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lundi 9 septembre 2024

COMMENT RÉPARER UNE VIE EN LAMBEAUX

ENCORE UNE FOIS, je ne sais pourquoi, le roman de Sophie Bienvenu, J’ÉTAIS UN HÉROS,est resté fort longtemps sur la tablette des nouveautés. Pourtant, ce livre avait tout pour m’attirer avec sa page couverture où un grand félin, un splendide matou tout tigré, me regarde après avoir attrapé une proie et me demande ce que j’ai à plisser le nez. Un magnifique chasseur et un beau braconnier, je n’en doute pas. Je le répète, pour faire oublier ma négligence : un bon texte ne prend jamais une ride et un mauvais roman est poussiéreux en sortant des presses. Il suffit qu’un lecteur se penche sur l’incipit pour que le tout échappe au temps et soit là, tout chaud et vibrant dans le présent. 

 

Yvan se réveille à l’hôpital, tout croche dans son corps, drôlement amoché. Le médecin vient de lui annoncer que le mot fin se recroqueville au pied de son lit. Reste un mince espoir : changer ses habitudes. Son avenir n’est pas plus long que la queue de son chat s’il continue dans ses excès. Alcool et tabac. Yvan boit et la modération n’a jamais eu bon goût pour lui. Et la cigarette le suit comme un nuage menaçant qui colle au plafond de son appartement. 

Un malaise, un étourdissement, des vomissements et il s’est retrouvé à l’urgence où le temps prend une autre dimension quand on y bivouaque. L’antichambre de l’éternité, probablement. 

Yvan et sa colocataire Micheline s’abandonnent aux séductions de l’alcool du matin au soir. C’est leur travail si l’on peut dire : vider des bouteilles et fumer jusqu’à avoir la gorge en feu. 

Ce sont les habitudes d’Yvan depuis toujours. Sa conjointe a fini par en avoir assez, on comprend la pauvre, et elle s’est éloignée avec sa fille Gabrielle. Qui peut accompagner quelqu’un qui boit sans arrêt et se plonge dans un smog qui obscurcit les vitres de son logement? Une vie d’excès et de gestes qui ne mènent nulle part. Comment expliquer ce besoin de se tuer à petit feu sinon par des blessures qui remontent à l’enfance? Pourtant, nous le savons, la vie finit par claudiquer et avoir le souffle court même quand on pratique un sport et se conforme aux règles du Guide alimentaire canadien. Le corps n’a pas de garantie prolongée et tout se termine souvent sur un lit d’hôpital. 

 

INSTABLE

 

Un travail, ici et là, jamais trop longtemps pour cet instable, et la boisson pour s’anesthésier à la fin du jour, pour oublier ses échecs certainement, l’image qu’il surprend quand il se retrouve devant une glace. 

 

«Ce qui m’attend est flou et en même temps c’est comme si un chemin s’ouvrait devant moi. J’ai toujours vécu au hasard, en versant le plus d’alcool possible sur mes plaies pour les soigner ou les endormir.» (p.25)

 

Ce n’est pas la première fois qu’Yvan tente de s’arracher à cette vie sordide, mais il a manqué de volonté, comme s’il ne pouvait résister à l’envie de se punir un peu plus chaque matin. Il est habité par des pulsions de mort, certainement. Pas besoin d’avoir un doctorat en psychologie pour le comprendre. Les excès l’unissent à Micheline qui le suit docilement dans cette descente aux enfers. Une compagne, une amoureuse occasionnelle, une manière de briser leur terrible solitude.

Sophie Bienvenu nous entraîne dans le passé de son personnage sur la pointe des pieds presque. Un regard sur l’enfance, ses moments d’adolescence, ses liens avec son père, un homme violent, sa mère et l’avenir qui semblait avoir la dimension de l’horizon. Il avait tout pour faire sa place pourtant.

 

«J’étais beau, avant, je prenais soin de moi. Je ressemblais à un acteur. Pas à un acteur en particulier, juste que j’avais l’air de sortir tout droit d’un écran. C’est ça que j’étais, aussi. Comédien, doublure, figurant : sauf que je suis jamais parvenu à gagner ma vie en commercialisant mes talents pour jouer un rôle. Il n’y a qu’avec ma fille que je n’ai pas fait semblant. Enfin, jamais pour des grosses affaires.» (p.41)

 

C’est ce qu’il a toujours été, un figurant, un anonyme qui se glisse dans la peau d’un autre, celui qui n’est jamais là pour ses dons. Comme s’il était une image qui changeait avec les jours et les scènes où on lui demandait d’apparaître.

C’est le drame de sa vie. Il n’a été qu’un figurant pour ceux et celles qui ont compté dans son existence. Une sorte d’impuissance, d’incapacité à s’adapter, à être soi et à s’installer dans sa tête et son âme. Un homme fuyant que sa fille biffe de sa vie pour ne pas être emportée. 

 

«J’ai l’air de plus aimer ma fille, de même, parce que ça fait près de vingt ans qu’on s’est pas vus, mais j’ai l’impression qu’on m’a arraché la moitié du corps, et chaque journée qui passe avive la blessure. Non, on s’habitue pas.» (p.89)

 

LE CHAT

 


Il y a le matou, celui de la page couverture. Il n’est pas là par hasard, le coquin, le ratoureux, le rôdeur impénitent, le ronronneur infatigable. Yvan l’a trouvé alors qu’il n’était qu’un embryon de félin et qu’il tentait de survivre dans un monde hostile et cruel. À peine un jour et jeté à la poubelle. Yvan l’a ramené à la maison et soigné, nourri et s’en est bien occupé. Il est devenu responsable avec ce chat sauvé des rebuts et des déchets. Peut-être qu’il s’est reconnu dans ce petit bout de vie qui s’accrochait à son existence. C’est certainement l’être vivant à qui il tient le plus. Un marcou qui ne demande rien à personne, fidèle et affectueux à souhait, toujours là quand il croyait que c’était fini, qu’il ne reviendrait jamais de ses escapades. Un félin qui sauvera Yvan en quelque sorte et parviendra à le garder du côté des humains. Quand on se sent utile, responsable, on s’accroche à l’instant comme à un radeau pour demeurer à la surface. Un matou qui a perdu un bout de queue dans une ruelle lors d’une bagarre avec l’un de ses congénères qui lui disputaient l’espace et la priorité du territoire certainement, ou la conquête d’une belle aux moustaches affriolantes et à la robe toute mordorée.

 

RÉDEMPTION

 

Bien sûr, il faut une rédemption dans ce genre de récit pour que l’espoir luise et que l’on croit que tout est possible même quand on se retrouve au fond du gouffre. Notre éclopé rencontre sa fille et il y aura un face-à-face où l’amour va s’épanouir et combler le cratère qui s’est creusé entre eux. Je l’attendais cette rencontre de la dernière chance parce que personne ne souhaite voir un homme, si tordu soit-il, sombrer sans qu’on lui tende la main.

 

«Tout l’amour que j’avais à donner, t’étais parti avec. Y en restait plus, même pas pour maman. Tu sais comment on se sent seul, papa, quand on n’a plus d’amour ? Quand on s’obstine à en réclamer à quelqu’un pas plus capable d’en rendre que d’en recevoir? Crisse que je t’ai attendu. Et quand je me suis finalement tannée pis que t’ai demandé des comptes? Quand je t’ai demandé d’assumer, il s’est passé quoi, papa? Hein?» (p.161)

 

Un long chemin de croix avec une forme de résurrection, de réconciliation où l’on recolle les morceaux qui peuvent tenir ensemble après une vie où l’on s’est acharné à détruire tous les liens d’amour et d’affection. Je veux le croire et Sophie Bienvenu aussi, j’imagine. Sans cela, elle n’aurait jamais écrit J’ÉTAIS UN HÉROS. Une sorte d’épiphanie pour Yvan, incapable de décider quoi que ce soit, coincé dans son rôle de doublure où il a pris la peau d’un père sans vraiment arriver àincarner le personnage devant sa fille qui voyait un dieu en lui. 

Ils parviennent, Gabrielle et lui, à se dire les choses que l’on prononce peut-être seulement quand on est au fond du baril, que la mort tourne en rond sur le trottoir, devant la maison, avec un sourire et une patience qui dure depuis votre première cigarette. Peut-être aussi qu’elle va hausser les épaules la sordide et laisser Yvan et Gabrielle à leur bonheur tout nouveau. Parce qu’elle peut être compatissante la mort, parfois, pas souvent.

Et je me suis demandé pourquoi une écrivaine est fascinée par des paumés, des poqués, des individus qui n’arrivent pas à marcher droit dans leur vie et qui se font un devoir de tout saccager autour d’eux. Ces femmes et ces hommes difficiles à comprendre, qui s’enfoncent dans leurs penchants comme des copeaux de bois malmenés par les turbulences d’une rivière. Ce n’est pas un reproche que j’adresse à madame Bienvenu, loin de là, mais je serais incapable de passer des jours, des années peut-être, avec un Yvan. Ça, j’en suis certain. Même dans une fiction.

 

BIENVENU SOPHIE : J’étais un héros, Éditions Le cheval d’août, Montréal, 176 pages. 

 https://lechevaldaout.com/autrice-auteur/1-sophie-bienvenu

 

 

lundi 6 février 2012

Sophie Bienvenu happe et bouleverse son lecteur


«Et au pire, on se mariera» de Sophie Bienvenu surprend par le ton et l’écriture. Un récit direct, incrusté dans l’oralité qui ne se perd jamais dans la fioriture. Une longue confession qui m’a jeté dans l’univers d’une adolescente qui en veut au monde entier.

«Ouais, Aïcha, c’est vraiment mon prénom. À cause de la chanson, tu sais? Non, tu sais pas. Personne la connaît, mais c’est pas grave. Je sais que j’ai plutôt la tête à m’appeler Rosalie ou Camille, mais je m’appelle Aïcha, Aïcha Saint-Pierre» (p.9)
Le ton est donné. Aïcha crâne, provoque, agresse, raconte, nous laisse à peine le temps de reprendre notre souffle.
Où sommes-nous? Pourquoi cette jeune fille raconte tout à une femme qui l’écoute et l’enregistre? Plus qu’une confession, voilà une véritable mise à nue.
«On aurait un contrat qui dit que je peux juste être sa pute à lui, et lui mon client à moi, et qu’il doit s’occuper de moi, et moi de lui. Ce serait la loi. Mais au pire, si c’est trop compliqué, on se mariera.» (p.46)

Histoire

Fille unique, Aïcha mène une guerre totale à sa mère qui tente de composer avec son adolescente. Baz, un garçon qu’elle croise dans un parc, bouleverse sa vie. L’écorchée, la révoltée vit un grand amour. Elle ne veut plus le quitter. Le hic, c’est qu’il a deux fois son âge. Elle exige tout ce qu’une femme désire. L’amour, la sensualité, les contacts sexuels. On comprend les hésitations de Baz. On ne s’engage pas dans une relation amoureuse avec une fillette sans être un peu… dérangé.
Peu à peu tout s’éclaire. Aïcha s’adresse à une policière. Que s’est-il passé? Elle ment, revient sur ses propos pour corriger le tir et la vérité devient mensonge et son contraire. Elle bouscule son interlocutrice, cherche à l’étourdir et à s’anesthésier pour éviter la vérité. Sa logorrhée la protège d’un drame qu’elle tente d’éloigner ou d’effacer peut-être.
Elle passe par le chemin le plus long. Ses relations impossibles avec sa mère, son amour possessif pour Baz qui tente de l’éloigner sans la blesser. Peu à peu on imagine que le pire est arrivé.
«Je suis rentrée chez lui, et elle était là. Dans son lit, endormie. Toute nue. Avec ses seins, ses cheveux, et tout. Ça m’a fait mal. Pas un peu mal, là. Mal à en mourir de douleur. T’as jamais eu mal de même. Personne. Jamais. J’ai voulu que ça s’arrête. Fallait que ça s’arrête. Tout s’est bousculé dans ma tête. Plein d’images, de sons… J’ai voulu qu’elle meure. Y avait plein de vaisselle sale dans l’évier, mais son couteau, Baz le lave toujours drette après l’avoir utilisé, pis il le range toujours dans le bloc à couteaux. Fait qu’il a été facile à trouver. Voilà. » (p.69)
Un crime, un meurtre, l’irréparable. Pourtant le doute persiste. Aïcha semble tout dire mais est-ce encore là l’une de ses facéties?
 
Électrochoc

Ce récit vous emporte au cœur de la passion et de l’obsession. Un cri d’adolescente qui exige tout.
«Il m’a pas répondu, alors j’ai pensé qu’il allait foutre le feu à son apart et m’emmener quelque part de cool où vivre, genre Outremont, mais à la plage. Et avec du monde pas de balai dans le cul. Pas de monde, en fait. Juste nous deux. Une île déserte rien que pour nous, comme dans James Bond, je sais plus lequel. Tu vois lequel? Celui avec la blonde, là? Je me disais qu’on allait finalement pouvoir être ensemble pour vrai.» (p.151)
Une langue rugueuse comme le dos d’un porc-épic. Un récit terrible où l’on passe par toutes les émotions. Ce n’est pas sans rappeler «La déposition» d’Hélène Pedneault qui nous plongeait dans un univers de haine et d’amour. Un véritable électrochoc.
Voilà un personnage inoubliable qui fait sa niche dans cette suite d’adolescents révoltés qui marque notre littérature. Une petite sœur de Bérénice peut-être. J’en suis sorti un peu abasourdi. Un texte qui sort des sentiers battus et qui pourrait très bien s’épanouir sur une scène.

«Et au pire, on se mariera» de Sophie Bienvenu est paru aux Éditions La mèche.