounine est né à Voronej en Russie le 10 octobre 1870 et est décédé à Paris le 8 novembre 1953. Il a effectivement reçu le prix Nobel de littérature en 1933. Ce dissident a vécu une grande partie de sa vie à l’étranger et s’est montré très sévère à l’endroit du Kremlin.
Ces écrivains en exil étaient considérés comme « des traites » par les dirigeants communistes qui ne reculaient devant rien pour les discréditer quand ils ne s’en prenaient pas à eux physiquement. C’est ce que craint Ivan Bounine à la veille de la remise du prix littéraire le plus convoité du monde.

COULISSES

Tous sont d’accord pour dire que c’est le tour des Russes qui ont été ignorés jusqu’à maintenant. Il y avait Léon Tosltoï qui était pressenti, mais il a eu la mauvaise idée de mourir en 1910.
Staline fait tout en son pouvoir pour que ce soit son favori, Maxim Gorki, grand ami du régime et figure de proue du « réel socialiste » qui devrait être le lauréat. Les juges ne s’en laissent pas imposer et font fi de toutes les intrigues semble-t-il.
Bounine reste l’un des favoris.
Aleksandra Kollontaï, un véritable personnage de roman, est née le 19 mars 1872 à Saint-Pétersbourg et est décédée le 9 mars 1952 à Moscou. Elle a été la première femme de l'Histoire contemporaine à être membre d'un gouvernement et l'une des premières ambassadrices dans un pays étranger. Elle rencontre des écrivains, des personnalités qui peuvent influencer le choix de la célèbre académie, tente de prévoir le coup et de barrer la route à Bounine.
Pierre-Louis Gagnon fait appel à de vrais personnages, des écrivains connus tels que Knut Hamsun, ce célèbre romancier norvégien qui a été lauréat du Nobel en 1920. Gagnon le montre comme un mondain qui est séduit par les fascistes qui s’installent à Berlin. Je n’ai pu que penser aux merveilleux moments que j’ai eu à lire ce romancier formidable, particulièrement Vagabonds qui me plongeait dans un univers si proche et si semblable à celui du Québec. Je me reconnaissais dans les traits d’August, un vrai « survenant » qui rentre dans son village après avoir vagabondé dans plusieurs pays et qui fait rêver un peu tout le monde à la manière du héros de Germaine Guèvremont.

INTRIGUES

Les rumeurs circulent à Stockholm. Tout le monde sait que c’est l’année des Russes, mais qui va l’emporter ? Ivan Bounine le favori des membres du jury ou le candidat des Soviets et de Staline. Gorki est rendu à un âge vulnérable et Staline l’utilise pour des fins politiques, particulièrement à la veille d’organiser une grande rencontre internationale où l’écrivain sera la figure incontournable. Maxim Gorki mourra en 1936 dans des circonstances qui demeurent encore un peu nébuleuses.

Elle commençait à croire que le pire était sur le point de se produire, que Moscou allait subir une défaite fracassante et humiliante. Depuis son arrivée dans la salle de bal de l’hôtel de ville, Kollontaï avait écouté ses interlocuteurs, posé des questions, soupesé chacune des informations qui lui étaient distillées. Elle était surprise que l’on accorde tant d’attention à ce misérable exilé, qui semblait aussi adulé dans les cercles du Nobel qu’il était abhorré dans les salons du Kremlin. (p.23)

Aleksandra Kollontaï rencontre des écrivains, les questionne, cherche surtout à savoir qui peut orienter les jurés de l’Académie et satisfaire ainsi Staline. Particulièrement Par Lagerkvist, un écrivain suédois qui recevra le prix Nobel en 1951 et qui devient une sorte d’allié.
L’ambassadrice est loin d’être naïve. C’est son sort qui se joue dans ce jeu d’échecs impitoyable. Si elle échoue, elle sera rappelée à Moscou et peut très bien finir dans une prison tout comme le ministre des Affaires étrangères Maxim Litvinov qui sent le tapis lui glisser sous les pieds.

Micha ne lui avait pas donné signe de vie et cela l’inquiéta tout à coup. Sa situation, comme celle de tous les citoyens soviétiques, demeurait précaire dans cette Russie où les libertés élémentaires avaient été emportées par les vents noirs de la Révolution. Personne n’y était à l’abri de la décision hasardeuse d’une instance gouvernementale ou de l’intervention fortuite de la police politique. (p.73)

MANŒUVRES

Le roman de Pierre-Louis Gagnon fascine parce que la fiction se mélange à la réalité et qu’elle met en scène de vrais personnages qui ont marqué l’histoire et la littérature. J’imagine que ça s’agite beaucoup quand les rumeurs commencent à circuler sur le couronnement d’un écrivain à Stockholm. Les ambassades doivent chercher à savoir, tenter d’influencer les bonnes personnes et faire en sorte que ce soit leur protégé qui soit couronné. Ce titre, tous les écrivains le convoitent, c’est connu.
Soyez sans crainte, je ne suis pas dans la course. Je ne recevrai jamais ce  prix. Pas un écrivain du Québec ne l’a reçu non plus même si Marie-Claire Blais serait une candidate idéale. Pour avoir siégé à des tables où l’on attribue des prix et des bourses, je sais que ces choses ne se font jamais facilement et que ce n’est pas évident de se mettre d’accord sur un lauréat.

Staline et son chef de police se regardèrent, quelque peu surpris par cette intervention. Litvinov venait de leur rappeler que l’URSS ne vivait pas en vase clos. Elle faisait partie d’un système international où les décisions d’un gouvernement avaient des répercussions sur les autres États. Elle aspirait même à devenir membre de la Société des Nations. Et que penserait leur nouvel ami, le président Roosevelt, si un accident mortel emportait Bounine ? (p.113)

La fiction devient réalité et la réalité doit venir à la rescousse de la fiction dans ce roman plein de rebondissements, d’intrigues et de propos étonnants pour ne pas dire dérangeants, surtout quand ils sont proférés par des figures connues qui ont souvent marqué l’histoire et la littérature.
Aleksandra Kollontaï passe par toutes les émotions et doit jouer le tout pour le tout pour sauver sa peau et aussi en arriver à une décision qui soit acceptable pour tout le monde.
Une manœuvre à la toute fin permettra de calmer les agités et les fanatiques, de couronner Bounine sans créer de remous.

Après bien des hésitations, Bounine avait accepté de relever ce pari audacieux d’amener Staline à se découvrir. Un vrai roman que ce projet de fausse disparition, de faux enlèvement et de faux assassinat, avait-il conclu devant les plans du gouvernement suédois. Si cela réussit, nous sauverons le prix Nobel de littérature d’un désastre certain et je serai le premier Russe à en être le lauréat. Et je demeurerai en vie. Voilà qui n’est pas rien. (p.206)

Pierre-Louis Gagnon fait agir des écrivains connus dans un monde réel et inventé, a dû faire des recherches et avoir une solide documentation pour écrire un tel roman. J’avoue l’avoir lu sur le bout de ma chaise, parce qu’il m’a entraîné dans un univers de lecteur et a fait ressurgir en moi des chemins de lecture tout en créant un véritable suspense.
Pas nécessaire d’être un érudit pour goûter à La disparition d’Ivan Bounine. Il suffit de se laisser porter par les personnages fascinants et l’intrigue. Une belle manière de nous plonger dans l’environnement d’un prix littéraire qui a pâli au cours des derniers mois avec certains scandales.


LA DISPARITION D’IVAN BOUNINE, un roman de PIERRE-LOUIS GAGNON publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR, 2018, 218 pages, 27,00 $.



http://www.levesqueediteur.com/la_disparition_d_ivan_bounine.php

lundi 5 novembre 2018

MIRUNA TARCAU NOUS BOUSCULE

MIRUNA TARCAU propose une étrange expérience avec L’apprentissage du silence. Élisabeth et David, un couple improbable, m’ont déstabilisé avec les rebondissements de leur histoire singulière. Je ne comprenais pas trop où l’écrivaine allait au début. Je ne lis jamais la quatrième de couverture et si je l’avais fait pour une fois, cela m’aurait grandement facilité la tâche. Ça m’apprendra. Après tout, c’est là une clef qui permet d’ouvrir la porte et d’entrer dans la maison. J’aurais compris que le roman se déroule à l’envers comme dans L’étrange histoire de Benjamin Button où le héros naît vieux pour redevenir un enfant. D’abord une nouvelle de Francis Scott Fitzgerald, ce texte est devenu un film de David Fincher qui a connu un beau succès. Miruna Tarcau part de l’époque contemporaine pour nous abandonner au début de la colonie française en Amérique.

Je suis conscient que nombre de lecteurs n’embarqueront pas dans les étranges migrations de ce couple qui échappe au temps et au vieillissement. L’écrivaine nous demande de nous avancer dans un monde qui m’a fait penser à celui d’Albert Langlois de Daniel Grenier dans L’année la plus longue. Ce personnage échappe au temps pour traverser les siècles à partir de la Conquête de Québec en 1760 jusqu’à la période contemporaine. Il y gagne une forme d’immortalité, mais surtout une terrible solitude qui est peut-être le pire des châtiments qu’un humain peut endurer. Madame Tarcau emprunte la direction contraire et remonte les cercles du temps.
Qu’on le veuille ou non, nous sommes ancrés dans notre époque. Tous piégés par la pensée qui balise notre milieu à la naissance, des idées qui guident tous les comportements. Il y a un monde entre les normes qui hantaient mon enfance et la société de maintenant. Chaque époque possède des tabous, des balises, des craintes et aussi s’appuie sur de grands rêves. Il faut une formidable originalité pour s’arracher à ces carcans et voguer dans un espace qu’il faut inventer jour après jour. C’est peut-être là le travail de l’écrivain que de chercher des sentiers parallèles, que de tourner le dos aux idées dominantes pour trouver une autre manière de voir et de respirer.

FUITE

Élisabeth et David quittent Montréal pour une question d’argent et de fraudes, on ne sait pas trop. Ça n’a guère d’importance. Ils vivaient dans un milieu fermé, une sorte de ghetto avec des préjugés qui se manifestaient dès qu’ils s’aventuraient en dehors de leur quartier.

L’affaire se compliqua lorsque le camp des talons hauts se mélangea à celui des pantalons pour offrir des rafraîchissements et des petits fours. À mesure que se multipliaient les compliments à l’hôtesse, dont l’absence n’intriguait d’ailleurs personne, Élisabeth s’aperçut que toutes ces remarques formaient des variations limitées sur les mêmes thèmes. Aucun domestique n’était digne de confiance, les enfants n’apprenaient rien à l’école, on déplorait le lent déclin de l’Occident. (p.15)

Le couple se retrouve en Argentine, un pays où tout peut devenir possible. Les voilà dans l’envers du monde qu’ils ont connu au Québec. Élisabeth devient gérante de bordel. Nous sommes loin de la petite bourgeoisie de Montréal et des rencontres dans les salons cossus. Les filles, l’alcool, les militaires, parce que c’est la dictature, rien ne semble les perturber. Les deux ne sont jamais taraudés par des questions de morale ou d’éthique. Le bien et le mal ne font pas partie de leurs bagages. Ils s’adaptent sans trop faire de vagues, plongent dans une nouvelle langue et oublient presque celle qu’ils parlaient il n’y a pas si longtemps à Montréal.
MILIEU

Les individus, dans l’univers de madame Tarcau, se transforment et mutent selon le milieu social et l’environnement humain. Élisabeth et David deviennent des Argentins et peuvent très bien côtoyer les militaires, exploiter de jeunes femmes qui doivent se prostituer et danser. L’argent n’a pas d’odeur, on le sait. Tout comme ils se retrouveront aux Indes, parfaitement à l’aise dans la peau du colonisateur.

Élisabeth s’habitua vite à entendre les Argentins se traiter de couillons quand ce n’était pas de pendejos, de culeados, ou encore de cagônes. Il ne lui serait jamais venu à l’esprit de traiter les habitués de Women First de poils pubiens. Elle voyait encore moins envoyer l’un d’entre eux se laver le trou du cul ou bien sucer une couille, comme on entendait fréquemment dans les environs. Mais à présent que Montréal était derrière eux, elle réalisait à quel point ses anciens voisins avaient la bouche propre et l’esprit tordu. Encore qu’elle ne fut pas si propre que ça, leur bouche. Ici, à Buenos Aires, elle n’avait encore entendu personne se référer à Samuel comme à une « personne de couleur », Negrito, moreno, oui. Niega, jamais. (p.34)

Le couple se perd, se retrouve et mute selon les époques. Lui devient médecin et se retrouve dans les colonies où il vit en grand seigneur avec une nouvelle épouse et ses enfants. Élisabeth de retour à Montréal, ouvre une sorte d’accueil pour les enfants abandonnés avant de devoir reprendre la route et retrouver David.
En remontant le temps, David adopte un jeune garçon : Friedrich Nietzsche. Le jeune homme a déjà écrit toute son œuvre. C’est plutôt étonnant, mais nous remontons le temps, faut jamais l’oublier. David, avec la collaboration de Karl Marx, travaille à installer une société socialiste dans les Antilles, une utopie qui a fasciné l’auteur de Zarathoustra. Il faut lire Victor-Lévy Beaulieu dans sa fantastique incursion du côté de Nietzche pour comprendre à quoi fait allusion madame Tarcau.

La scène se poursuivit ainsi jusqu’à ce que Franz ouvrit un tiroir où était rangée la correspondance de David, en tête de laquelle se trouvait cette fameuse lettre. Son contenu s’avérait être fort compromettant. Dans ce document, David se disait prêt à financer la création d’un parti communiste allemand, pour peu que Herr Marx ainsi que Herr Engels acceptassent de le seconder dans la création d’un état socialiste dans les Antilles françaises. (p.142)

Nous n’en sommes pas à une surprise près. Élisabeth deviendra nonne et mère supérieure d’une abbaye et même sera une sérieuse candidate à la sainteté. Après le bordel, le couvent, pourquoi pas.
Le tout se terminera à l’époque de la Nouvelle France, au début de la colonie alors que tout était à faire et à recommencer, avec l’ombre de Voltaire en plus et d’autres personnages célèbres.

MÉMOIRE

La fameuse mémoire… Comment fonctionne la mémoire quand le temps file à l’envers ? Ce qui a été n’est plus. Les personnages doivent continuellement se réinventer et apprivoiser une terrible solitude de plus en plus difficile à vivre.
Je n’ai pu m’empêcher de penser aux difficultés des émigrants qui quittent leur pays, des habitudes, des croyances, une langue pour s’installer dans un milieu où ils doivent tout effacer et réapprendre. Ils perdent leurs références, des manières de faire, des liens familiaux et ont la tâche terrible de s’inventer une nouvelle identité. Comment devenir un autre en quelques années ? Certains y parviennent rapidement et d’autres pas du tout. Parce qu’il faut redevenir un enfant en quelque sorte pour apprendre une nouvelle société et changer dans sa tête.

L’absence de truchements l’inquiétait au plus haut point. Cette communauté rassemblée à la hâte ne verrait jamais naître une cohésion sociale tant qu’il n’existerait pas de langue commune qui permettrait aux travailleurs de vivre ensemble. Tout en déplorant cette lacune, David lui-même ne s’était cependant jamais donné la peine d’apprendre le créole. (p.150)

L’histoire de l’humanité est marquée par ces déplacements, ces bouleversements d’être. C’est le cas de ceux et celles qui arrivent au Québec et qui se retrouvent fort démunis, surtout quand ils ont dû quitter un lieu où il n’était plus possible de penser et de respirer. Le dépaysement est d’autant plus fort qu’ils ont été forcés de faire un bond dans le temps à cause de guerres sans fin ou de catastrophes naturelles. Tous doivent alors changer de peau et travailler à devenir d’autres hommes et d’autres femmes.
Nous embrassons là toute la problématique des émigrants. Les individus finissent toujours par s’adapter, à se mouler aux habitudes et à la langue du plus grand nombre, mais cela provoque des heurts très souvent.
Le roman de Miruna Tarcau demande un effort particulier. J’avoue m’être un peu égaré dans les dédales du temps, me demandant souvent où j’allais et dans quoi cette écrivaine voulait m’entraîner. J’ai compris qu’il fallait se laisser aller pour voyager, pour tout apprendre comme le jeune homme ou la jeune femme qui cherchent à se faire une place dans sa société.
Miruna Tarcau réussit à déstabiliser et c’est fort heureux, à nous faire migrer dans notre tête en suivant ces personnages singuliers. Un texte qui prend des directions inattendues avec cette écrivaine originale. Apprendre le silence, c’est peut-être apprendre à se glisser dans un milieu sans provoquer de vagues et de remous. Se taire pour mieux entendre et mieux parler, pour s’adapter à de nouvelles vies et changer de peau.


L’APPRENTISSAGE DU SILENCE, un roman de MIRUNA TARCAU publié chez HASHTAG ÉDITIONS, 2018, 196 pages, 20,95 $.