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mercredi 12 décembre 2018

DANIEL GRENIER NOUS ENVOÛTE

DANIEL GRENIER revient au roman après avoir fait un pas vers l’essai avec La solitude de l’écrivain de fond en 2017. Françoise en dernier, un titre un peu étrange, permet de suivre une adolescente qui garde ses distances avec sa famille. Elle n’en fait qu’à sa tête et peut facilement abandonner mère et père pour se faufiler dans la maison de voisins partis à l’étranger. Une manière de plonger dans sa tête qui m’a rappelé le magnifique roman Les chants du large d’Emma Hooper. Cora, une jeune fille, squatte les maisons des voisins pour rêver les pays étrangers avant de partir pour l’Ouest canadien. Françoise va prendre la même direction. Il arrive parfois que les chemins des écrivains se croisent et c’est tant mieux.

Tout va bien pour la jeune Françoise. Ses parents sont des gens ouverts et compréhensifs. Les deux respectent les volontés d’indépendance de leur fille. Ils sont toujours là pour lui pardonner « ses petites absences » de quelques jours. Après tout, leur grande jeune fille va plutôt bien à l’école et s’entend parfaitement avec son jeune frère. Tout pourrait continuer ainsi comme dans le meilleur des mondes, mais la fillette lit un article dans un magazine Life, déjà un peu vieilli, qui va changer sa vie.

Elle avait lu la phrase sans vraiment y porter attention sur le coup, mais maintenant elle lui revenait en tête, dans une traduction qui la satisfaisait. Comme une petite musique bien composée, avec des notes choisies pour leur efficacité et aussi pour leur beauté intrinsèque. C’était la première phrase de l’article sur Helen Klaben, qui avait fait la une du Life en avril 1963. Elle a rouvert le magazine. Helen avait fait la une, quelques jours après après avoir été secourue avec son compagnon d’infortune, Ralph Flores, en plein mois de mars au Yukon, où leur avion s’était écrasé. (p.28)

Les deux ont survécu dans des conditions climatiques difficiles à imaginer. Un froid terrible et la neige pendant quarante-huit jours. Une lutte de chaque instant avec très peu de nourriture, en plus de composer avec des blessures importantes. Ils ont été retrouvés par hasard, tous ayant abandonné les recherches. Une aventure qui fascine la jeune Françoise.
Il n’en fallait pas plus pour qu’elle prenne la décision de quitter sa famille pour aller voir ailleurs.

Elle n’était pas toujours en fugue. Dans sa chambre elle se sentait bien. Elle se touchait les orteils du pied droit en lisant, normal. Ses parents et son frère étaient en bas, Pyramide allait commencer bientôt. Elle avait le même âge qu’Helen Klaben et elle avait soudain trouvé une raison de s’acheter un billet d’autobus pour l’Oregon, ou la Californie. (p.31)

L'étudiante, comme beaucoup de jeunes, pratique le tag, vous savez ces dessins et ces messages que l’on trouve partout sur les murs et que je déteste particulièrement. J’aime les surfaces lisses, impeccables comme j’adore un lac en hiver quand la poudrerie efface toutes les traces des humains.
La jeune fille pratique cet art dans une gare de triage tout près de chez elle et les wagons deviennent les pages de son carnet de dessin. Une façon de faire voyager ses tags sur ces wagons qui bougent selon les besoins et les aléas du commerce, du transport des marchandises. Ses messages vont un peu partout en Amérique en suivant des parcours erratiques. C’est sa manière de lancer des bouteilles à la mer, de partir en laissant tout derrière et de marcher en regardant droit devant pour voir sa vie approcher et peut-être aussi faire ressurgir l’autre qui se dissimule en soi.

En dessous de son tag à la fois indéchiffrable et limpide, juste en dessous de sa scène de la vie quotidienne où les seules variations de couleur étaient celles que la lumière générait, il y avait d’écrit : This is beautiful. Love, Mary. CHT.TN. (p.47)

Son dessin est revenu et une certaine Mary, quelque part en Amérique, a aimé son travail et lui envoie un message. Une autre raison de partir, d’aller rencontrer cette fille pour la regarder droit dans les yeux. Il y a quelqu’un, quelque part aux États-Unis qui aiment ce qu’elle fait, qui l’aime peut-être et peut la comprendre.
À elle l’Amérique, l’aventure, l’arrêt à Chattanooga pour un rendez-vous avec cette Mary. Tout est possible quand on se déplace, quand le mouvement devient une façon d’être et de surprendre la réalité du monde.

ROUTE

Françoise se laisse emporter par les grandes routes américaines, atteint le lieu où vit celle qui a aimé son tag et lui a écrit « love ». Elle y rencontre une fille étrange qui devient sa compagne de route. Les deux prennent la direction du Yukon en auto, le pays où Helen Klaben a dû muter dans son corps et sa tête pour survivre.
L’article qu’elle a lu dans le numéro de Life devient une obsession pour la jeune fille à mesure qu’elle se rapproche de Whitehorse. Elle aurait pu aussi retrouver la silhouette d’Émilie Fortin, cette audacieuse qui a été la première femme blanche à traverser le col Chilkoot à l’époque de la ruée vers l’or.
Les grandes routes n’ont jamais de fin, surtout dans les romans, et les filles roulent en faisant très peu d’escales. Tout comme un certain Jack Kerouac qui partait avec Neal Cassady au volant quand ils ressentaient un urgent besoin de changer d’air et de respirer ailleurs. Ils roulaient jour et nuit, sans jamais s’arrêter, jusqu’à ce qu’ils touchent le bout du continent, la fin de la route et qu’il ne reste plus qu’à faire marche arrière, à repartir en sens inverse en espérant retrouver la magie de la vitesse, la sensation d’être nulle part et de foncer vers un futur où tout est possible.


Françoise s’est retournée en souriant vers le rétroviseur du côté passager et elle a fait les mêmes lèvres que Sam, à la Betty Boop, en se regardant dans les yeux. Elle n’avait pas envie d’aller s’emmerder sur une base militaire. À quelques centaines de kilomètres d’ici, quelque part dans les forêts de pins, Helen et Ralph s’étaient écrasés et avaient survécu presque deux mois. Elle sentait sa présence partout, la présence d’Helen. (p.153)

Elles approchent de ce pays de neige et de froidure sans trop savoir ce qu’elles y trouveront. Françoise croise Victor. Lui aussi est obsédé par l’histoire d’Helen et ils se rendent sur les lieux de l’accident.
La carcasse de l’avion est toujours là et il y a encore des traces d’Helen et de Ralph. Elle se retrouve dans une aventure humaine terrible, touche à tout comme à des reliques pour changer des choses et sa manière de voir peut-être. Françoise prend conscience alors que c’est elle qu’elle rencontre enfin et qu’elle vient de survivre à son adolescence.

AVENTURE

Le roman de Daniel Grenier m’a fasciné et c’est bon de suivre cette jeune fille curieuse qui cherche une forme de vérité en parcourant l'Amérique du Nord.
J’ai adoré cette histoire de chimères qui surgissent dans la prochaine courbe, loin devant, sur ces routes qui vont nulle part et partout, sauf peut-être dans le plus profond de sa pensée et de son être.
Plus qu’un rêve, qu’une aventure, voilà le fantasme que l’on finit par effleurer du bout des doigts et à le rendre vibrant et vivant en suivant la jeune fille dans ses déplacements.
Il y a une solitude et une difficulté à communiquer chez Françoise qui touche et témoigne peut-être de notre époque où jamais nous n’avons été aussi seuls malgré tous les outils qui nous branchent à tout et à tous.
Un beau roman d’initiation. Que demander de plus ? Ça marche parfaitement. Daniel Grenier n’a rien perdu de cette façon de raconter qui m’a subjugué dans L’année la plus longue, un roman qui permet au lecteur de se glisser hors du temps et de toucher ce qui donne sens à la vie.
  


FRANÇOISE EN DERNIER, roman de DANIEL GRENIER publié aux Éditions LE QUARTANIER, 2018, 224 pages, 24,95 $.


http://www.lequartanier.com/catalogue/francoise.htm

mardi 20 octobre 2015

L’immortalité serait peut-être un châtiment


Tout récemment, des chercheurs ont greffé les systèmes sanguins de deux souris. Une jeune et une vieille. Le sang de la plus jeune nourrissant les deux organismes. Rapidement, les expériences ont démontré que la plus âgée des rongeurs retrouvait une nouvelle vigueur. Ils en ont conclu que des transfusions sanguines de sang jeune pourraient permettre à l’organisme de se régénérer. La quête de l’éternelle jeunesse continue et elle demeure les assises du monde de la télévision et du cinéma. Le mythe de Faust est plus actuel que jamais. Faut-il pourtant vendre son âme au diable pour y arriver ? L’expression « il faut du sang neuf » prend ici tout son sens.

Daniel Grenier, dans L’année la plus longue, a eu une idée que j’aurais bien aimé avoir pour un roman. Aimé, son personnage naît un 29 février, une année bissextile. Son anniversaire revient au quatre ans. En poussant l’allégorie, on imagine qu’il vieillit d’un an tous les quatre ans. À cent ans, il a l’apparence d’un jeune homme de 25 ans.
Né en 1760, alors que la ville de Québec vient tout juste d’être envahie par les Britanniques, Aimé vivra les grands soubresauts de l’Amérique, particulièrement la guerre de Sécession où il servira sous une fausse identité.

La femme qui a donné naissance à Aimé tard dans la nuit du 29 février était aussi maigre que les autres, et personne ne s’était aperçu de sa grossesse, elle non plus. Ses nausées étaient banales, elle n’avait pas passé une seule journée sans nausée depuis l’âge de dix ans, ses dents étaient décolorées par l’acidité quotidienne des vomissements. Elle portait des vêtements bruns beiges, blanchâtres, comme une seconde peau malade et sale, déchirée aux endroits les plus sensibles. Son regard fuyait aussi vite que des ailes d’oiseau-mouche. (p.122-123)

Plusieurs ouvrages ont tenté de nous faire vivre l’éternelle jeunesse. Bien sûr, il fallait l’intervention de Lucifer et offrir son âme en compensation. Christopher Marlowe et Goethe ont repris le mythe du Docteur Faust. Cette œuvre a inspiré Gounod, Hector Berlioz, Richard Wagner, Gustav Mahler et Igor Stravinsky. La croyance d’une vie après la vie n’est pas loin de ce désir d’échapper à la mort.

QUÊTE

Nous voilà dans l’histoire de trois générations. Thomas que l’on aurait voulu faire naître un 29 février pour qu’il hérite d’un destin fabuleux et Albert, son père, originaire du Québec. Il a épousé Laura, la mère de Thomas, une Américaine rêveuse qui a rompu avec sa famille. Il cherche cet ancêtre qui ne cesse de se dérober et de changer d’identité.

Son accent était si prononcé qu’elle a fait semblant de comprendre en souriant jusqu’à ce qu’elle comprenne quelques secondes plus tard, en analysant les sons, en les décortiquant comme autant de biscuits chinois mal traduits. Son anglais s’améliorerait avec le temps, et son français à elle aussi, elle apprendrait à dire plusieurs phrases consécutives et même à savourer certaines tournures, si proches et si lointaines, grammaticalement et phonétiquement. (p.41)

Tous les autres autour d’Aimé vieillissent, aiment, ont des enfants et disparaissent. Il reste derrière, en retrait et voit la vie comme à travers une fenêtre. Plus j’y pense, plus cette immortalité ressemble à la plus terrible des condamnations. Comment rencontrer une femme, vivre un amour et élever des enfants ? L’immortel est condamné à la plus terrible des solitudes, à fléchir sous le poids d’une mémoire qui s’encombre de plus en plus.

Aimé croise Jeanne Beaudry à Montréal, vit un amour comme on le vit quand on sort à peine de l’adolescence et que l’avenir ouvre tous les chemins. Un amour qui prendra fin brutalement quand Aimé est surpris avec Jeanne par son frère. Il fuit pour sauver sa vie et ne reverra son amoureuse que sur son lit de mort. Les amours d’Aimé ne peuvent qu’être éphémères.
Il croise des personnages étonnants qui marqueront leur époque, se passionne pour des inventions qui changeront peu à peu la vie de tous, réussit à amasser une fortune. Mais est-ce seulement une existence ? Est-ce que l’humain peut résister aux bouleversements des siècles et aux découvertes qui traversent le quotidien ? Le cerveau humain serait-il capable de s’adapter ? Comment vivrait un membre d’équipage de Christophe Colomb à l’ère d’Internet et des réseaux sociaux ?
Aimé emprunte plusieurs identités, brouille les pistes et ne peut s’installer sans faire naître la suspicion chez ses voisins. Il disparaît après la durée normale d’un homme pour vivre sous un autre nom, continuer avec un secret qu’il ne peut partager.

Quand il s’appliquait une crème rajeunissante sur les cernes, Aimé n’était pas inconscient de l’ironie cosmique contenue dans le geste, et dans le souhait qui l’habitait, comme il nous habite tous, de vivre toujours, malgré sa longévité. Il était comme nous et, même s’il était extraordinaire sous bien des aspects, il se comportait normalement la plupart du temps. Cette année-là, à New York ou à San Diego, peu importe où il se trouvait, il avait l’air d’un homme de quarante et un ans, mais ça faisait plus d’un siècle et demi qu’il existait. (p.180)

RETOUR

Thomas se retrouve seul après la mort tragique de sa mère dans un accident d’avion. Albert, son père, est retourné dans sa Gaspésie natale, abandonnant ses recherches et l’espoir de retrouver un ancêtre qui ne cesse de brouiller les pistes. Il s’est rendu compte de sa folie. Thomas décide de migrer au Québec. Les retrouvailles de Thomas et Albert permettront de panser certaines blessures.

Il le regardait de face, de profil, de dos, cet homme qui réparait ses erreurs de la façon la plus lâche et la plus absurde qui soit, en disparaissant, en se sauvant, mais qui décrivait la réflexion derrière ses choix d’une manière si convaincante et si intense, avec dans les yeux une conviction impossible à ignorer. De toutes les facettes d’Albert que Thomas était incapable de mépriser, ou d’écarter comme des lubies, c’était son radicalisme qui l’impressionnait le plus. (p.355)

Un roman captivant qui m’a plongé dans l’histoire américaine. Aimé possède une identité continentale que les Français de la Nouvelle-France ont perdue à la Conquête. Pas pour rien que Daniel Grenier fait naître son personnage en 1760. Thomas grâce à l’ADN d’Aimé, trouvera l’élixir de l’immortalité.
Et peut-être que nous sommes condamnés à ne jamais mourir, voyageant dans le temps et l’espace grâce aux gênes qui passent d’une génération à l’autre. Immortel, oui, mais en naviguant d’un corps à l’autre. La vie serait une course à relais depuis la nuit des temps. Nous sommes à la fois mortels et immortels depuis la naissance d’un ancêtre dont il est impossible d’imaginer le visage.
L’année la plus longue interroge l’histoire, le temps et nous fait réaliser que ce n’est pas la peine de vendre son âme pour la vie éternelle. L’immortalité est le pire des châtiments qu’un homme ou une femme peuvent subir. Du moins, j’aime le croire. Et puis, nous le devenons immortels en prenant le relais des ancêtres pour transmettre le témoin à nos descendants.

Comme le disait souvent Thomas, un sourire au coin des lèvres mais avec tout le sérieux du monde, il fallait bien expliquer aux visiteurs ce que représentait cette nouvelle étape dans la grande aventure de la vie, maintenant qu’on ne mourrait plus. (p.417)

L’année la plus longue de Daniel Grenier est paru aux Éditions Le Quartanier, 432 pages, 27,95 $.