LE DEVOIR et Gérard Bouchard ont eu la bonne idée de regrouper cinquante-huit textes publiés dans ce journal depuis 2021 sur des sujets que l’actualité lui a imposés, bien sûr. Sans pour autant tourner le dos aux questions que Gérard Bouchard a explorées dans de nombreux ouvrages. Le mouvement patriote, autour des années 1835, la fameuse Grande noirceur, la Révolution tranquille, les mythes fondateurs, les États-Unis, l’interculturalisme, la langue française et sa fragilité, la poussée de l’indépendantisme, les immigrants et le vivre ensemble. L’histoire, bien sûr, puisque Gérard Bouchard y a consacré un essai. Sans négliger nos liens avec les Autochtones. Un survol qui montre bien les chemins que nous avons empruntés depuis l’époque de la Nouvelle-France, de la Conquête jusqu’à nos jours. Je me suis laissé prendre par ces courts textes que le format du journal impose. Il faut faire bref et la longueur est l’ennemi du journaliste et du chroniqueur. J’en sais quelque chose pour avoir pratiqué le métier pendant de nombreuses années.
J’avais à peine entamé ma lecture de Visions du Québec que j’ai dû me rendre au garage. Mon auto souffrait de quelques insuffisances, comme cela arrive trop souvent. J’apporte toujours un livre dans ces cas pour traverser les heures d’attente. Le garage que je fréquente à Alma est vaste et fort agréable. Jamais une odeur d’essence ou d’huile, encore moins de cambouis. Même que le directeur des ventes possède un baccalauréat en histoire. Il a débuté dans l’enseignement, mais la précarité et l’incertitude lui a fait se tourner vers l’automobile. Un homme charmant avec qui on peut avoir de belles conversations.
Ma voiture étant un peu souffrante, j’ai eu le temps de lire plus de cinquante pages et de les souligner généreusement. J’ai mon coin dans la salle d’exposition. Un bon fauteuil, une petite table amovible et le café toujours savoureux. J’évite la salle d’attente où la télévision n’en a que pour Donald. Donc, un tête-à-tête avec Gérard Bouchard pour réfléchir au devenir du Québec et à ses parcours pendant qu’on sondait les entrailles de mon véhicule.
J’ai eu le temps de méditer sur la période des Patriotes, ce mouvement que Gérard Bouchard affectionne particulièrement. Il admire la pensée de ceux qui alors ont rédigé un projet de société évoluée et moderne. Il y trouve des figures remarquables et des gens qui sont de vrais héros, surtout De Lorimier, une grande âme. Un moment clef dans l’histoire des Québécois qui ont rêvé de mesures politiques généreuses et ouvertes aux idées de l’époque. Une réflexion, plus nécessaire que jamais, avec ce qui se trame aux États-Unis, où les principes d’égalité et de fraternité sont taillés en pièce par Donald le terrible.
« Il s’agissait essentiellement de mettre fin pacifiquement au lien colonial imposé militairement par l’Empire britannique depuis la Conquête, d’instaurer une véritable démocratie parlementaire, de promouvoir une acception large de la nation (qui n’était pas restreinte aux Canadiens français et aux catholiques) et de faire place à la modernité dans divers aspects de la vie collective : séparation de l’Église et de l’État, instruction publique, libertés civiles, etc. Comme on le voit, les valeurs les plus fondamentales et les plus estimables de l’Occident étaient à l’origine du mouvement qui conservait toute sa singularité québécoise. » (p.19)
L’indifférence et le mépris de la part de l’Angleterre devant des revendications légitimes ont dégénéré dans un affrontement que les patriotes n’avaient aucune chance de gagner. Ils ont dû faire face à la meilleure armée au monde. La révolte fut sauvagement réprimée et il y a eu des morts et des exécutions, sans compter les déportations en Australie et ailleurs. Louis Caron a été l’un des rares écrivains du Québec à s’attarder à cette période importante avec Le canard de bois dans les années 1980. Fait plutôt étrange, ce fut Jules Verne, l’auteur bien connu du Le tour du monde en 80 jours, qui, dans Familles-Sans-Nom paru en 1889 a relaté ce moment trouble et démontré la barbarie de l’intervention militaire.
Un projet politique encore présent dans l’actualité québécoise. Je pense à l’égalité des hommes et des femmes, à la laïcité de l’État qui fait litige et qui se retrouve devant la Cour suprême, parce que contestée par certains groupes.
PLAISIR
S’aventurer dans Visions du Québec, c’est comme découvrir le cheminement de Gérard Bouchard par fragments. La pensée qu’il a développée dans ses nombreux ouvrages que j’ai toujours eu plaisir à lire, tout comme ses romans où l’écrivain se montre un conteur redoutable.
Il faut plonger dans Mistouk et Pikauba.
Bien sûr, je me suis senti en terrain connu. Les mythes fondateurs, par exemple, dont on ne parle jamais assez et qui permettent à un peuple de rêver l’avenir, de tendre de toutes ses forces vers l’épanouissement de la nation dans sa langue, ses croyances, avec ceux et celles qui se joignent au périple en cours de route.
Gérard Bouchard prend la peine et le temps de montrer les bienfaits et l’importance de la Révolution tranquille que certains aiment écorcher. Le dénigrement fait partie de nos caractéristiques, malheureusement.
« Selon les mêmes auteurs, les années 1960-1970 auraient aussi coïncidé avec des changements culturels d’un autre ordre. Je fais ici référence à une “immoralité” sans précédent dans notre société, axée sur le rejet des mœurs traditionnelles, la répudiation des interdits sexuels, le matérialisme, l’individualisme égoïste, narcissique, la quête effrénée de plaisirs, soit l’ensemble des traits que François Ricard a résumés dans le concept de lyrisme. Or, on a tort de voir là un héritage néfaste de la Révolution tranquille. Des études internationales solides (celles de Ronald Inglehart, notamment) ont bien démontré qu’on avait affaire à un vaste courant qui a déferlé à l’échelle de l’Occident, prenait sa source bien au-delà du Québec. » (p.93)
Ce vent de libération a touché tous les pays occidentaux et n’était pas un caprice d’une génération que l’on a stigmatisée trop souvent, celle des baby-boomers.
J’ai bien aimé aussi qu’il mentionne le pessimisme de certains penseurs qui ont dénigré le Québec et noirci ses efforts et ses manières d’être. Je signale Jean Larose avec L’amour du pauvre. Que dire de Gilles Marcotte qui se demandait si le Québec avait une littérature après avoir passé sa vie à parler des livres et des écrivains d’ici ?
La liste pourrait s’allonger.
LA LANGUE
Gérard Bouchard ne pouvait éviter la question du français dans ce Québec incertain. Une préoccupation apparue à la Conquête et qui a marqué toutes les luttes des élus et du clergé qui voulaient assurer la survie d’un peuple distinct et francophone, échapper à l’assimilation qu’ont connue ceux et celles qui ont migré aux États-Unis pour des raisons économiques.
Une langue souvent malmenée dans les médias, particulièrement à la radio et à la télévision de nos jours, et qui perd sa place prédominante dans la chanson populaire où l’anglais est de plus en plus prépondérant. Un français totalement inaudible dans un galop qui entraîne nombre de chroniqueurs et d’animateurs.
Après le joual, le galop peut-être.
Un débit où aucun mot n’est saisissable dans cette logorrhée. Est-ce que la pensée peut habiter le vertige et la bousculade ? Est-ce que les paroles sont encore importantes quand on marmonne et que le texte d’une mélodie devient un simple accompagnement sonore ?
L’accueil des arrivants au Québec est un autre des enjeux qui ébranle des certitudes et des convictions. Comment faire face aux marées migratoires que la crise climatique ne peut qu’accentuer, que les guerres se multiplient et semblent inévitables ? Le manque de main-d’œuvre aussi qui fait converger chez nous des milliers de travailleurs saisonniers. Des problématiques qui préoccupent et mobilisent bien des énergies. On le comprend, il en va de la survie d’un Québec francophone et distinct.
Gérard Bouchard affirmait dans Le Devoir du 1er février 2025 que le peuple québécois avait perdu le goût de rêver. Cet espoir qui a mené à la Révolution tranquille et au désir de faire un vrai pays du Québec selon les normes de l’ONU. Sans le songe, il n’y a plus de nation : mais que des consommateurs.
Peut-être aussi que la dictature du « je » avec les réseaux sociaux n’est pas étrangère à cette perte de volonté collective de constituer une société francophone en terre d’Amérique.
HISTOIRE
Il y a aussi cette obsession de remanier l’histoire pour n’en montrer que les excès et les dérapages, tout comme on donne une place prépondérante à des marginaux en inventant un langage qui fait sourciller.
Je vous conseille de lire Où sont les femmes de Sophie Durocher pour frémir devant des documents gouvernementaux où l’on parle de la femme en la désignant comme « une personne avec un trou avant ».
Gérard Bouchard termine son périple en racontant des souvenirs de sa jeunesse et de son enfance.
C’est savoureux.
Sa manière d’aller vers les autres quand il quittait le Saguenay sur le pouce pour une fin de semaine, avant l’apparition du week-end, pour découvrir certains lieux de Montréal et de New York et des humains accueillants, curieux surtout.
Un florilège de textes sur ce qu’est le Québec et ce qu’il peut devenir ou pas, les problèmes qu’il a vécus et surmontés, tout comme les défis qui se présentent à lui pour continuer à aspirer à être une nation différente en cette terre d’Amérique. Une population toujours menacée de n’être qu’une simple mention au bas d’une page d’histoire.
François Legault, un grand lecteur, semble-t-il, doit se pencher sur ce livre et le méditer. Ça lui permettrait peut-être de moins improviser et d’avoir plus de cohérence dans ses actions quand il est question du Québec et de son avenir. Il pourrait ainsi faire un « troisième lien » avec le passé pour mieux s’aventurer dans le futur.
BOUCHARD GÉRARD : Visions du Québec, Éditions Somme Toute-Le Devoir, Montréal, 276 pages.