Nombre total de pages vues

Aucun message portant le libellé Beaulieu Étienne. Afficher tous les messages
Aucun message portant le libellé Beaulieu Étienne. Afficher tous les messages

vendredi 19 septembre 2025

QUI LIT ENCORE DES ESSAIS AU QUÉBEC

ÉTIENNE BEAULIEU n’y va pas par quatre chemins dans «Un essaim de poussière» où il parle de l’essai et le défend envers et contre tous. Selon lui, ce genre littéraire n’a pas la place qui lui est due dans notre monde des lettres. Il se demande pourquoi la fiction occupe le haut du pavé et qu’elle fait courir les foules dans les salons du livre. Surtout que les prix importants se multiplient pour le roman, le théâtre ou la poésie quand l’essai est laissé pour compte. Il y a des gratifications consacrées à ces ouvrages, bien sûr, mais elles restent dans l’ombre. C’est peut-être vrai, mais l’essai a ses ténors. Je pense à Serge Bouchard, Gérard Bouchard et Mustapha Fahmi, Frédérique Bernier et Sara Danièle Michaud pour n’en nommer que quelques-uns. Beaulieu répète que cette réflexion (merci à Michel de Montaigne de l’avoir imaginée) est cruciale dans un monde qui claudique et qui ne sait à quoi s’accrocher pour inventer l’avenir et contrer la catastrophe du présent.

 

Étienne Beaulieu raconte sa «collision» avec l’essai quand il était étudiant, lors d’une visite au Colisée du livre de Québec pour se procurer des lectures à bas prix. Il fouillait dans les bacs de bois poussiéreux où tous les volumes gisaient dans un désordre et un fouillis fascinants. Il y avait bien quelques affichettes pour identifier les romans, le théâtre ou la poésie, mais l’essai demeurait invisible dans la galaxie des écrits oubliés. Il allait à l’aventure, sans savoir sur quoi il allait tomber, ouvrant un bouquin ici et là, au hasard, s’accrochant à une phrase qui lui donnait le goût d’extirper un ouvrage du chaos. 

Tout se mélangeait, sans hiérarchie et vedettes, autant le travail d’un écrivain nobélisé que celui du plus obscur des poètes qui avait confié son recueil à une petite maison d’édition qui avait duré le temps d’une gloire du matin et qui n’avait jamais eu droit à une ligne dans un journal ou une revue. Tout était à 1 $ sans discrimination et sans favoritisme. 

Tous pour un et un pour tous. 

Égaux dans la poussière et le silence. Il y a quelque chose de fascinant dans ces lieux. J’ai fait comme Étienne Beaulieu et j’ai passé des heures à fouiller ici et là pour trouver «mon livre», celui que je rapportais chez moi, lui donnant une autre chance de vie. 

 

«Un jour, je tombe sur un livre intrigant dans la belle collection “Nénuphar” de chez Fides, la couverture est sale et toute plissée. Qu’est-ce que c’est que ce truc? Ça n’a pas l’air d’être de la poésie, que je lisais presque exclusivement. Ce n’est pas non plus un roman, ni du théâtre, le titre est bizarre et ne me dit rien : La ligne du risque. L’auteur m’est inconnu, un certain Pierre Vadeboncoeur, dont le nom me fait penser à un soldat obscur de l’époque coloniale. Les grosses pages blanches ont une texture un peu pâteuse. J’ouvre au hasard et un passage me saute au visage (il faudrait faire entendre ici le roulement des r, le léger nasillement des années 1950 et tout le crépitement des vieilles ondes radio): “Borduas fut le premier à rompre radicalement. Sa rupture fut totale. Il ne rompit pas pour rompre; il le fit pour être seul et sans témoin devant la vérité. Notre histoire spirituelle recommence à lui.” J’ai été foudroyé. J’avais 17 ans…» (p.10)

 

Une sorte de chemin de Damas pour l’étudiant qui découvrait une parole, un texte qu’il recherchait sans doute inconsciemment, qu’il pourrait apprivoiser aussi quand il aurait l’audace de se lancer dans l’écriture. 

 

«Tout était là, donné d’un seul coup d’un seul que j’allais mettre des décennies à digérer lentement : la rupture, la voix, la solitude, la recherche de vérité, l’élan spirituel, voilà ce qu’est un essai.» (p.11)

 

Une prose impossible à confiner dans une catégorie sans que ça déborde et échappe aux contraintes et à toutes les définitions. Le mot le dit : c’est une tentative dont on ne peut prévoir les bonds. Une expérience avec ses risques et périls. Une forme qui s’abreuve à toutes les sources. C’est pourquoi ce genre d’écrit est si difficile à cerner, même si Beaulieu tâche d’y arriver tout au long de son ouvrage. Une prose caméléon qui prend toutes les apparences.

 

SON LIVRE


Il y a des livres qui nous attendent. Pour moi, ce fut «L’homme unidimensionnel» d’Herbert Marcuse. J’étais à l’université, étudiant en littérature française; autant l’avouer, la plupart de mes cours m’ennuyaient. La grammaire comparée, la phonétique, c’étaient sans intérêt pour moi. J’avais surtout l’impression de régresser dans ces cours où je devais reprendre des ouvrages lus déjà depuis longtemps. Depuis la fin du primaire, j’étais un coureur de livres qui aimait l’aventure, les découvertes, la poésie de Guillevic, d’Alfred Desrochers, les romans de Jean Giono qui me troublaient avec ceux d’Henri Bosco. 

Je n’avais pas beaucoup d’argent à Montréal, mais j’allais souvent à la librairie pour trouver de quoi pour la semaine avant de passer à l’épicerie. Avec «L’homme unidimensionnel», j’ai dû me priver de repas ce soir-là, mais cela n’avait pas d’importance. Je me retrouvais dans une terre inconnue et secouais des vérités qui seraient miennes toute ma vie, je le devinais. 

Je l’ai parcouru d’un élan, sans lever les yeux presque, pour recommencer tout de suite en soulignant ici et là, rendant le livre impraticable pour n’importe qui. Trois, quatre fois certainement avant de me redresser dans un matin tout rouge et étourdi. J’avais oublié les cours, les travaux et les collègues. Marcuse me tenait à la surface de l’eau pour que je respire. 

Le philosophe et sociologue mettait le doigt sur un malaise que je ressentais à l’université. Tous les cours voulaient me confiner dans un moule, me faire devenir un autre parfaitement prévisible quand j’étais fait pour l’errance et la maraude. Il fallait rejeter tout ça pour me trouver, pour écrire de la poésie et parvenir un jour à porter la tuque de l’écrivain. 

J’ai marché les trottoirs de la ville avant de sauter dans le train, avec ma valise pleine de livres, pour retourner dans mon village de La Doré, pour renouer avec ma famille que j’avais trahie en prenant la direction de Montréal au lieu du bois. J’étais un transfuge de classe, monsieur Jean-Philippe Pleau, mais aussi un renégat.

 

PRÉSENCE

 

Étienne Beaulieu a raison. Sur mon blogue, quand je m’attarde à un essai, peu importe le sujet et sa pertinence, je soulève peu de réactions et rarement de commentaires. Ça ne m’empêche pas de m’entêter et de continuer de jongler avec ces réflexions qui donnent des balises dans la course effrénée qu’est la vie. Je ne suis pas un vrai chroniqueur, mais un lecteur qui écrit sur ses lectures.

L’essai est «de la plus haute autorité», comme aurait dit mon ami Victor-Lévy Beaulieu. Il se situe du côté de l’être et de l’âme, du pourquoi et du comment, du cheminement et de l’incroyable aventure de devenir humain.

 

«Mon but dans le présent essai est de rapatrier le mot dans son véritable territoire, de bien le distinguer de la prose d’idées et de lui rendre toute sa force et sa puissance évocatrice sans qu’on ait besoin désormais de lui accoler aucun adjectif, serait-ce même celui de “littéraire”, qu’on prononcerait avec un accent de corvidé grasseyant.» (p.59)

 

Monsieur Beaulieu sait très bien qu’il ne parviendra pas à bousculer la fiction et les témoignages de vedettes aussi éphémères que les météorites. 

Le plus important reste ce moment où à dix-sept ans, un mot l’a accroché et l’a guidé depuis. 

«Rupture».

Quand on rompt avec la société ou avec des manières de dire et de s’interpeller, nous en payons toujours le prix. Monsieur Borduas l’a vécu difficilement. Et je suis demeuré un écrivain de la marge parce que je me suis interdit de porter les habits d’une institution. Je n’ai eu qu’une vocation : celui de la lecture.

 

RÉPIT

 

Le plaidoyer d’Étienne Beaulieu est vibrant, mais il m’a fallu prendre des répits pour me vider l’esprit de tous les tourbillons de cet écrivain. Je suis allé me perdre dans le bois et les dunes pour respirer, être, me rassurer en mettant les mains sur l’écorce d’un pin rouge centenaire ou encore tenter de déchiffrer les confidences des mésanges ou le regard curieux de la renarde qui m’avait suivi dans la plus étrange des discrétions. 

Peut-être que c’est la force de cet ouvrage d’être une sorte d’aimant qui vous ramène toujours à une seule et même question. Cette parole intime, chuchotée dans un lieu retiré où l’on sent la vie bourdonner tout autour. De très belles pages aussi sur la démarche d’Yvon Rivard, dont je viens de lire la réflexion sur la violence. 

Malgré de nombreux retours sur la notion de genre de l’essai, Beaulieu se questionne sur les événements qui nous aspirent, nous font claudiquer, nous gardent souvent à côté du chemin que nous avions choisi de suivre. «Un essaim de poussière» est un livre un peu étrange qui vous attire comme un trou noir. 

Et j’ai recommencé ma lecture depuis la première phrase. «Je me souviens de cette immense salle presque toujours vide…» Je me suis attardé aux passages que je souligne au marqueur jaune. J’ai retraversé les chapitres de Beaulieu en effectuant de grands bonds, m’étourdissant dans son envie de se dire, de secouer le monde, de fouiller dans nos habitudes et les scories de nos écrits. 

Je suis parvenu à me rassurer ou à m’inquiéter encore plus en me demandant pourquoi l’essai fait problème à notre époque. C’est que la pensée est déficiente, le questionnement qui engendre la discussion n’existe presque plus. Nous sommes du temps des assertions et de la proclamation, du vrai et du faux amalgamés. Nous hurlons comme les crieurs autrefois sur le parvis de l’église pour vendre nos opinions. La réflexion lente, le dialogue, la méditation sont obsolètes dans notre monde médiatique et les réseaux de toutes les diffamations. 

Bien sûr que je vais remettre mes pas dans ceux de Beaulieu parce que sa démarche est nécessaire. Il est toujours important de suivre les empreintes de ceux et celles qui prennent le sentier du recueillement. C’est comme ça que nous nous approchons de l’humain qui sommeille en chacun de nous, de cet autre qui ne demande qu’à être réveillé. 

 

BEAULIEU ÉTIENNE : «Un essaim de poussière», Éditions Varia, Montréal, 2025, 168 pages, 26,95 $.

 https://groupenotabene.com/publication/un-essaim-de-poussiere/

 

vendredi 14 octobre 2016

Étienne Beaulieu bouscule nos manières de voir

UN PARC EN PÉRIPHÉRIE de la ville de Sherbrooke, une forêt très ancienne comme celles qui existaient avant l’arrivée des Européens en terre d’Amérique. On le nomme le Bois-Beckett. Il ne s’agit pas du grand Samuel, on s’en doute, et personne n’y attend Godot. Un espace unique dans une ville qui, comme toutes les villes américaines, a tendance à avaler tout l’espace qui l’entoure. Étienne Beaulieu, dans un livre étonnant, nous entraîne dans une réflexion sur la vie, la nature, le rôle de la forêt à travers les âges et l’importance qu’elle tient dans notre imaginaire. Les arbres sont là depuis toujours et il semble que notre époque est devenue une menace pour les poumons de la planète.

On trouve des parcs partout dans les villes. Des lieux naturels que l’on a domptés la plupart du temps, domestiqués avant de les rendre accessibles à tous. Un lieu où il fait bon flâner pour retrouver un tant soit peu le contact avec la nature. On pense spontanément au parc du Mont-Royal à Montréal ou au parc Lafontaine que tous les Québécois connaissent. Il y a bien les plaines d’Abraham à Québec, mais pour les autres villes, j’avoue mon ignorance. Il y aurait certainement un livre à publier sur les parcs urbains et leur histoire.
Étienne Beaulieu m’apprend que Sherbrooke a le Bois-Beckett, un lieu fascinant et unique.

Ce que l’on appelle de nos jours le parc du Bois-Beckett n’est pas qu’une somptueuse forêt, en partie ancienne, demeurée pratiquement intouchée aux abords mêmes de la ville de Sherbrooke et qui, sans une volonté ferme de préservation, serait sans doute encerclée d’ici quelques décennies par un développement urbain sans cesse croissant, comme une sorte de Central Park en devenir. Osons le dire sans ambages : la forêt Beckett constitue un miracle politique. C’est l’alliance improbable entre des citoyens désintéressés  et des élus municipaux qui a permis à ces arbres, pour certains plus de trois fois centenaires, de rester debout et de perpétuer leurs ombres et leurs feuillages. (p.8)

Un miracle dans un monde où le développement économique emporte tout et où les forêts sont des obstacles à éliminer.

HISTOIRE

Étienne Beaulieu raconte l’histoire de cette enclave, territoire indien avant l’arrivée des Blancs comme tout le Québec et l’Amérique, domaine des Beckett qui s’y sont installés après la Conquête du Canada par les Britanniques. On pourrait s’attendre à ce que l’écrivain s’attarde à la flore, aux arbres, jouant au frère Marie Victorin pour mieux connaître cet espace qui a été protégé en 1963. Mieux que cela, Étienne Beaulieu entreprend de réfléchir à la place de la forêt dans notre civilisation occidentale. Il en fait un livre remarquable d’intelligence, de réflexions, de méditation je dirais, tout comme on le fait quand on a la chance de s’aventurer dans un boisé, de se retrouver face à soi, devant une nature qui en impose.
J’aime les forêts d’épinettes et de cyprès qui ont marqué mon enfance, la plainte du vent dans les branches, les grandes fougères des sous-bois et surtout les oiseaux et les bêtes que l’on peut y surprendre. J’ai été familiarisé à la forêt par mon père qui y devenait volubile, lui si silencieux d’habitude. Je vis au milieu de grands pins, des survivants du Grand Feu qui a ravagé le Lac-Saint-Jean en 1870, avec des mésanges partout, la présence des vagues du « Grand Lac sans fin ni commencement » pour marquer les jours.

REGARD

Étienne Beaulieu s’interroge sur notre attitude devant la forêt, le monde sauvage, le refuge des bêtes dangereuses, quand ce n’est pas la retraite des voleurs et des pilleurs. Dans les contes, des brigands se cachent immanquablement dans la forêt pour surprendre le voyageur téméraire. On risque sa vie en s’aventurant dans la forêt. On se souvient de la fameuse phrase de Maisonneuve qui s’est installé sur l’île de Montréal même si « tous les arbres pouvaient se changer en Iroquois ».

[Très tôt dans l’histoire] les forêts devinrent profanes : elles obstruaient la communication des volontés et des intentions de Jupiter, car leurs feuillages bouchaient la vue du ciel. Intuition fabuleuse et pénétrante de Vico, car si l’histoire occidentale hait les forêts, c’est que, au moins depuis les Grecs et les Romains, nous avons été une civilisation d’adorateurs du ciel, enfants d’un père céleste. La où la divinité a été identifiée au ciel, ou à la géométrie éternelle des étoiles, ou à l’infinité cosmologique, où aux cieux, les forêts deviennent profanes, car elles cachent la vue de Dieu. (p.18)[1]

Volonté de voir loin, de dégager le ciel, d’éloigner la barbarie, de nier le réel pour mieux atteindre l'invisible.
Maintenant, la forêt est quadrillée et vue comme une ressource que l’on peut récolter avec le fourrage. Faut-il replanter ou réinventer des forêts un peu partout dans le monde ? Que faire devant notre manie de considérer la planète comme un réservoir de matières qu’il faut transformer ?

C’est toute la culture qu’il faut refonder, dans la mesure où la notion même de culture implique la déforestation et la transformation des forêts en vastes plaines jouxtant les villes, image plane d’un paysage domestiqué donnant lieu à la cultura agris (la culture des champs) qui servira de base métaphorique à l’édification de la cultura mentis et de la cultura animi (cultures de l’esprit et de l’âme) qui seront en faveur dans l’Antiquité et au Moyen Âge  pour former enfin ce que nous appelons depuis le XIXe siècle la culture. Se cultiver, prendre soin de son âme, c’est en Occident se rendre accessible à l’oculus divin s’agrandissant sans cesse depuis les premières civilisations défricheuses des grandes forêts primitives. (p.20)

AVENTURE

Beaulieu touche les liens fascinants que les humains ont toujours entretenus avec les arbres, les mystères et l’inconscient, le paysage aussi. Il remonte jusqu’à L’épopée de Gilgamesh qui met déjà en place toute une mythologie autour de la forêt, deux siècles avant Jésus-Christ.

Le premier exploit des héros vise non seulement à éradiquer « le mal sur la terre » que sont pour l’homme les forêts, mais aussi à trouver l’immortalité : détruire la forêt de cèdres d’Houmbaba, c’est en quelque sorte pour les humains une manière de chercher à éviter la mort. La forêt, c’est le lieu où l’homme n’était pas encore tout à fait humain, alors qu’il était animal parmi les animaux, ne se sachant pas mortel, comme Gilgamesh revêtu de la peau des créateurs qu’il tuait. (p.22)

Je pense à Maria Chapdelaine qui récite son chapelet en regardant la forêt qui avalera François Paradis. Il faut la raser et l’éloigner pour survivre, défricher pour installer la civilisation.
La représentation du monde, la naissance du paysage dans les tableaux et les campagnes, la manie peut-être que l’on a maintenant de tout photographier pour mieux s’approprier le réel. Une réflexion sur la pensée, l’amitié, le regard que l’on pose sur nous et le monde, nos peurs et nos étranges comportements.
Un livre d’heures que l’on traîne partout pour apprendre peut-être ce que nous sommes et où nous allons.
Étienne Beaulieu défait des nœuds et nous force à nous demander ce que nous avons fait de la planète en nous arrogeant le droit de tout nommer. Il faut entreprendre le dialogue avec la nature et aussi avec son semblable. Trump et Couillard auraient avantage à s’inspirer de Joubert.

Certes, il ne fait aucun doute que Joubert n’aime pas passionnément la polémique, lui qui croit que « la peine de la dispute en excède de bien loin l’utilité. Toute contestation rend l’esprit sourd ; et, quand on est sourd je suis muet ». Cependant, il demeure lucide et sait bien « qu’il y a naturellement dans l’homme un esprit de chicane ». Aussi ne se refuse-t-il pas à la polémique, mais précise qu’avant tout « le but de la dispute ou de la discussion, ne doit pas être la victoire, mais l’amélioration ». (pp.129-130)

Un livre à lire et à relire, une petite merveille d’intelligence comme il s’en fait peu. Splendeur au bois Beckett va me suivre longtemps.

SPLENDEUR AU BOIS BECKETT d’ÉTIENNE BEAULIEU est paru chez NOTA BENE.

PROCHAINE CHRONIQUE : AMÉRIQUOISIE de JEAN DÉSY publié chez MÉMOIRE D’ENCRIER.



[1] Robert Harrison, Forêts, Essai sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion, 1922, p.24.

jeudi 19 février 2015

Les continents possèdent-ils une musique


J’ai souvent eu l’impression en lisant le récit d’Étienne Beaulieu de marcher dans une forêt sombre où il est à peu près impossible de s’orienter. Les phrases et les images vous accrochent et vous forcent à vous arrêter, à reprendre votre souffle, à vous demander pourquoi l’auteur cherche à vous égarer. J’aime particulièrement ces textes qui deviennent une quête. Trop de lumière pour Samuel Gaska est un récit d’une intensité rare et une façon d’être pour le narrateur, d’affronter les grandes questions existentielles.

Les parents de Samuel Gaska rêvaient de l’Amérique, d’un monde autre où ils pourraient échapper à la misère, à la fatalité qui tournait comme une roue qui rapporte les mêmes gestes, les mêmes fatigues. Une répétition qui ne se brise que quand le corps flanche.
Ils ont subi la guerre en Pologne et sont parvenus à réaliser la grande migration sans que le fils n’apprenne vraiment comment ils ont pu échapper à cette autre réalité. Le rêve, l’utopie fait prendre tous les risques comme l’illustre si bien Sergio Kokis dans Amerika.
Ils s’installeront à Montréal, dans une Amérique où il faut travailler encore et encore pour survivre. Les jours se bousculent, le travail en usine use, les gestes se répètent et finissent par tuer l’espoir. Comme si la Pologne qu’ils ont cherché à fuir était toujours en eux.
Peut-être pour oublier la grisaille de leur vie, ils veulent faire un musicien de ce fils qui connaîtra l’envers de leur monde. Ils imaginent surtout qu’une autre existence se trouve dans cet art où les sons s’interpellent et se relaient.

HÉRITAGE

Quel héritage garde un fils d’immigrants qui n’a pas connu le pays d’origine et ignore à peu près tout de son passé ? Il va, comme s’il n’avait que le présent et si un peu d’avenir. Samuel n’a pas d’images de la Silésie et il doit s’adapter à des études et apprendre une nouvelle langue. C’est peut-être ce que les émigrants souhaitent, j’imagine. Une chance d’échapper à la misère et à la répétition qui broie la pensée.
Certains réussissent à s’adapter et d’autres n’y arrivent jamais, comme s’ils venaient de trop loin, comme si les bagages des parents étaient trop lourds et qu’il était impossible de s’en défaire. Le jeune Samuel ne se sent pas chez lui ou dans son monde. Peut-être qu’il a été avalé par la solitude des parents qui n’ont jamais réussi à s’inventer une vie au Québec. La musique comme refuge ou manière de faire son chemin et de se tenir debout dans le présent.

J’ai consacré ma vie entière à la musique, mais je voudrais vous raconter comment elle en est venue à me sembler un mensonge et toute forme d’art avec elle. Je sais maintenant que la véritable musique n’apparaît que si l’on dépose l’archet sur la table ou lorsque les mains s’éloignent du piano un instant, quand les bruits de notre cacophonie humaine s’éteignent et laissent émerger aux oreilles de ceux qui peuvent les entendre les sons réels que produisent les véritables puissances de ce monde. (p.9)

IDÉAL

Peut-être que Samuel a reçu un rêve trop grand en naissant. Le musicien imagine un monde, une musique qui vient du silence des éléments, hors des agitations humaines et des machines. Comment atteindre un monde qui échappe à tous ? Il ne peut que tourner le dos à ses semblables. J’ai pensé souvent à l’apaisement des cloîtres, à ces vies dans le silence pour surprendre les mélodies qui s’imposent quand on se replie sur soi pour n’être qu’une respiration, qu’une conscience dans le temps.
Cette autre musique, c’est peut-être l’utopie dont rêvaient les parents et qu’ils voulaient offrir à leur enfant en venant en Amérique. S’il est possible de changer de continent, de bousculer sa vie ou de penser la refaire, il est peut-être plus difficile de trouver le son premier qui a donné naissance à toutes les musiques.
Samuel est un obsessif qui cherche des lieux où il pourra surprendre un vivant musical, des rythmes qui échappent à tout ce que l’on peut connaître. Mais n’invente pas une musique particulière qui veut. Les Philippe Glass sont rares.

Mais au milieu de mes notes, une nuée de cris disgracieux m’avait sorti de cette torpeur : avant de nous quitter, les deux nous avaient envoyé leurs messagers. Impossible de ne pas aller à la rencontre des outardes étalées dans la baie, de ne pas frissonner, comme à tous leurs passages, de ce sentiment d’incompréhensible qui les accompagnait. Il me semblait en les regardant traverser le ciel voir une forme de vie très ancienne qui menaçait de perdurer encore. (p.45)

Les outardes, ces magnifiques voyageuses qui survolent l’Amérique avec les saisons le hantent. Il est peut-être un migrant venu d’un monde primitif, un oiseau qui ne sait pas sa destination. Il observe, surveille ces bernaches qui répondent à l’appel du grand vol deux fois par année. Des forces mystérieuses agissent, difficiles à expliquer. Une musique peut-être qui vient des forces telluriques ou des changements des saisons. Il veut un son qui échappe à la nuit des temps, celui des saisons qui poussent sur les saisons. Une grande symphonie marquée par le soleil, les vents et l’air du continent.

QUÊTE

La luminosité de ce récit fascine, le silence palpable, la recherche de Samuel qui veut entendre au-delà de la lumière et des saisons. Y a-t-il un son pour la terre d’Amérique et une note particulière pour l’Europe ou l’Afrique ? Des accords qui traduisent une végétation, la danse des saisons, la faune que le compositeur pourrait mettre en harmonies.

L’objet de nos désirs ne nous étant donné que lorsqu’on ne le désire plus, je savais bien qu’on ne trouve la joie du sommeil que dans l’indifférence la plus parfaite. La question « Es-tu prêt à mourir ? » n’a aucun sens, car c’est quand elle ne nous délivrera de rien que la mort nous délivrera vraiment. Il faut être déjà mort pour être prêt à mourir. (p.82)

Samuel réussira peut-être après une longue réclusion à renoncer à la musique. Il suffit peut-être de respirer et de se perdre dans la solitude, celle qui n’existe que hors de la ville, dans la patience de la nature. Comment ne pas penser à Glenn Gould ?
Il faut souvent retenir son souffle pour donner toute la place à la phrase d’Étienne Beaulieu, aux images qui brillent comme des reflets de lune. Il faut les laisser se déposer ces mots pour qu’ils prennent toute leur dimension et leur force.
Trop de lumière peut souvent aveugler et faire prendre conscience de la petite musique, celle qui permet de respirer en retrouvant les ailes des grandes outardes qui nous rappellent que partir, c’est aussi revenir.

Trop de lumière pour Samuel Gaska d’Étienne Beaulieu est paru aux Éditions Lévesque éditeur, 114 pages, 20,00 $.

NOTE : une version de cette chronique se retrouve dans Lettres québécoises, printemps 2015, numéro 157.
http://www.levesqueediteur.com/beaulieu.php