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lundi 7 juillet 2025

LE BEAU PÉRIPLE DE LA VIE ET DE L’ESPOIR

LES PARENTS de Laurent ont migré aux États-Unis, croyant que tout était possible au-delà de la frontière. Pourtant, le père a végété, s’épuisant dans divers métiers, n’arrivant jamais à s’installer dans la vie qu’il imaginait. Laurent, le fils, est à la dérive depuis son adolescence et semble condamné à suivre les traces de son géniteur. Il décide de donner un coup de barre, de jouer sa dernière carte, met le feu à la maison de son enfance et rentre au Québec. Peut-être que l’espace de misère et de solitude qu’il a connu en Louisiane s’effacera à jamais. Il saute dans son vieux camion et tourne le volant vers le nord. «Parallèle 45» d’Emmanuel Bouchard m’a rappelé Lorenzo Surprenant qui vante les merveilles de la ville américaine à Maria Chapdelaine et fait miroiter les contours d’un quotidien plus facile. Éphrem Moisan, dans «Trente arpents» de Ringuet, le fils d’Euchariste, vivra une déconvenue semblable à celle des parents de Laurent dans son aventure aux États-Unis. Et comment ne pas penser à Jacques Poulin, à «Volkswagen Blues». Jack Waterman veut retrouver son frère Théo en Californie, le pays des miracles. Théo a égaré sa langue dans les collines de San Francisco, tout comme Harmonium et Serge Fiori ont perdu leurs instruments de musique lors de leur tournée mythique qui devait les propulser vers les étoiles. Comme si les Québécois, en traversant la frontière, sacrifiaient leur nature et leur âme. De quoi questionner le succès de Céline Dion et de Denis Villeneuve. 

 

La grande illusion américaine du père de Laurent s’est effrité peu à peu, tout comme celui de Léo, le paternel de Jack Kérouac, qui est allé de déception en déception. On peut ajouter à cette liste Alexis Labranche, de Claude-Henri Grignon, qui troque son nom lors de son séjour au Colorado. 

Tout ce que le père de Laurent croyait possible s’est avéré un mirage qui ne cessait de s’éloigner. Comme s’il ne pouvait trouver que l’échec dans ses entreprises et ses ambitions. Le fils a hérité de cette incapacité et, pour déjouer le sort, pour se régénérer, il doit faire marche arrière, détricoter le temps et rentrer au pays du Québec. Le rêve américain s’inverse pour une fois. 

 

«Partir, abandonner ma demi-vie de mi-homme pour revenir au Québec, où j’irais vérifier si j’y étais en prévision des cinquante prochaines années. Il fallait en finir avec l’odeur de pourriture et de charogne qui ne voulait plus me quitter, comme s’il fallait que la puanteur s’imprime absolument sur une chair qui sentait déjà la merde.» (p.21)

 

Il a besoin de secouer sa vie avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’il ne se résigne et qu’il n’arrive plus à esquisser le geste libérateur. Peut-être qu’en retrouvant le Québec, le monde que ses parents ont fui, il va redevenir l’homme d’un lieu, adhérer à sa pensée et son être profond. Il pourra alors se réapproprier toutes les frontières de son corps et de son esprit, s’installer où il doit être, là où il peut respirer et se sentir en harmonie avec les autres.

Dans un arrêt routier, il sauve la vie de Donatien, un jeune Haïtien malmené par deux camionneurs. Ils s’en prennent à lui parce qu’il est noir et qu’il lit dans le restaurant. 

Un acte de pure barbarie et de racisme. 

Donatien a fui son île, veut se rendre au Canada, où il espère avoir un espace comme être humain. Il échappe à la folie de son père (sa mère lui a fait promettre de partir avant de mourir), à son intransigeance et à une vie de travail abrutissant. Et quand le découragement le prend, il ouvre un livre à la couverture verte que lui a offert un oncle. Cette lecture lui redonne la volonté de continuer. 

 

COMPAGNONS

 

Les deux doivent franchir les frontières pour échapper à leur misère morale et physique. Les compagnons discutent pendant des heures et des jours, se confient et deviennent deux âmes fraternelles en quête d’un espace pour vivre leurs désirs et leurs espoirs.

 

«Il parlait comme ça, Donatien, de ses objectifs surtout; entrer au Canada par le chemin Roxham, à propos duquel on lui avait dit deux ou trois choses. Au nord du 45e parallèle, la vie serait plus douce pour les gens comme lui. Plus douce que partout où il avait mis les pieds. Donatien n’avait pas vingt ans. C’était encore le temps d’espérer, de donner une couleur nette à sa confiance ou de mettre l’horizon à sa hauteur, en étirant les bras devant lui.» (p.34)

 

Se refaire un avenir, être tout entier dans son corps et sa tête, respirer sans avoir à fuir ou se protéger des manigances et des folies des autres. S’arracher à la misère et au bourbier qui a étouffé les deux hommes depuis leur naissance.

Laurent en est au mitan de sa vie et partage le rêve de Donatien, sans pourtant se laisser prendre par l’utopie ou un optimisme démesuré. 

 

«J’avais plus de deux fois son âge et, à ce moment de ma vie, j’avais comme lui besoin de croire que j’étais encore au début de quelque chose.» (p.35)

 

ON THE ROAD

 

Et il y a la route toujours semblable et nouvelle, les arrêts, des rencontres, les longues journées dans le camion où ils peuvent tout se dire. Les deux imaginent une certaine forme de bonheur. Il suffit de faire le geste au bon moment. Pas juste être en mouvement comme Jack Kérouac, qui sillonnait les États-Unis pour fuir le monde de son enfance. L’écrivain cherchait à muer, échapper au matérialisme et aux échecs de ses parents, à son être de Canucks en se jetant dans une course effrénée, un cercle infernal.

 

«J’ai compris alors seulement l’ampleur de sa souffrance et l’impuissance des mots pour qui s’obstine à n’y jamais céder (Leonel, Kevin et qui d’autre encore?). Puis je m’en suis remis moi-même à Carlos, qui représentait le plus grand espoir de Donatien. Carlos, dont je ne savais à peu près rien, deviendrait secrètement le pôle d’attraction de notre quête à tous les deux, la figure tutélaire de nos fuites.» (p.119)

 

Les deux se séparent à la frontière. Laurent rentre chez lui et Donatien doit emprunter le fameux chemin Roxham, le sentier du rêve et de tous les possibles. 

 

«Je serai là où j’ai pris racine, mais je serai autre. N’empêche que l’idée de l’éternel retour, de l’arrivée à ce qui commence, de la deuxième vie… ça m’embête, et je n’arrive pas à en démêler les subtilités. J’arrive dans la zone médiane de ma vie, le point de bascule, le truc du tissu qu’on replie sur lui-même ou le pic de la montagne. J’en suis là à essayer de fabriquer des coïncidences entre le temps et le lieu, entre l’histoire et le territoire, comme le dit Donatien.» (p.176)

 

Laurent hiberne pendant le long hiver de neige et de froid pour se secouer au printemps comme une marmotte qui sort de son terrier. La vie revient, la vie bondit partout et devient possible. Tout est vert, pareil à la couverture du livre de Donatien dont Laurent a hérité. On finit par comprendre! Le fameux roman n’est nul autre que le «Don Quichotte» de Miguel de Cervantès. Et il y a Sofia, l’espoir et le soleil dans un premier matin du monde.

Un ouvrage magnifique avec le futur qui surgit dans le sourire de Sofia. Elle est le crocus qui sort de terre dans les restants de neige. Laurent et elle vont déposer le livre vert de Donatien à la bibliothèque qui chevauche la frontière et qui a fait les manchettes dernièrement à cause des lubies de Donald. 

 

«À la bibliothèque Haskell, vous êtes ici et là, et vous pouvez faire entre deux pays autant d’allers-retours que vous le voulez.» (p.191)

 

Un roman splendide d’intelligence sur l’être, l’humain, le rêve, les migrants qui se cherchent un milieu d’ancrage, un plaidoyer pour la liberté de penser ce qui vous convient et de vivre le moment présent dans sa plénitude. Un idéal, une poussée vers l’affirmation de soi, le bien-être et la quête du lieu où l’on peut se réaliser dans toutes les dimensions de son être. C’est aussi l’invention de l’avenir. «Du bel ouvrage», comme aimait dire mon ami Victor-Lévy Beaulieu. 

 

EMMANUEL BOUCHARD : «Parallèle 45», Éditions Mains libres, Montréal, 2025, 204 pages, 29,95 $.

https://editionsmainslibres.com/livres/emmanuel-bouchard/parallele-45.html

vendredi 10 janvier 2025

DEUX FRÈRES S’AIDENT EN CORRESPONDANT

LES DEUX FRÈRES BOISVERT sont l’envers l’un de l’autre dans le roman de Nicolas F. Paquin. Malgré leurs différends, ils restent très proches, même si leurs vies empruntent des chemins opposés. Chénier, le plus âgé, aimerait poursuivre des études, devenir journaliste et, pourquoi pas, écrire un livre. Son père s’y oppose farouchement. Il a besoin d’aide au garage. Pour échapper à la malédiction familiale, il s’enrôle en prenant le nom de l’un de ses cousins. Il n’a pas dix-huit ans. Il se retrouvera sur le front en Europe, participera au grand débarquement sur les rives de Normandie. Ébène déteste l’école et cherche à se faufiler dans le monde du crime. On a les rêves que l’on peut. S’amorce alors une correspondance entre les deux frères que Chénier termine par une seule et même phrase : je t’écrirai encore. D’où le titre du roman. Le militaire est en verve, réfléchit à la nature humaine, à la férocité des combattants quand Ébène a du mal à aligner quelques mots.

 

Tout le récit de Nicolas F. Paquin est un échange épistolaire qui a aujourd’hui perdu la cote avec les médias sociaux. Il n’y a pas si longtemps pourtant, c’était l’unique moyen de garder des liens entre amis, des parents que la vie séparait ou encore de maintenir des contacts avec un amoureux forcé à l’exil par le travail ou d’autres raisons. Chénier y décrit son quotidien, ses rencontres, ses étonnements et les découvertes de l’aventure militaire, surtout ses rêves et ses aspirations malgré un horaire réglé au quart de tour, le débarquement en France et les combats contre les Allemands qui résistent avec acharnement. 

Ébène, le narrateur fait le point sur son parcours, raconte le chemin qu’il a emprunté grâce à son frère.

 

«Je venais d’une famille minable. Je me préparais à le devenir moi aussi. On dit que la vie est un long fleuve tranquille. Je pense que pour certains, c’est plutôt un ruisseau presque sec, fait d’eau qui croupit et qui pue. Mais il arrive que l’eau devienne torrent, puis que le torrent se fasse chute.» (p.8)

 

Bien sûr, Ébène cache alors à son aîné qu’il rêve d’une carrière de criminel en réalisant des exploits peu recommandables. Il veut surtout glaner de l’argent sans faire d’efforts et séduire Anastasia Bilodeau, la plus belle fille de Saint-Jean-d’Iberville qui étudie pour devenir enseignante. Naïf, il ne pense jamais que ses gestes peuvent le mener en prison. Une bien étrange façon de s’y prendre pour attirer le regard de celle qui le vire à l’envers.

 

«J’espérais le plus vite possible voler de mes propres ailes. En attendant, j’allais me contenter de voler tout court. Mon entrée dans le monde des grands avait donc commencé par quelques larcins. Je savais très bien ce que je faisais et je savais pourquoi j’agissais ainsi : j’avais une réputation à bâtir. Pour y parvenir, il fallait que je me fasse la main. La boutique de Roger Boulais était l’endroit tout désigné pour entreprendre ma carrière de criminel.» (p.23)

 

Deux frères unis et tellement différents. Chénier, droit, franc, ouvert, honnête et Ébène qui ne demande qu’à duper ses proches pour gravir les échelons. Un idéaliste qui combat le mal tandis que l’autre cherche à s’enfoncer dans les affaires louches. Faut dire que le père n’aide pas en fermant souvent les yeux sur la ligne qui démarque la légalité et le crime dans son garage. 

Le grand frère fait tout pour soutenir Ébène, lui permettre de sortir de sa coquille, pour qu’il fasse des choix éclairés et devienne quelqu’un de bien dans la vie. 

 

«Je sais que tu n’as jamais aimé l’école, mais ce n’est pas parce que tu n’y retourneras plus que tu dois cesser d’apprendre. Je te propose qu’on s’écrive régulièrement. Toi, tu pourras pratiquer ton français. Moi, je vais pouvoir me confier à quelqu’un. Ici, j’ai plein de bons camarades, mais toi, tu es mon frère, et je veux te revoir pleinement épanoui à mon retour de la guerre.» (p.33)

 

Peut-être que les frères ne sont pas si différents après tout. Les deux cherchent à fuir leur réalité et la fatalité familiale, à casser un moule qui les maintient dans la misère et un travail qui leur permet à peine de survivre.

Ébène finira par rencontrer un homme capable de tout, qui vole l’armée avec impunité. Son rêve peut enfin se concrétiser. Tous les deux opèrent sur la base militaire en dérobant les rations des pilotes d’abord et tout ce qu’ils peuvent trouver et revendre sur le marché noir. 

 

SURVIE

 

Bien sûr, on souhaite que Chénier survive à la guerre et aux affrontements de plus en plus violents alors qu’il pourchasse les résistants allemands sur les routes d’Europe. Il a beau être du côté des vainqueurs, c’est toujours sa peau qu’il risque en s’aventurant dans des villages où chaque maison peut être un piège mortel. Parce que les jeunes soldats allemands combattent avec l’acharnement du désespoir. 

 

«L’enfer existe, Ébène. L’enfer existe, et c’est l’humain qui le crée. Comme il a créé le Diable et Dieu. Mais j’ai la certitude que le paradis existe, mon frère. C’est notre terre et c’est notre cœur, quand on leur offre l’amour qu’on leur doit.

Je t’écrirai encore.

 

Chénier» (p.158)

 

Ébène et son comparse se font prendre dans une opération risquée et il se retrouve dans un cachot, seul, oublié de tous, en marge du monde. Il y vivra la plus terrible des solitudes et aura le temps de réfléchir. Son univers s’écroule. Il s’accroche alors aux lettres de son frère comme à des bouées de sauvetage.

 

ET APRÈS

 

Il y aura la fin de la guerre, la paix, l’amour pour Ébène et l’avenir avec la belle Anastasia. Une formidable résurrection pour lui et une mort tragique pour Chénier, qui ne reviendra jamais d’Europe. Le frère aîné s’est sacrifié en quelque sorte pour sauver Ébène et lui permettre de retrouver le droit chemin. 

 

«Chénier. Je pense encore à lui chaque jour. Je n’ai jamais fait les études qu’il aurait dû faire. Je n’ai jamais su écrire le livre dont il rêvait. Je ne suis pas devenu le grand journaliste que la vie promettait de faire de lui. J’ai cependant agi de mon mieux pour qu’à chaque geste posé, je rembourse à ceux et celles qui sont et qui viendront une dette dont la valeur représente l’homme d’exception qu’il a été.» (p.211)

 

Nicolas F. Paquin décrit admirablement une époque et les bouleversements qui bousculent les frères qui vont dans des directions différentes pour s’affirmer dans leurs désirs et leurs rêves, s’imposer dans un monde hostile et triompher de toutes les embûches.

Et, il y a ceux qui reviennent éclopés, un bras ou une jambe en moins, amoché dans leur être et leur esprit, mais capable de se relever et de faire un parcours enviable parce qu’un ami, un frère leur a sauvé la vie. 

Une page d’histoire que l’on commence à oublier avec tous les conflits qui secouent la planète. Il semble que les humains ne peuvent s’empêcher de commettre les mêmes bêtises, de répéter des folies meurtrières et de courir après des pouvoirs éphémères. 

Bien sûr, il y a des périodes où l’on rêve de paix, d’amour et de fraternité. Nous avons pu y croire dans ma jeunesse quand tout était possible et que beaucoup d’Américains refusaient d’aller se faire tuer au Vietnam. Un grand désir de calme et d’amour qui n’aura duré qu’un moment et qui a vite basculé dans les carnages et les massacres. Bien plus, il y a maintenant la planète qui hoquette et qui va nous obliger à changer des façons de voir et de penser. La civilisation que nous connaissons doit muter parce qu’elle est la source de catastrophes climatiques sans précédent. 

Une réflexion formidable avec Nicolas F. Paquin qui s’avère nécessaire et combien importante dans un monde qui a perdu l’entendement et qui cherche des solutions dans le discours de quelques illuminés particulièrement dangereux! Oui, l’histoire se répète, mais nous en sommes à un tournant où il faut couper avec la pensée belliqueuse pour modifier nos agissements. Il semble bien que ce n’est pas pour demain avec ce qui se dessine aux États-Unis.

 

PAQUIN NICOLAS F. : Je t’écrirai encore, Éditions Mains Libres, Montréal, 216 pages.

https://editionsmainslibres.com/livres/nicolas-f-paquin/je-t-ecrirai-encore.html 

jeudi 28 novembre 2024

LE MONDE N’EST JAMAIS COMME ON LE VOIT

UN TITRE fascinant pour ce recueil de nouvelles de Marie-Ève Nadeau, une douzaine de textes où autant de femmes tentent de s'affirmer dans leur univers. Dans Un écureuil dans le piano, l’auteure nous propose un tour du monde. Paris, le sud de la France, la Bretagne, l’Italie, le Japon, Haïti et le Québec, bien sûr. Chacun de ces portraits, d’à peu près une vingtaine de pages, nous entraîne dans l’univers de femmes qui mènent des combats à leur façon. Ils ont une place à occuper et à défendre, pour être ce qu’elles sont, ce qui n’est jamais facile, surtout quand on se distancie de la meute et que l’on tente d’obéir à cette petite voix qui a tant de mal à se faire entendre dans chacun de nous. Et, il y a les autres, les envahisseurs, la vie qui glisse entre les doigts ou encore qui vous broie dans un battement de paupière. Un ouvrage qui ne ressemble à rien, des moments qui vous laissent étourdis, ne sachant sur quel pied danser.

 

Marie-Ève Nadeau sert une sorte d’avertissement dès le début. Jacques et sa compagne, dans Coquillage silencieux, sont des nomades ou des coucous, ces oiseaux qui ont l’habitude, dit-on, de s’installer dans les nids de leurs congénères pour y pondre et élever leur progéniture. Le couple migre de maison en maison pour garder les lieux pendant l’absence des propriétaires. Ils se glissent dans des lits d’étrangers, y font leur place, utilisent les objets qui sont là, s’occupent de tout comme si de rien n’était. 

Je me suis demandé si c’était ce qui m’attendait avec les textes de madame Nadeau : me perdre dans la peau d’un personnage. Et pourquoi pas? La lecture permet de se faufiler dans des univers qui peuvent nous repousser ou encore nous subjuguer. Il y a toujours un risque, c’est certain, quand on tourne les pages d’un livre. Et la question qui s’impose : faut-il avoir son lieu, un espace avec ses objets pour être tout entier dans sa vie?

 

«Nous avons éteint les lumières et sommes montés à l’étage. J’ai rempli d’eau chaude la baignoire étroite et m’y suis trempée comme j’ai pu, les genoux repliés sur la poitrine. Nous nous sommes allongés sur le lit, moi du côté de Marie et Jacques, du côté de Jimmy. Les objets posés sur les tables de nuit ne pouvaient démentir ces places assignées. J’ai eu l’impression de me faufiler dans la peau de Marie. Jouer à être elle comme un enfant joue à l’adulte. Allais-je découvrir les dessous de son expression impénétrable? Les draps étaient propres, bien qu’élimés. Une odeur de lavande s’en dégageait.» (p.8)

 

Un écartèlement du temps, une manière d’échapper à la linéarité avec tout ce que cela comporte de possibilités. Voilà qui est troublant et inquiétant. Ne sommes-nous que des coquillages vides que l’on remplit en pillant la vie des autres?

 

TITRE

 

Et puis cette nouvelle qui coiffe le recueil : Un écureuil dans le piano. Oui, le petit animal se réfugie dans un grand piano, mais ce n’est pas ce qui importe. La bête, dans la maison, terrorisée, déclenche une étrange réaction chez Juanita, qui a pourchassé l’intrus avec une virulence étonnante. L’autre encore une fois qui intervient dans l’espace du personnage et bouscule tout.

 

«L’affolement du rongeur reprit de plus belle. Il s’élança dans la pièce, courut sur les meubles, s’accrocha aux cadres, dont certains tombèrent au sol. La vitre protégeant une des œuvres de Carmen éclata en mille morceaux. Enfin, il fonça vers le piano à queue et se réfugia sous le couvercle. Juanita s’élança vers l’instrument, s’assit à son banc et se mit à taper sur les touches avec fureur comme l’eût fait une musicienne possédée par un esprit démoniaque. Sans arrêter de jouer, elle souleva ses fesses du siège et inclina son corps vers l’avant pour observer l’animal gigoter sur les marteaux percutés. C’est alors que son regard croisa celui de l’écureuil; ses petits yeux bruns, sans malice, n’exprimaient rien d’autre que la peur. Une peur totale.» (p.24)

 

LIBERTÉ

 

L’écrin des candides met en scène deux êtres solaires, un frère et une sœur, des instinctifs qui transforment tout en beauté. Elle, en réalisant des dessins et des fresques dans les ruelles de son village, et lui en explorant le monde en saltimbanque, se servant de son corps comme d’un instrument de musique. C’est magique, pareil à un texte de Gabriel Garcia Marquez qui se moque des lois de la physique et de la logique. Réflexions sur l’art, l’originalité et la cupidité de certains qui osent tout pour faire des sous. 

 

«Lorsqu’elle atteignit enfin la rue, elle vit au loin ses enfants rire et danser. Une vague de fierté remonta de ses pieds jusqu’à sa gorge et remplit ses yeux de larmes. Milena et Anselmo étaient libres, ni tristes ni amers; ils étaient vivants, artificiers de leur émerveillement, créateurs d’osmoses magiques.» (p.62)

 

C’est ça l’important : inventer des espaces de bonheur et de joie, se moquer des intentions malveillantes. Un travail perpétuel, en particulier dans notre ère actuelle, où l’intime et le personnel se glissent sur la scène publique grâce aux médias sociaux. Que dire de La morsure du chaos qui nous fait voyager au Japon, où tout est parfait à première vue, où tout est harmonie et beauté? C’est peut-être un masque ou une façon de tourner le dos à la dureté du monde. Pourquoi l’irritation et ce malaise de la narratrice devant ces paysages conçus par des arpenteurs? Peu à peu, la surface se fendille et tout bouge autour de nous. 

 

«La domestication du sauvage la terrifiait bien plus que son contraire. La propreté irréprochable qu’elle observait depuis le début de son séjour commençait à l’agacer. Jamais un graffiti sur une façade pour revendiquer une idée ou exprimer une vision qui nargue la loi, jamais un trognon de pomme lancé négligemment dans le caniveau, jamais un résidu quelconque pour témoigner de la vie délinquante, jamais un sans-abri trimballant son barda ou allongé dans un parc. Où se cachaient ces voix blessées, révoltées, discordantes?» (p.113)

 

En fait, Marie-Ève Nadeau nous entraîne dans les failles du quotidien pour aller au-delà des apparences. Nous passons du monde visible à celui qui se dissimule derrière les paravents, celui qui se fissure et révèle les ratés et les manques. Toutes ces choses négligées, ces coquilles qui se retrouvent sur le sable et qui témoignent d’une vie, de drames qui ne demandent qu’à faire surface.

Il y a une cruauté, des obsessions, la méchanceté qui écrasent souvent l’innocence de ceux et celles qui ne peuvent se défendre. 

Naëlle, par exemple, perd son identité dans une famille d’HaïtiSon travail d’aide-ménagère devient un enfer pour celle qui y laisse sa peau. 

Marie-Ève Nadeau nous fait voir autrement nos contemporains, leurs rêves, leurs aveuglements, leurs incartades et aussi parfois leur réussite, quand ils parviennent à se réfugier dans la paix et le silence. Un univers en mouvement où la folie et la raison se toisent, un monde de certitudes où l’homme et la femme doivent, avant tout, demeurer fidèles à eux-mêmes pour ne pas être avalés. Tout est apparence dans Un écureuil dans le piano et les masques finissent toujours par se briser pour révéler des vérités qui donnent des frissons dans le dos. Et surtout, les objets que nous accumulons restent des témoins. Il suffit de les regarder et d’entendre ce qu’ils ont à nous souffler à l’oreille. 

J’aime l’écriture de cette écrivaine, sa façon de peindre un monde à grands traits, un univers avec ses ratés et ses duperies. D’une justesse admirable. Une quête de sens, d’équilibre qu’un rien peut faire basculer.

 

NADEAU MARIE-ÈVE : Un écureuil dans le piano, Éditions Mains libres, Montréal, 204 pages.

https://editionsmainslibres.com/livres/marie-eve-nadeau/un-ecureuil-dans-le-piano.html 

jeudi 4 juillet 2024

L’ENFANCE VUE PAR HUGUES CORRIVEAU

HUGUES CORRIVEAU a publié plus d’une trentaine d’ouvrages, et ce dans tous les genres connus. Romans, nouvelles, poésie et essais.« Autour de l’enfance », son huitième recueil de nouvelles, nous offre vingt-neuf textes. Quelques-uns ont paru ici et là dans des revues entre 2002 et 2017, mais l’auteur nous réserve des inédits qui nous entraînent dans ces moments qui enchantent ou horripilent.

 

L’univers de garçons et filles en deux mouvements. Pendant un peu plus de la moitié du livre, l’écrivain explore le «Côté clair» de cet âge où tout peut arriver, surtout l’émerveillement qui habite ces âmes qui voient tout de façon inattendue. Dans la deuxième partie, le «Côté obscur» fait surface. Corriveau pointe ces adultes qui plongent les jeunes dans un enfer qui les détruit et les marque à jamais.

Certains enfants créent des mondes qui nous entraînent dans une autre dimension. Le petit Léopold récolte des morceaux de verre usés par le temps, les marées et les vagues de la mer qui travaillent comme un orfèvre. Les plus beaux éclats, ils les donnent aux curieux qui circulent et cherchent peut-être une manière de retrouver un émerveillement qu’ils ont perdu quelque part en devenant trop sérieux.

 

«Ces larmes de verre ont une propriété magique, et il l’a bien compris, elles consolent les personnes tristes. C’est pour elles que le petit Léopold ramasse les larmes de sirène, puis les offre à ceux et celles qui se languissent dans leur promenade et ne savent que faire de leur âme errante.» (p.12)

 

La fantaisie de l’enfance prend toute la place dans ces courts textes et donne à un tesson de bouteille un pouvoir magique. Cette partie du recueil de nouvelles enchante, fascine et nous entraîne dans un monde de tous les possibles.

Et quoi de mieux qu’un livre et la lecture d’une histoire pour stimuler une imagination effervescente qui ne demande qu’à être interpellée pour s’aventurer dans la forêt du rêve et du fantasme? Thomas l’a vite compris et son livre lui permet de fréquenter tous les sentiers, surtout d’échapper à la banalité du quotidien.

 

«Les livres sont des clés pour sortir de table ou rester à la maison ou ne pas jouer dans le soleil terrifiant. Les livres sont des sourires qui s’ouvrent, ils ont des pattes et des têtes et des chapeaux. Les sons prennent des formes pour raconter les grenouilles et les baobabs. On a le goût, après, de prendre ses crayons à colorier et de dessiner des millions de lignes et de se jeter dans la gueule des couleuvres.» (p.14)

 

Y a-t-il plus belle façon de décrire la lecture et les livres?

 

CONTE

 

On peut aussi avoir la chance d’avoir une grand-mère qui possède le pouvoir d’endormir les jeunes marmottes et surtout qui charme ses petits-enfants en les entraînant dans des récits qu’ils écoutent avec ravissement. Des moments uniques où les mots s’ouvrent comme des fleurs de pivoine et prennent toutes les formes pour créer des espaces où il fait bon s’aventurer et respirer. Corriveau nous fait faire un bout de chemin avec Jules le solitaire, nous attire dans la bulle d’Élie et Éloi, des jumeaux qui sont à la fois l’un et l’autre.

 

«On ne peut jamais dire qui d’Élie ou d’Éloi mène les jeux, tient tête, tellement la main de l’un prolonge le geste de l’autre, la marche de l’un s’inclinant à gauche ou à droite quand l’autre dévie, repris par l’autre, le ramenant, le sauvant. Ils s’aiment tellement que cet unisson crée des musiques aux oreilles, tend les muscles qui tombent dans le lit de la nuit, seul corps pour que les rêves passent de l’un à l’autre sans plus de cérémonie que leurs longs baisers de “bonsoir-bonne-nuit” au moment de sombrer.» (p.30)

 

L’ENVERS

 

Le «Côté sombre» nous pousse dans un milieu dur où les enfants sont les proies d’adultes qui ne pensent qu’à satisfaire des pulsions sordides. Ces ogres piétinent tout ce qu’il y a de merveilleux dans l’univers des petits en les manipulant par le mensonge et la violence. Ils les détruisent peu à peu, violent leur faculté d’étonnement, leur capacité de transformer leur monde en véritable conte où tout est possible et beau. 

Ces enfants basculent dans la plus effroyable des solitudes, oublient les rires et le désir de s’installer dans l’avenir. Ils sont marqués à l’âme par ces hommes et plusieurs n’arriveront jamais à s’en remettre. 

 

«Abandonnée.

Elle est sans l’autre qu’elle ne peut pas nommer, ne veut pas, ne crie pas, ne sanglote pas, hébétée par cette solitude dans les tiges. Elle refuse de sentir le mal en bas du ventre, dans son dos, partout, gluant dans sa bouche, sur les joues, dans ses cheveux collés à la terre boueuse des racines.

Elle sait qu’elle saigne, qu’elle baigne, qu’il y a une minuscule mare autour d’elle sentant le fer et la plaie des coupures qu’il faut lécher pour les assécher.

Elle ne se relève pas. Elle ne se relèvera jamais.» (p.87)

 

Je ne peux que penser au récit terrible de Daniel Barbeau-Gagnon qui, dans Les ténèbres de l’omerta, nous plonge dans un enfer qui laisse sans voix. Comment imaginer que des parents agressent leur fils pour satisfaire des pulsions maladives

 

QUOTIDIEN

 

Un garçon solitaire et fragile connaît le «taxage» à l’école, une violence de tous les instants avec la domination des grands sur les plus vulnérables. Il ne reste alors qu’à fuir pour se glisser dans un autre monde. 

La méchanceté aussi de certains enfants qui ne savent que blesser et faire souffrir m’a beaucoup perturbé. Certains semblent avoir le mal incrusté en eux dès leur premier souffle. Raphaëlle, par exemple, avec sa cruauté angélique, est particulièrement troublante. 

Tous les bambins ne naissent pas bons et porteurs d’enchantement. Certains ne pensent qu’à meurtrir, n’ayant peut-être pas appris les mots pour rejoindre les autres. Tout ça à cause d’adultes qui ferment les yeux devant des gestes horribles.

Mais rien ne se compare à ce qu’Eulalie subit jour après jour, victime de son père, un pervers inqualifiable. Hugues Corriveau donne une figure au mal dans cette courte nouvelle intitulée : L’Eulalie à son papa. Avec Le jour du père, il décrit l’inceste, la manipulation et les agressions que des obsédés se permettent au nom de l’amour. 

 

«Le père qui est parfois couché sur la mère, à côté parfois de la mère, parfois dans le lit de Paul que le père trouve si chaud, si tendre, si beau, près de Léonard aussi, parfois, rempli de baisers mouillés. Ils sont dans l’énigme de l’amour fou du père pour eux et pour la mère qui pleure souvent dans ces temps d’égarement.» (p.90)

 

Ou ce vieil homme qui aime les petits garçons, surtout ceux qui portent des culottes courtes. Tout ça avec la complicité et l’aveuglement de sa mère.

 

«Fais-moi plaisir, lui répète sa mère. Ton grand-père vient expressément pour toi.

Simon entend bien. Le grand-père… expressément pour ses cuisses nues, pour lui mettre, comme d’habitude, la main entre les jambes, pour lui dire que “tu es bien doux, mon lapin!” ». (p.95)

 

Ou encore Marie-Anne, une jeune fille confinée à son lit et à son fauteuil roulant. Inerte comme une pierre, figée tel un bout de bois qui dépend des autres pour tous les gestes de la vie quotidienne. Elle n’est qu’un objet que ses proches manipulent et déplacent selon les heures du jour. Quel karma que de ne pouvoir bouger et être autonome! La plus terrible des situations, le corps qui devient une geôle d’où elle ne pourra jamais s’échapper

 

«Elle ne ferme les yeux qu’à la dernière seconde. Par réflexe. Pour ne pas comprendre sur le champ que jamais plus elle ne remarchera. Que jamais plus elle ne pourra rien serrer dans ses mains. Que jamais plus les compétitions de course à pied où elle excelle. Que jamais plus.» (p.113)s

 

Autour de l’enfance, c’est l’émerveillement et l’enchantement, la grâce et le mal qu’incarnent souvent les adultes. Hugues Corriveau nous entraîne dans ces milieux par petites touches, délicatement je dirais et dresse un portrait de société assez unique. 

Cette lecture m’a étourdi. 

L'écrivain nous décrit l’enfance dans ce qu’elle a de magnifique et d’exaltant tout comme il nous plonge dans l’horreur où des jeunes sont réduits à l’état d’objets. Ces horreurs font souvent les manchettes des médias. Le mal s’enracine partout comme le merveilleux fleuri avec les pommiers et les cerisiers au printemps. Ce recueil de nouvelles présente l’envers et l’endroit de l’enfance avec une justesse déconcertante. 

 

CORRIVEAU HUGUES : Autour de l’enfance, Éditions Mains libres, Montréal, 139 pages.

 https://editionsmainslibres.com/livres/hugues-corriveau/autour-de-l-enfance.html

jeudi 4 avril 2024

COMMENT FUIR LA FRÉNÉSIE ACTUELLE

FAUT-IL se débrancher des bidules qui happent tout notre temps, s’isoler pour faire le ménage dans sa tête? Bertrand Laverdure tente l’aventure dans Opéra de la déconnexion. Comment y arriver dans une société où tout le monde circule avec un téléphone greffé à la main? Tous raccordés et sous perfusion. Le cellulaire, la tablette et les clics en continu nous hantent et nous excitent. Résultats : une population d’intoxiqués aux «likes», aux informations et aux rumeurs erronées, capable d’un lynchage en règle quand une personnalité effectue un faux pas, à aduler un semblant de prophète qui harangue les foules et vend des bibles pour payer ses frasques.

 

Bertrand Laverdure cherche à s’installer dans sa tête pour penser et ne pas être continuellement en réaction à des messages futiles ou encore des images qui nous poursuivent parce que des algorithmes ont décelé un intérêt pour certains sujets. Je suis envahi par des vidéos mettant en scène les chats sur Facebook. C’est vrai que j’aime les félins, mais pas au point de passer ma journée à suivre leurs facéties dans de courtes séquences.

 

«Ce qu’il veut, c’est écrire dans un monde sans médias, sans prises de parole continues, sans répliques, sans réclames, sans nouvelles du monde et des autres, sans rires imposés, sans tragédies humaines suçant son sentiment d’impuissance et son bredouillement de soi, sans les coupures infinies sur l’hébétude culturelle. Il ne veut pas le silence, impossible à atteindre, mais se donne comme défi de réduire les bruits parasites qui lui rappellent constamment sa vétusté d’atome critique. Il veut mourir au sous-sol refait de l’édifice littéraire.» (p.58)

 

Comment se couper des sons et du « murmure marchand » qui nous pourchassent partout, des écrans qui captent l’attention?

Le silence fait peur. Il l’a toujours fait. Nous avons réussi à le traquer, à l’éliminer de tous les espaces publics. Il doit y avoir une musique, une trame sonore qui nous suit comme dans les films, des paroles, des incitations à consommer et à se procurer le dernier véhicule électrique en vogue pour être un aventurier heureux. 

J’ai le vertige devant la télévision ou quand je tente d’écouter la radio. Au petit écran, le camion gruge l’espace de presque toutes les émissions qui pourraient être intéressantes. (Je ne pense pas aux chaînes spécialisées et libres du monde marchand) Des gens, autant de gars que de filles, de minorités visibles, foncent à toute vitesse sur des routes de campagnes, plongent dans l’eau et la boue, polluent et souillent l’environnement. C’est ça vivre, mettre du RAM dans sa vie. Et qu’apprendre des remplisseurs de vides (ceux que l’on nomme encore animateurs à la radio) qui parlent à une vitesse qui donne le vertige? Je me demande tout le temps comment ils font pour respirer ces agitateurs, ce qu’ils disent quand ils s’intéressent à la dernière nouvelle des réseaux sociaux. Ils nous mitraillent avec leur langue marmonnée, lisse et à peu près incompréhensible.

 

RETOUR À SOI

 

Pour créer, être soi, vrai et authentique, l’écrivain cherche à se couper de ce bourdonnement et à se brancher sur la petite voix qui repose en lui et qui risque d’être étouffée par la cohue. Cette voix que l’on traque de toutes les manières possibles et que l’on assassine dans notre rage de consommation. Personne ne s’entend penser dans la rumeur des lieux publics. Moi qui vis dans une forêt, là où l’on peut écouter les cris de la corneille, les rires de la mésange et la complainte de la sittelle, un endroit où le renard me visite régulièrement pour me dire bonjour, je suis protégé de cette cavalcade. Oui, je sais, je suis déphasé et je passe trop de temps le nez dans les livres. C’est peut-être pourquoi j’aime la quête de Bertrand Laverdure.

 

«D’abord et avant tout, écrire un opéra sur la déconnexion. Mieux comprendre l’effet de la mise au rancart de ce qui vient nous distraire avec componction, bienveillance, rappels fréquents, saluts amicaux et barge à émotions consuméristes. La foule ouvre les valves d’un barrage à retenue. Nous vivons dans la société de l’intérieur émotif magnétisé. L’intangible des traumatismes est devenu l’unique cryptomonnaie.» (p.86)

 

L’écrivain trouve des maîtres dans l’art de la déconnexion. Olivier Messiaen, musicien et compositeur du Quatuor pour la fin du temps et Olga Tokarczuk, une psychothérapeute et auteure d’origine polonaise, lauréate du prix Nobel en 2018. Une femme qui a choqué, secoué les conventions et provoqué les bonnes âmes. Elle a reçu des menaces de mort comme cela se fait pour un oui ou un non de nos jours. Une dissidente, une vraie, une marginale et une penseuse libre. 

Laverdure s’attarde surtout à Olivier Messiaen et à son Quatuor pour la fin du temps. Une musique écrite dans un stalag de Silésie en 1940, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Une pièce en huit mouvements pour violon, violoncelle, clarinette et piano. Créer une œuvre semblable, dans des conditions à peine imaginables, est un exploit. Une instrumentation saisissante où les virtuoses cherchent à se rejoindre pour faire un tout, comme s’ils étaient prisonniers de l’époque et de l’espace. Ils parviennent à l’harmonie à deux reprises seulement lors de l’interprétation. Oui, l’harmonie n’est pas chose normale et naturelle dans un monde concentrationnaire où toutes les pulsions et libertés sont niées. J’écoute Messiaen avec un pincement au cœur. Toujours.

 

«La musique est une porte invisible vers ce que vous voulez. C’est-à-dire tout ce qui n’est plus la loi, l’usure physique et mentale, l’abrutissement sisyphéen des demandes de tous et l’ennui des tâches quotidiennes. La musique fait un trou dans la grisaille rude des camps de prisonniers.» (p.82)

 

Quelle entreprise singulière que celle de Bertrand Laverdure! Et quelle réflexion nécessaire dans le monde de maintenant, où le silence a été traqué par la rumeur! Il y a peut-être encore des lieux où il est possible de s’abriter, d’écouter le silence qui peut devenir inquiétant quand on a oublié ce qu’il était. Il reste peut-être quelques églises laissées à l’abandon, ces lieux de calme et d’attente. Des refuges dans ce «murmure marchand» qui vous anesthésie comme l’a si bien dit Jacques Godbout. 

 

PAROLES

 

Bertrand Laverdure parle juste, dans Opéra de la déconnexion, prône un retrait pour s’installer dans sa pensée, son être et sa propre individualité, pour retrouver les mots pour le dire. C’est tellement important et nécessaire cette reprise de soi, cette quête du silence qui porte la réflexion et l’originalité.

Faut-il se dépouiller de tout, se centrer sur soi pour créer, marcher dans la marge comme Olga Tokarczuk qui ose contredire ceux qui ont tout intérêt à maintenir le brouhaha qui fait bouger les populations dans une même direction?

Je pense à ce qui se passe aux États-Unis pendant une campagne électorale étrange où le mensonge et la manipulation tiennent le haut du pavé. Un scrutin en novembre prochain qui va décider de la démocratie ou de ce qui en reste dans le pays d’Abraham Lincoln. 

 

REFUGE

 

Il faut couper le courant pour trouver un espace où se dire, pour cerner l’être en soi qui cherche à s’épanouir. Olivier Messiaen l’a fait dans une indigence incroyable, dans un camp où la mort était omniprésente. Il a créé une musique qui voulait mettre fin au temps de la pensée unique, aveugle et sourde, au temps de la folie, de la démence, de la propagande et des slogans qui anesthésient le cerveau pour aller vers un monde éthéré et libre. 

Un livre percutant, iconoclaste de Bertrand Laverdure, nécessaire, essentiel pour ceux et celles qui n’ont pas la cadence dans une société de plus en plus bruyante et imprévisible. Laverdure refuse de se faufiler dans ces médias hantés par les clics et les «j’aime».

Je préfère lire Bertrand Laverdure et m’émerveiller de la présence des oiseaux qui se font plus rares, dirait-on. Ou encore de l’écureuil toujours un peu étrange dans sa façon de bouger et de s’imposer dans mon environnement.

 

LAVERDURE BERTRAND : Opéra de la déconnexion. Éditions Mains Libres, Montréal, 114 pages.

https://editionsmainslibres.com/livres/bertrand-laverdure/opera-de-la-deconnexion.html