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dimanche 15 mars 2015

Je reste un inconditionnel de Jacques Poulin


JE NE SAIS PLUS quand j’ai lu Jacques Poulin pour la première fois. Peut-être était-ce Le cœur de la baleine bleue en 1970. Je lisais tout ce que les Éditions du Jour publiaient alors. Ce fut le coup de foudre et depuis, j’attends avec impatience une nouvelle parution de cet écrivain discret, soucieux de son intimité et qui fait tout pour ne pas se retrouver sur le devant de la scène littéraire. Peut-être pour ne pas faire ombrage à Jack Waterman, son double. Pendant mes années comme administrateur du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean, le gouvernement du Québec demandait des suggestions avant de choisir les lauréats du prix Athanase-David. Nous avons recommandé Jacques Poulin année après année jusqu’à ce qu’il obtienne ce prix en 1995.

Une quatorzième publication en presque cinquante ans d’écriture pour Jacques Poulin. Une manière de retrouvailles chaque fois, de pèlerinage. Nous retrouvons un lieu, le vieux Jack qui écrit ses livres en prenant son temps, en cherchant la petite musique qui le porte vers une autre phrase et donne sens à son existence. Il a mal au dos, écrit debout, reste discret et attentif aux gens autour de lui même s’il reste un peu sauvage et qu’il ne se lie pas facilement. Il hante un secteur précis de la ville de Québec et son grand dépaysement consiste à s’exiler à l’île d’Orléans quand il a besoin de solitude. Une vie tranquille comme le fleuve qui pousse vers la mer et l’écrivain de Trois-Pistoles qui est tout son contraire.
L’œuvre de Poulin se présente comme une forme d’autobiographie fictive qu’il ne cesse de peaufiner et de pousser dans différentes directions. Toujours en demeurant sensible à ce qui l’entoure, particulièrement les jeunes femmes. Son personnage vit en solitaire et ne semble pas fréquenter d’amis. Il est fidèle à sa famille et ils lui rendent bien. J’ai appris à aimer la Grande Sauterelle ou encore Petite Sœur qui protège son grand frère. Il y a eu Mistassini, Marine la traductrice, Marie dans La tournée d’automne, Nathalie et Kim. Chaque roman amène un personnage féminin qui se ressemble d’une fois à l’autre et qui, peut-être, devient de plus en plus jeune.
Dans Un jukebox dans la tête, Jack Waterman se fait piéger, si l’on peut dire, par une jeune femme qu’il croise dans l’ascenseur. Une rousse avec des taches. Une lectrice qui garde ses romans dans son cœur. Comme si l’écrivain fantasmait sur une lectrice. Non pas une lectrice de son âge, mais une jeune qui permet à l’écrivain de franchir les barrières des générations et peut-être connaître une certaine pérennité.

Pourtant, dans l’ascenseur, elle m’avait paru très séduisante, même si, après l’avoir regardée une seconde, j’avais tout de suite baissé les yeux à cause de l’émotion provoquée par ce qu’elle venait de dire. La petite phrase avait percé ma carapace, à la manière d’une flèche, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. (p.10)

Le contact est chaleureux, du moins en esprit, le temps d’un fantasme, d’un bonheur discret comme un effleurement ou un regard. Il ne se passe jamais grand-chose. Du moins avec le temps, ce sont des amours platoniques où Jack a de plus en plus de mal à oublier son âge devant une jeune femme qui pourrait être sa fille. Il se satisfera de rapprochements, de moments intimes et d’effleurements.

En fait, j’avais un drôle de comportement avec les femmes du quartier. J’étais très attaché à Carole, une caissière de l’Intermarché qui pourtant ne me connaissait pas et ne m’adressait la parole que pour me dire bonjour et au revoir. De l’autre côté de la rue, à la Société des alcools, il y avait une fille dont je ne savais même pas le prénom, mais que j’aimais beaucoup ; elle me répondait en souriant quand je lui demandais où les commis avaient déménagé, encore une fois, le muscat de Samos. Et, à ma façon, j’étais amoureux d’Isabelle, qui travaillait à la grande bibliothèque de Saint-Roch où j’allais souvent emprunter des livres pour le simple plaisir de la voir. (p.17)

Vous avez compris : tout se passe dans la tête de l’écrivain. Quand on choisit de vivre par les mots, peut-il en être autrement ?

AVENTURE


Il faut une tension dans un roman qui emporte le lecteur et le retient. Poulin connaît les trucs du métier. Il se permet même de donner certains conseils. Il invente une intrigue souvent un peu invraisemblable et il ne faut pas compter sur lui pour boucler l’histoire comme on le fait dans un roman policier. Il y a un vilain, pas vraiment méchant, un personnage trouble et Jack Waterman se retrouve dans la peau du héros qui doit sauver la victime. Il n’y arrivera pas et son aventure se termine en queue de poisson. Ce n’est pas cela l’important chez Jacques Poulin.
Il y a sa manière de raconter simplement qui vous donne l’impression d’être le seul à recevoir ses confidences, à pouvoir le lire en se penchant par-dessus son épaule, à l’entendre respirer, hésiter et puis placer un mot pour avancer un tout petit peu dans son histoire. Tout comme il le fait quand il sort pour aller chercher le journal ou marcher dans la ville de Québec qu’il connaît bien. Un pas, encore un pas et surtout un regard pour surprendre le soleil sur un mur de pierres ou une fleur perdue dans un pot devant un café. Il y a aussi les boutiques et le fait de voir un de ses livres dans la vitrine d’une librairie reste un grand bonheur.

LECTEUR

Poulin est un lecteur et il a ses préférés, trouve toujours le moyen de parler un peu d’Ernest Hemingway qui est comme son contraire. Autant l’Américain était extravagant et capable de toutes les pirouettes pour épater la galerie, autant Poulin passe inaperçu dans la foule. Quant à Gabrielle Roy, elle était aussi sauvage que lui. C’est comme une grande sœur en écriture.

Je lisais, pour la deuxième fois, la très touchante autobiographie de Gabrielle Roy, La détresse et l’enchantement. Certains passages que je n’avais pas remarqués à la première lecture retenaient à présent mon attention. En particulier les endroits où elle parlait des efforts qu’elle faisait pour écrire de la fiction. Par exemple, en page 137, après avoir déploré la piètre qualité de ses textes, elle ajoutait : Parfois une phrase de tout ce déroulement me plaisait quelque peu. Elle semblait avoir presque atteint cette vie mystérieuse que des mots pourtant pareils à ceux de tous les jours parviennent parfois à capter à cause de leur assemblage comme tout neuf. (p.28)


Je me souviens de l’avoir croisé une fois dans un salon du livre. Il y vient parfois, du moins il y venait. Je m’étais procuré son dernier titre pour le faire dédicacer. J’ai déjà raconté cette rencontre dans une chronique en 2006. Pourquoi pas y revenir ? On ne cesse de se répéter et ce n’est pas Jack Waterman qui va me contredire.
J’étais prêt à discourir sur ses romans, mais j’ai vite senti qu’il était mal à l’aise derrière la petite table. Il écoutait d’une oreille distraite. Il a signé tout simplement : À Yvon avec mes salutations amicales Jacques Poulin, novembre 89. Je suis reparti avec mon livre sous le bras, un peu déçu. Cela ne m’a pas empêché de me réconcilier avec lui quand j’ai lu Le vieux chagrin. J’ai souvent regardé cette dédicace. Une petite écriture toute simple et une calligraphie qui permet de saisir la phrase au premier coup d’œil. Pas de gribouillis à peu près impossible à déchiffrer comme c’est souvent le cas quand on chasse les dédicaces dans un salon du livre.

HISTOIRE

Dans Un jukebox dans la tête, on pourrait se mettre à tiquer sur les personnages. Mélodie reste un peu vague. Rien n’est clair dans son histoire et on ne saura jamais si elle ment ou si elle dit la vérité. Elle raconte les foyers d’accueil, une escapade et sa réclusion chez un bouncer. Une histoire de chats d’abord. Il y a toujours des méchants chez Poulin. Il y a eu une agression, mais elle s’en est sortie plutôt bien. L’homme la poursuit pour des raisons qui resteront obscures. Peut-être est-ce simplement un fantasme. Jack est très attiré par Mélodie. Il écoute, se plaît à la regarder, à être avec elle, l’attend même si ça perturbe son travail d’écrivain.

Tandis qu’elle parlait, son épaule de temps en temps frôlait la mienne et je sentais que son corps était secoué de frissons. Même si nous n’avions pas le même âge, je frissonnais avec elle. Et pourtant, je reste le plus souvent enfoncé, emprisonné en moi-même, et je ne suis pas doué pour la communication. (p.44)

L’aventure ne durera que le temps du roman. On ne saura pas ce qui arrive au videur de bar et ce qui s’est produit réellement. Mélodie retourne dans cette Californie si chère à Poulin, son pays de rêve et de fantasmes, ce lieu rêvé où il a séjourné et qui continue de le fasciner.

UNIVERS

Ce que j’aime chez Poulin, c’est sa tendresse, son humanisme, son attention aux petites choses de la vie. Il prend le temps de décrire la tisane qu’il prépare, la couleur des montagnes qu’il voit de sa grande fenêtre. Il analyse parfaitement les manies d’un célibataire qui tient à ses rituels autant qu’à ceux de l’écriture. Ses habitudes de se coucher tôt et d’écrire sans que rien ne vienne le perturber. C’est ce côté héros de la vie ordinaire qui me fascine, ces petites choses, ces bouts de phrases qui restent en suspend et qui font apprécier le temps présent. Poulin a l’art de trouver du merveilleux dans les gestes du quotidien. Il suffit d’un regard, d’une jeune fille un peu égarée qui sourit et tout recommence : la tendresse, les confidences, les murmures, le bonheur d’être avec quelqu’un qui vous écoute et se confie. Le rêve du grand amour, de la fusion, du partage amoureux surgit même si Jack Waterman n’est pas dupe. Il sait que tout est éphémère et qu’il vit une embellie dans une existence qui ne changera pas. Oui, j’aime cette chaleur humaine, cette amitié, cette beauté que l’écrivain sait toujours voir autour de lui, même dans les êtres qu’il veut un peu troubles et qui n’arrivent pas à nous effaroucher. Je reste un inconditionnel de Jacques Poulin même si plus jamais je n’irai lui demander une dédicace. Et il faudrait bien que je me fasse plaisir un jour, que je rassemble tous ses livres pour les lire les uns à la suite des autres, comme un seul grand roman.

Un jukebox dans la tête de Jacques Poulin est paru aux Éditions Leméac, 152 pages, 20,95 $,