lundi 15 décembre 2003

La complainte de l’homme anti-tout.

Jean Ferguson nous lance ses vérités «dans le blanc des yeux». Une entreprise dangereuse. Une centaine de pages d’aphorismes et de petites sentences montre plus les limites que la grandeur de l’auteur. C’est comme si un écrivain décidait de dresser une carte de son savoir et de ses préjugés. Ici, le jeu devient souvent désolant pour ne pas dire pitoyable. Bien étrange monsieur que ce Jean Ferguson qui a des idées sur tout, pour le meilleur et surtout le pire, qui emprunte toutes les directions en jonglant avec les clichés et les préjugés.
«Un homme qui réussit à ne penser à rien est un génie.» (p.11)
Il est peut-être aussi et surtout un idiot.
«Il y a toujours une différence fondamentale entre le comportement de l’homme et de la femme. Par exemple, une femme n’échappe jamais de sauce quand elle mange de la pizza.» (p.25)
Dès les premières réflexions du genre, j’ai pensé refermer le livre. L’humour, bien sûr, mais y a-t-il matière à livre avec des «idées» du genre? Jean Ferguson effleure Jésus, Marx, Lénine, les politiciens, les élus, les gouvernements, les écrivains et les critiques. Il livre ses obsessions et la redondance ne l’embête guère. Le système capitaliste est pourri, les politiciens sont des voleurs, les impôts une rançon exigée par une mafia. Toute forme de travail est un esclavage et du gaspillage. Vive la liberté errante et irresponsable. La complainte de l’homme anti-tout.
«La démocratie est une idée trop généreuse pour qu’on la laisse aux mains de l’homme ordinaire tout empreint de l’imbécillité des foules.»  (p.52)
Jean Ferguson y va avec beaucoup de sincérité mais ce n’est pas suffisant. Il démontre surtout son peu de jugement et l’étroitesse de sa pensée.
Une lecture pénible, aussi désolante que ces émissions à la radio où des animateurs excités et au bord de l’apoplexie se défoulent et tapent sur tout ce qui bouge. À force de trop dire, on finit par ne rien dire.
Passons sur les trop nombreuses fautes qui pigmentent ces textes, la langue hésitante et souvent imprécise. L’art de la sentence et de l’aphorisme tient du fleuret et de la danse. Jean Ferguson utilise plus souvent qu’autrement la hache.
«Il y a des critiques littéraires qui parlent bien mieux des livres qu’ils n’ont pas lus que de ceux qu’ils ont lus. ( p. 53)
Peut-être que j’aurais mieux fait de m’abstenir de lire «Dans le blanc des yeux» et d’imaginer le livre. Mon propos aurait été plus flatteur.

«Dans les blanc des yeux» de Jean Ferguson est paru aux Éditions Humanitas.         

Olga Boutenko est une conteuse née

Olga Boutenko a fait une entrée remarquée en littérature au Québec avec la publication de deux recueils de nouvelles. «On n’en meurt pas», paru en 1985 et «Aélita» en 1992. Elle récidive avec «Moscou-Québec«, trois récits un peu disparates et inégaux.
Le premier texte nous présente l’écrivaine au moment où elle quitte l’URSS. Avec son fils, elle débarque à Vienne, une ville qui devient une fenêtre sur l’autre monde.
«Cette troisième vague nous avait emportés, nous aussi, à un moment où, comme un fait exprès, j’avais accumulé tant de déceptions que l’attente avait perdu tout son sens ; la vie, toute saveur ; le bonheur tout espoir. Et elle nous avait précipités dans la réalité incroyable de l’aéroport de Vienne inondé de soleil.»  (p.7)
Le rêve et l’émerveillement. C’est ce qui fait la beauté du récit intitulé  «Deux sœurs» qui n’est pas sans évoquer Tchekhov. Par les yeux d’Olga Boutenko, j’ai vu une société que je ne sais plus voir tellement elle m’est familière. J’imagine que nous aurions la même surprise en plongeant dans les rues d’une dictature où les gestes et les pensées sont gardés à vue. Boutenko et son fils surveillent les visages, les regards et les sourires.
«Calmement, sans se rendre compte de leurs privilèges, ils se promenaient le dimanche dans les rues – les robes de bain de soleil dévoilant des épaules nues qui n’avaient pas à se protéger -, le long des vitrines qui nous charmaient par la beauté de leurs marchandises. Ils étaient entourés d’une auréole de bonheur et de sérénité et, se rappelant la triste expérience d’Adam et Ève, ils ne faisaient pas attention à nous, évitant le moindre contact, la moindre relation, afin de ne pas refaire la même erreur que nos ancêtres. On aurait dit que nous étions pour eux des êtres invisibles…» (p.10-11)
«Non, le plus étonnant et le plus beau, c’étaient les visages. Les visages des gens du monde libre…» ( p.57)

Hilda et Paula

Il y a Hilda et Paula, deux vieilles dames qui ont quitté leur pays il y a longtemps et qui aident en s’attendrissant sur une vie d’amour et de départs. Des pages de tendresse et de chaleur humaine.
Et puis nous sommes au Québec. Pourquoi? Pourquoi ce bond dans l’espace et le temps? Je m’attendais à vivre l’arrivée en terre d’Amérique. Nous sommes cinq ans, dix ans plus tard, on ne sait trop. Pourtant Olga Boutenko s’installait au Québec en 1978. Il y avait un parti politique au pouvoir qui prônait l’indépendance, le Québec se dirigeait vers un référendum. Déception? Peur, crainte? Elle n’en dit rien.
Nous sommes poussés dans une histoire peu convaincante et mal fignolée. Cafard, peine d’amour, mal du pays? Il y a peut-être des exils inévitables à l’intérieur d’une vie mais... Le texte s’étire et se répète.
Heureusement, «En visite officielle» raccroche le lecteur sur le point d’abandonner. Des Russes, des compatriotes visitent le Québec. Quelques jours en compagnie d’un ministre conscient de son rôle, un forestier sympathique qui ne sait trop pourquoi il est là et un jeune cadre ambitieux. Olga Boutenko les côtoie comme interprète, le temps de la «visite».

Confrontation

Alors les deux vies d’Olga Boutenko se heurtent, se toisent et s’évaluent. Comme si la femme qui a fui son pays se retrouvait devant celle qu’elle aurait pu être en demeurant là-bas. Une vie possible et une vie réelle. Un récit bien mené et précis, une réconciliation entre le soi qu’elle a abandonné et l’autre qu’elle s’est forgé en vivant au Québec. Il lui fallait cette rencontre pour trouver un sens à sa vie.
Olga Boutenko est une écrivaine attentive et sensible. Surtout, elle a un formidable pouvoir d’évocation et reste une conteuse née. Pourtant, il aurait fallu retravailler ce livre, faire un meilleur choix des textes et soigner un peu plus la traduction. Un livre intéressant mais qui aurait gagné en force sans le passage à vide du second récit.

«Moscou-Québec» d’Olga Boutenko est paru aux Éditions Varia.

R.-J. Berg n’arrive pas à convaincre

R.-J. Berg a choisi de se retirer du monde, non pas en abandonnant tout derrière lui mais en prenant du recul, de la hauteur pour trouver un ancrage à sa vie. Des proses, des réflexions, un certain regard sur la société et les individus qui la composent. Des textes épars, des extraits d’un journal… Qu’est la vie dans cette société parfois inquiétante et étrange? Nous prenons la route des sentences et des méditations à partir d’une phrase de Nietzsche ou de Caton, d’un événement quelconque. Nous sommes aspirés par les hautes sphères et cela donne le vertige, même à l’auteur.
«Les contradicteurs se rejoignent néanmoins en un point ; ils ont une conviction commune, qui passe peut-être leurs différences. C’est qu’ils croient tous, en matière d’âme, à l’existence ou à l’inexistence absolues. L’âme est ou n’est pas.» ( p.17)
L’âme, l’être, des sujets qui ne sont pas invités dans les «Loft Story» de ce monde. La vie humaine à l’heure de la mondialisation et du commerce de la pauvreté se réfugie dans la capacité de l’homme et de la femme à consommer et à produire. L’entreprise de R.-J. Berg pourrait être fort intéressante et nécessaire mais il se complaît dans l’évanescent, un survol qui ne s’ancre jamais. Et ce côté hautain, désabusé, un peu cynique agace. On souhaiterait un peu plus d’empathie, un  peu plus de chaleur.
«Fais-toi interviewer souvent, et par des femmes. Ne manque pas de verser pour elles une larme ou deux en évoquant ton enfance meurtrie, tes blessures intimes, ta maladie qui est toujours là, qui t’a marqué au fer rouge. … Fais-toi petit et tu seras aimé.» (p.45)
Une fois les cent pages tournées et retournées, on se demande ce qu’était le propos de ce R.-J. Berg? Que retenir? Et pourquoi cette préface? Le texte est une réflexion au jour le jour, une sorte de carnet philosophique que l’on maquille par une présentation qui laisse croire à un texte livré par un dilettante qui s’est évanoui dans le monde en renonçant à tout. Le procédé est peu convaincant et futile.
«Je ne prétends pas comprendre d’où tombent ces textes, mais j’ai la conviction que ses lecteurs comprendront. Je donne ici au possessif son sens le plus strict, suivant en cela une remarque de l’auteur.» (p.11)
Berg ne nous fait pas monter très haut. La pensée serait-elle si mal en point dans notre société? Le côté froid et tatillon des textes agace. Berg n’a pas réussi à me convaincre, loin de là.

«D’en haut» de R,-J, Berg est paru aux Éditions  Triptyque.

dimanche 14 décembre 2003

La recherche du père et de l’histoire

Louis Jolicoeur dans «Le siège du Maure» révèle qu’il n’a jamais cessé de chercher un père énigmatique et tourmenté. Ce père qui a fait médecine, qui adorait les voyages, surtout l’Italie pour son raffinement, un photographe et un écrivain à sa manière. Il a connu plusieurs femmes qu’il a aimées et désirées. Il était aussi celui qui ne pouvait oublier la mort. Une constance, un point d’interrogation, une énigme qu’il posait au monde et aux livres qu’il collectionnait. Cette obsession venait peut-être de sa participation à la Deuxième Guerre mondiale.
Le narrateur, celui qui se confond bien vite avec l’auteur, vit à Grenade, une ville d’Espagne qui a fait l’orgueil des Maures et qui a été, pendant des siècles, convoitée par les rois catholiques. Deux civilisations, au fil des guerres et des conquêtes, s’y sont épanouies.
«J’y pense pourtant maintenant, de ma lointaine Grenade, au lieu d’esquiver la question comme autrefois; je pense à ces choses que tu essayais de dire sans drame, sans tristesse, avec ce désir un peu fou de parler de cela comme s’il s’agissait de rien, une chose parmi d’autre, un sujet qu’on pouvait aborder sans faire de façons ni remuer de vagues, sans même se troubler. Mais vraiment, peut-on sérieusement parler ainsi de la mort?» (p.23)
Louis Jolicoeur  a effectué des «tournées» pour mettre ses pas dans ceux de son père, pour rencontrer ces gens qu’il a croisés et aimés, comme s’il voulait se glisser dans la vie de son géniteur. Là-bas en Louisiane, en France et en Italie, il se faufilera entre deux époques et deux existences. Des images, des paysages, une photographie, un bout de texte que le père a laissé dans son appartement du Québec prennent alors toute leur signification.

Grenade

Nous découvrons surtout la ville de Grenade, ses parfums, sa lumière et son histoire. Jolicoeur est fasciné par ce moment où le roi Boabdil cède la ville aux rois catholiques Isabelle et Ferdinand pour protéger cette merveille architecturale de la destruction. Nous aurons droit à de longues traductions qui nous replongent dans l’atmosphère des années 1480-1490. L’Europe alors était à la veille de découvrir l’Amérique.
Récit tout en délicatesse, secret qui prend son sens dans les regards et les méditations. Un amour filial qu’il fait plaisir à suivre. Nous déambulons dans la ville magnifique de Grenade, suivons Boabdil qui après avoir affronté son père pleure sur sa ville. Culte de l’échec, de la beauté et de la fidélité.
«Tu y aurais trouvé ce qui justement t’habitait tant, toi: l’amour, l’art des formes, le plaisir et à la fois la crainte des sens, les fleurs et les jardins, l’eau; la beauté sous tous ses angles, en somme, y compris bien sûr celle du doute, et celle de la mort. (p.44)
Louis Jolicoeur nous entraîne dans des rues étroites, nous arrête à une terrasse et discrètement nous apprivoisons la vie de son père et du narrateur. Les grandes et petites histoires d’amour finissent toujours par tisser l’Histoire, celle que l’on enferme dans les livres. Une écriture sensible, discrète, un tantinet redondante parfois mais combien émouvante.

«Le siège du Maure» de Louis Jolicoeur est paru à L’instant même.