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mardi 23 septembre 2025

DIRE LA VÉRITÉ POUR RETROUVER LA PAIX

POURQUOI n’ai-je jamais lu Martine Delvaux, même si je connais son nom et que j’ai pu surprendre plusieurs de ses interventions dans les journaux et les médias sociaux? Il y a nombre d’écrivains et d’écrivaines qui échappent à mon attention, malheureusement. On publie environ 900 ouvrages par année au Québec. Je devrais parcourir trois volumes par jour pour avoir une vue d’ensemble sur notre planète littéraire. Madame Delvaux, féministe bien assumée, vient de lancer un récit au titre intriguant. Je n’ai pu résister. Il était temps que je me risque dans son univers et que j’oublie les réactions que ses propos soulèvent régulièrement. Elle revient avec «Il faut beaucoup aimer les femmes qui pleurent» sur un roman paru il y a une dizaine d’années, à une rupture amoureuse qu’elle avait maquillée en fiction hétérosexuelle quand il s’agissait d’un amour avec une femme. Une publication qui l’avait laissée sur son quant-à-soi, avec le sentiment de ne pas avoir fait ce qui aurait dû être fait alors.

 

Franchise et honnêteté. Ce sont peut-être les qualificatifs qui expliquent la démarche de l’écrivaine. Dire la vérité, se libérer du mensonge, d’un événement qu’elle a raconté, mais qu’elle a trafiqué en substituant un homme à une femme. Tout était différent et le lecteur était orienté dans une fausse direction, une autre histoire. L’écrivaine se retrouvait en porte-à-faux avec des propos que le lectorat prenait pour le «réel absolu». Normal, parce que la relation entre un écrivain et son lecteur repose sur la vérité et la confiance. C’est là où tout se passe. Les lecteurs et les lectrices, moi y compris, doivent croire aux affirmations des auteurs. Sinon, la magie de la fiction n’opère plus et la lecture devient sans intérêt. Ce lien est nécessaire pour qu’on s’approprie une histoire, pour qu’on prenne les mots au pied de la lettre pour suivre les personnages et leurs aventures. 

 

«Parce que je ne suis pas venue à bout d’une histoire vécue il y a maintenant plus d’une décennie, et parce que le livre que j’en ai fait, déjà, est trop propre, trop lisse, enragé, oui, mais pas assez, trop prudent, trop craintif, il manque d’aspérités. Quelque chose a été évité, escamoté, refoulé, quelque chose qui mérite d’être amené dans la lumière non seulement parce que ça fait partie de mon histoire, et donc aussi de l’écriture, mais parce que c’est plus grand que mon histoire, c’est plus grand que moi, ça concerne une des expériences les plus compliquées qu’on puisse connaître comme être humain : aimer.» (p.10)

 

Défaire ou refaire un roman. Peut-on réussir cet exploit? Je ne pense pas. On ne peut que faire un autre livre avec un même sujet. Parce que, dix ans plus tard, Martine Delvaux est une autre et qu’elle n’a pas le même regard sur son vécu, ce drame qui a bouleversé son existence. C’est un récit différent que j’ai dans les mains, plus direct peut-être, pas tellement enragé, avec des personnages vrais tout en gardant sa distance par pudeur ou je ne sais quoi en ne nommant jamais les gens dont il est question. Il n’y aura qu’une lettre pour identifier son amoureuse, un Z pour la tenir au loin. L’amante reste évanescente, un peu irréelle et floue. Nous n’avons aucun trait de celle dont elle est tombée éperdument amoureuse, celle qu’elle a épousée et qui lui a déchiré le corps et l’âme. Je n’aime guère que l’on s’approche de la vérité sans franchir le pas, sans nommer les gens qui sont concernés dans un récit. C’est comme si on s’empêchait d’aller au bout de sa réalité et que l’on maquillait le tout encore une fois. 

 

«Dans ce livre-là, celui où je n’ai pas tout dit, qu’est-ce que j’avais refusé de raconter par crainte qu’on me le fasse payer? Qu’est-ce que j’avais retenu de peur d’être mal comprise ou jugée, critiquée, condamnée? J’ai craint qu’on me fasse du mal, oui, d’où cette petite lâcheté, mais j’ai aussi eu peur, moi, que je le veuille ou non, de blesser.» (p.24)

 

J’ai ressenti cette peur d’être jugé et ridiculisé en écrivant «Le réflexe d’Adam» où j’ai tenté de jongler avec ce qui poussait un homme à la violence et au meurtre. Pourquoi Marc Lépine a pu assassiner quatorze femmes et à en blesser treize autres le 6 décembre 1989. La «tuerie de Polytechnique» a marqué l’imaginaire de bien des Québécois et Québécoises. C’était moi qui étais blessé et qui souffrais devant cet acte impossible. C’était moi, mon frère, mon semblable qui avait commis l’irréparable. Pourquoi cette fureur, cette démence, la colère contre des femmes qui veulent faire leur vie?

J’ai cherché ce germe de violence en moi, cette rage qui pouvait surgir pour éclabousser mes proches. J’avais peur parce que, dans ce récit, je secouais mes craintes et mes vulnérabilités, mon éducation de mâle, mes regards, les liens entre les hommes et les femmes, la littérature et les histoires que j’avais racontées dans mes romans. Surtout en m’inspirant de l’une de mes tantes, ma marraine, dans «Les oiseaux de glace», une femme battue et tuée dans son corps et son âme, isolée comme une ombre dans les marges de la société.

Les héros qui m’avaient fasciné dans l’enfance et qui faisaient face à la mort sans broncher devenaient suspects. J’avais peur que l’on m’attaque, que l’on me ridiculise. Je n’avais pas prévu l’indifférence et cette phrase lapidaire à «La bande des six» de Radio-Canada. Chantal Joli avait lancé alors en souriant : «On en a assez des hommes roses». 

C’était comme si on me tirait à bout portant.

 

FRANCHISE


 Martine Delvaux, dans ce nouveau récit, avec un certain recul, raconte cet amour fou qui l’a poussée à se nier et à accepter de devenir une femme dépendante et soumise. C’est possible, même dans un couple de lesbiennes. Elle va plus loin, cependant. Elle déborde sur son vécu et sur la société, sur ses démarches à l’université. Elle dit comment cette passion ravageuse a transformé son écosystème, et peut-être son regard et sa façon d’empoigner la vie.

 

«Après la rupture, pour soigner ma dévastation, faire le ménage dans mon champ de ruines intérieur, j’ai décidé de mettre Rome à la place de Z. J’ai remplacé le corps de cette femme par les rues de cette ville sublime qui avait elle aussi pris mon cœur. Ses couleurs faisaient monter mes larmes, et aussi la manière dont le bleu du ciel et la lumière du soleil en découpaient le profil, comment le vent chaud caressait la peau. Je n’allais pas venir à bout de cette ville, comme je n’étais pas venue à bout de mon amour pour Z., mais j’avais opéré un glissement.» (p.61)

 

Revenir à soi par l’exil, dans une ville, une solitude où elle pouvait se permettre tous les débordements, les larmes, mais aussi la vie qui la secouait dans toute sa beauté. Elle a consulté, suivi une thérapie, pour pleurer devant un homme silencieux et muet. Parler pour être entendu même si, avec un psychiatre, nous ne sommes jamais certains de rien. 

Et, toujours retrouver le chemin de l’écriture pour aller plus loin dans son vécu, dans son soi, pour toucher là où ça fait le plus mal. Des mots, des phrases pour se voir, être consciente de respirer et de penser, pour se ressusciter, à la fois différente et semblable. Plus fragile, mais peut-être aussi plus solide.

 

«Je me dis parfois que cette histoire d’amour aura été le déclencheur véritable de ce que mes détracteurs se plaisent à nommer ma radicalité, sans savoir de quoi ils parlent. Ils sont convaincus que c’est parce que je suis mal tombée en matière de relations avec des hommes (ce qui est par ailleurs vrai) que je suis devenue une criss de féministe frustrée. Pourtant, c’est bien mon amour pour cette femme-là qui a fait de moi la féministe que je suis aujourd’hui, débusquant au passage la misogynie et la haine des défenseurs de la droite.» (p.70)

 

Un récit émouvant dans lequel Martine Delvaux réussit à nous faire ressentir sa douleur, sa terrible déception devant Z., qui se comporte comme une despote et qui soutient l’indéfendable. On la sent, on la respire comme si elle était près de nous dans ses larmes et ses hoquets. Martine Delvaux s’y révèle dans sa vulnérabilité et sa quête de certitudes malgré les embûches qu’elle a vécues dans son enfance. C’est dans et par l’écriture qu’elle est le mieux. Les mots lui permettent de s’accorder avec le monde et la vie. 

Il faut du courage pour plonger dans un moment qui vous a bouleversé et qui vous a laissé telle une naufragée. Audace, franchise et amour de la vérité. Même au risque de se retrouver une fois le livre paru dans une plus grande solitude qu’avant, sans certitude, puis que personne n’a écouté ce que vous vouliez dire. C’est ce que j’ai vécu avec la publication du «Réflexe d’Adam», comme si j’avais crié dans une forêt ou la toundra aussi vaste qu’une galaxie. C’est peut-être plus terrible que l’affrontement et l’empoigne parce que, là au moins, on se sent vibrant et avec les autres.

 

DELVAUX MARTINE : «Il faut beaucoup aimer les femmes qui pleurent», Éditions Héliotrope, Montréal, 2025, 156 pages, 24,95 $. 

 https://www.editionsheliotrope.com/livres/il-faut-beaucoup-aimer-les-femmes-qui-pleurent/

lundi 24 février 2025

LOUISE DUPRÉ ET SES SECRETS DE FAMILLE

DANS TOUTES les familles, des faits et des événements sont tus et comme effacés. Personne n’aborde ces sujets et tous respectent ce silence, sauf les écrivains, ces détrousseurs de secrets, qui en font un récit ou un roman. Ils mettent ainsi des mots sur un mutisme généralisé, tentent de comprendre les gestes d’un père, d’une mère ou d’une grand-mère qui ont modifié le parcours des enfants. Je pense à Anaïs Barbeau-Lavalette, qui s’est aventurée sur les traces de sa grand-mère dans La femme qui fuit, à Louise Desjardins, qui a souvent rôdé autour de son paternel. J’ai emprunté une même direction dans La mort d’Alexandre et Les oiseaux de glace. Louise Dupré, dans L’homme au camion, se retrouve devant des faits dont personne n’a parlé. Ses oncles et son père ont été placés dans un orphelinat à bas âge. Ses grands-parents se sont séparés. Ce n’était pas une décision fréquente au début du siècle dernier. C’était peut-être une faute terrible que de briser les liens du mariage alors.

 

Louise Dupré a souvent parlé de sa mère dans ses écrits. Le père est demeuré une figure lointaine, un peu en retrait de la famille. Une sorte d’étranger. J’ai connu cela dans mon plus jeune âge. Mon père s’exilait pour de longues périodes en forêt. Quand il revenait, après plusieurs semaines, parfois des mois, c’était le survenant qui bousculait tout. Nous avions appris à négocier avec ma mère même si ce n’était jamais facile. Et cet inconnu changeait tout dans la maison, devenait celui qui exerçait un pouvoir que nous ne pouvions contester. Nous avions hâte qu’il reparte pour retrouver nos repères. 

C’est un peu ce qu’a connu Louise Dupré. Non pas qu’il était absent physiquement, mais il travaillait beaucoup et était assez silencieux quand il rentrait le soir. Il parlait bien, mais de sujets anodins et racontait des anecdotes vécues pendant sa journée.

Tout bascule quand son frère fait des recherches pour identifier des ancêtres, pour constituer son arbre généalogique, et ce, jusqu’aux Dupré venus de France. Un vide dans mon cas, ne pouvant remonter plus loin que mes grands-parents. 

Un événement ignoré de tous secoue la famille : son père et ses oncles se sont retrouvés à l’orphelinat. Pourquoi personne n’a abordé cet événement qui a marqué tout le monde, certainement?

 

«En 1911, mes grands-parents ne vivent donc plus ensemble, et ma grand-mère a été recueillie par son frère. Elle a dû se séparer de ses autres enfants. Au même recensement, l’orphelinat de Saint-Hyacinthe inscrit les quatre frères comme orphelins, même si les deux parents sont encore vivants. Étrange, peut-être était-ce une habitude à l’époque.» (p.15)

 

Tout se met à tourner dans la tête de Louise Dupré. Que s’est-il passé? Pourquoi cette séparation? Pourquoi tous ont évité le sujet lors des rencontres familiales? Un événement, de la violence, une infidélité qui a bousculé la vie de tous et laissé des séquelles. Surtout que les couples ne se défaisaient pas facilement au siècle dernier. On était ensemble pour le meilleur et le pire, unis par les liens sacrés du mariage jusqu’à la mort. Et quand un parent décédait, les enfants étaient habituellement éparpillés chez des oncles et des tantes. Ils étaient pris «en élevage» comme on disait alors.

 

«Je souhaite seulement mettre des mots sur le silence de plomb qu’il y a eu dans la famille. Je souhaite comprendre, essayer de m’approcher le plus près possible d’une vérité que je ne réussirai jamais à toucher, sinon du bout des doigts.» (p.36)

 

Savoir ce qui s’est passé dans la vie de ses grands-parents, pour comprendre peut-être les agissements de son père, son silence et sa façon d’être. 

 

Étonnant qu’il n’ait jamais parlé de sa vie à l’orphelinat, de ce terrible isolement. Les frères se sont connus plus tard, quand ils étaient devenus des adultes. Elle regarde son père avec d’autres yeux. Cet homme travaillant, peu instruit et quasi analphabète, blagueur, a vécu de gros traumatismes, certainement. Silencieux, mais joyeux avec ses cousines et ses petits-enfants. L’écrivaine devine une blessure, un passé lourd qu’il n’a jamais osé aborder parce que trop douloureux.


«Des cinq frères, c’est lui qui s’en est le moins bien tiré, lui, le petit dernier de la famille, sans doute le plus écorché. Jean-Paul m’écrira, Papa a toujours vécu dans l’ombre de ses frères. Phrase très juste, qui me fait mal. Aurait-il pu en être autrement?» (p.50)

 

Son père, un homme doux, renfermé comme l’étaient beaucoup d’hommes à l’époque. Tous étaient des taiseux avec les émotions et les problèmes personnels. Mon père n’était guère loquace. Il s’animait pourtant quand un oncle ou un visiteur débarquaient à la maison. Il devenait blagueur, drôle et étonnant. Je ne reconnaissais plus celui qui se berçait dans sa chaise après sa journée de travail. 

 

ÉCRITURE

 

Louise Dupré tente de reconstituer la vie de ses grands-parents avec les fragments d’un miroir éclaté. Elle revoit la petite fille qu’elle était, celle qui aimait les études, la lecture, un univers étranger à son père. Tout en demeurant près de sa mère et de sa grand-mère pourtant. Le contact s’établissant plus naturellement entre les femmes de la famille, plus à l’aise avec les mots et les émotions. 

Elle ressasse des événements, fouille dans sa tête et ce passé toujours un peu flou pour trouver un indice, un incident qui n’a pas retenu son attention alors qu’elle était tout à la griserie de découvrir le monde et les livres. 

 

«Ce qu’en pensait mon père, je l’ignore. Que je fasse des études n’était pas son désir à lui, mais il ne s’y est pas opposé, il n’a pas dit, comme beaucoup d’hommes de l’époque. Elle n’aura pas besoin d’études pour changer des couches. Croyait-il pour autant à l’éducation, lui qui avait du mal à lire et à écrire, avait cessé de fréquenter l’école à sa sortie de l’orphelinat?» (p.78)

 

Une distanciation que bien des garçons et des filles de ma génération ont vécue, devenant ce que l’on nomme des transfuges de classe. Une famille de travailleurs, de petits ouvriers qui effectuent mille métiers et des enfants qui vont à l’école, s’instruisent et s’aventurent dans une vie qui demeure obscure pour les parents. 

Ce fut mon cas. 

Je fus le premier de la fratrie, j’étais pourtant le neuvième de dix enfants, à faire des études secondaires et à m’asseoir sur les bancs de l’université. Le premier à me risquer dans le monde des livres que je découvrais avec bonheur, mais aussi avec un malaise certain. Qui j’étais? D’où je venais? Je me suis rapidement senti comme un renégat face aux hommes de ma famille, celui qui avait refusé de suivre les traces du père et qui, au lieu de s’enfoncer dans la forêt, avait pris la direction de la ville pour explorer les sentiers du savoir. Ce fut encore plus flagrant quand j’ai décidé d’écrire, hésitant longtemps à dire que j’étais écrivain. 

Tous les élans contradictoires qui nous habitent alors. Louise Dupré a vécu la honte, comme je l’ai connue, étant différente, étrange, devenant certainement une traîtresse par moment.

 

PORTRAIT

 

L’auteure et enseignante se penche sur son parcours, ses désirs, ses passions, son premier mariage, les réactions de son père quand elle a divorcé. Ça devait remuer des choses terribles en lui, lui rappeler des événements qu’il avait refoulés au plus profond de sa mémoire.

Et lorsqu’il a été forcé de quitter son travail, ce fut le grand saut dans le vide. Il s’est retrouvé démuni, perdu, ne sachant plus quoi faire de ses jours. Ce fut la détresse qu’a vécue mon père quand il s’est senti évincé du monde et qu’il dissimulait les tremblements qui le secouaient jour et nuit. Avec la maladie de Parkinson, il ne pouvait plus effectuer les tâches dont il était si fier et, surtout, partir en forêt.

Je n’en dis pas plus sur le désarroi du père de Louise Dupré, qu’elle décrit avec justesse et beaucoup de tendresse, sur des événements qui traumatiseront la famille et surtout sa mère. 

Tenter de comprendre est nécessaire, mais toujours douloureux. C’est aussi un effort de guérison que d’accepter tout ce que la vie apporte, même si les cicatrices restent fragiles. 

Louise Dupré n'oubliera pas.

La résilience est un mot souvent galvaudé qui n’efface jamais la peine, des gestes que nous ne pouvons expliquer. La mort de son père, un sujet délicat que l’écrivaine aborde avec finesse et retenue. 

Un récit bouleversant, comme il s’en fait peu. Un texte intime, touchant, plein d’attention. J’ai ravalé en lisant Louise Dupré, son parcours familial, sa vie et ses espérances. Elle tente de comprendre, plus que de guérir. Et peut-être que défaire des nœuds, que tout remettre en perspective est déjà un apaisement. Un ouvrage remarquable d’empathie. Un récit tout en finesse et de retenue qui nous pousse devant ce qu’il y a de plus important : l’amour des parents et tout ce qu’ils nous ont légué malgré des fragilités qu’ils ont eu tant de mal à surmonter. Surtout, ne souhaitant pas transmettre ces manques à leurs enfants. 

 

DUPRÉ LOUISE : L’homme au camion, Éditions Héliotrope, Montréal, 162 pages.  

https://www.editionsheliotrope.com/livres/lhomme-au-camion/

mercredi 11 décembre 2024

CATHERINE MAVRIKAKIS RÉALISE SON RÊVE

CATHERINE MAVRIKAKIS a été fascinée par les romans qui mettent en scène la route, cette voie qui permet de partir, de fuir son quotidien et des habitudes pour aller vers soi, comme l’ont fait Mark Twain, Jack Kerouac et beaucoup d’autres. La fameuse route 66, immortalisée par Kerouac, pour traverser l’Amérique d’est en ouest, ou encore l’inverse, puisqu’il faut revenir sur ses pas et rentrer à la maison. De l’Atlantique au Pacifique, une sorte de voyage initiatique qui transforme les individus en pèlerins. Il y a également la piste qu’empruntent des familles pour échapper à la misère et à la faim dans les fictions de John Steinbeck. Je pense aux Raisins de la colère, un roman marquant. Et aussi les chemins de campagne que l’on parcourt à une vitesse folle chez Faulkner pour étourdir la démence qui frappe les Sartoris. 


 

Catherine Mavrikakis m’a un peu désarçonné au début de son récit Sur les routes, un étrange voyage de Chicago à Alamogordo. Elle évoque un ouvrage que tout le monde a lu : La route de Cormac McCarthy, une fable apocalyptique, où le pays n’est que ruines et dévastation. L’auteur ne précise jamais les causes de cette catastrophe, nous laissant avec des questions tout au long de notre lecture. Tout comme Christian Guay-Poliquin garde le silence sur ce qui fait courir son héros dans sa trilogie de fin d’une époque. 

Dans la dystopie de McCarthy, le personnage marche, vers nulle part, avance pour trouver peut-être un avenir. Il squatte des maisons, déniche des vivres, évite ses semblables qui sont hostiles et sanguinaires. Aller droit devant pour échapper à son sort, sur une route qui permet de passer du présent à l’espoir.

 

«En 2006 paraît le roman The Road qui connaît vite un succès énorme aux États-Unis et dans le monde. Je le lis dans la joie. Sa lecture me rend contre toute attente très heureuse. La version apocalyptique du monde de Cormac McCarthy, qui signe là une dystopie où tous les chemins réels et métaphoriques vers l’avenir ont disparu, ma ravit. Nous en avons, me dis-je, enfin terminé avec l’imaginaire américain de la route et du progrès. Enfin!» (p.9)

 

Comment se réjouir devant un monde dévasté, un univers où les humains sont retournés à la barbarie, tuant leurs semblables pour manger. Je veux bien croire que c’est une fiction, mais de là à jubiler… 

Le personnage de McCarthy avance sans savoir où il va, pour assurer un futur à son fils certainement, parce que lui est condamné. Il n’est pas tellement différent des figures de Steinbeck qui traversent le pays pour trouver un lieu où ils pourront améliorer leur sort. On comprend pourtant qu’avec le capitalisme et la quête effrénée des profits, ce rêve est une autre désillusion, une couche de misère par-dessus une autre. C’est encore ce qui pousse les migrants à tout abandonner pour franchir les frontières. L’ailleurs ne peut être pire que leur présent où ils affrontent la mort et la famine. 

 

PERTURBATION


 

J’ai eu du mal à suivre Catherine Mavrikakis, au début, qui décide de vivre la promesse jamais tenue de son père, de prendre le volant pour traverser cette Amérique mythique.

 

«Enfant, je me voyais chaque été quitter Montréal, foncer droit jusqu’au Pacifique, descendre de Portland à Los Angeles, revenir par l’Arizona, le Nouveau-Mexique, le Texas, remonter vers Montréal par Memphis et Nashville, et puis par l’Ohio… Je m’imaginais déjà au milieu d’un long road trip, comme on dit, où j’aurais vu une toute petite partie du continent auquel j’appartiens. Mon père me le promettait sans cesse, ce “grand périple de l’immigrant intégré”, disait-il.» (p.14) 

 

Et l’écrivaine part en voiture comme il se doit. Le voyage ne peut se faire que lentement pour s’imprégner des paysages qu’elle va traverser, évitant autant que faire se peut les autoroutes qui ne sont que mouvement et vitesse. Rouler une partie de la journée et s’arrêter dans un motel à peu près toujours semblable. 

Nous avons risqué l’aventure, ma compagne et moi, en Californie et dans l’Arizona il y a bien des années. Une sorte de navigation le long de la côte du Pacifique avec un retour vers San Francisco par le désert des Navajos et la traversée de la Vallée de la mort. Après, nous avons tenté une poussée vers le nord dans l’impressionnante forêt de séquoias. Rouler, croiser des gens qui ne demandent souvent qu’à raconter leur vie. Être un mouvement, devant l’inconnu et la découverte.

 

RÉCONCILIATION

 

Je me suis réconcilié avec le récit de madame Mavrikakis après son arrêt à Chicago, dans sa famille qu’elle ne cesse de visiter dans ses fictions. Je pense particulièrement à Baie City. Comme si l’écrivaine se dépouillait des images de son passé et de ses souvenirs avant de se risquer dans son rêve de jeunesse, dans cette promesse jamais tenue par son père. 

Plonger dans le maintenant du voyage, libérée du poids de son vécu pour être là, à l’écoute d’un serveur qui s’inquiète pour Donald Trump, après l’attentat où il a été touché à l’oreille. Un acte symbolique qui démontre peut-être que cet énergumène n’écoute et n’écoutera jamais personne. 

 

«Et déjà il s’affaire à remettre le restaurant et son monde en place… Tout doit être en ordre, non? Et nous sommes des gens du désordre. Lui aussi, il porte en lui du chaos. Heureusement qu’il sait arranger les tables et effacer tout ce qui peut perturber l’ordre…» (p.86)

 

Alors, madame Mavrikakis s’abandonne aux surprises de la route et du pays qui se transforme à chaque kilomètre. Des moments difficiles, autant maintenant que dans un passé récent, à Los Alamos, le lieu où Oppenheimer et son équipe ont créé la bombe atomique. Des expériences qui ont touché les gens du secteur dans leur corps et leur âme, sans que personne ne leur vienne en aide. Ils souffrent encore des séquelles de la radiation. L’écrivaine se retrouve dans un désert magnifique où l’armée effectue des tests et jongle avec la mort vers la fin de son périple. 

 

«Alamogordo, la ville au gros peuplier, continuera de me hanter. La beauté désertique qui l’enchâsse et son retrait de la civilisation en font un lieu propice à devenir le dépotoir pour des consoles vidéo, un endroit rêvé d’essais de missile et de bombe qui tuent les êtres humains du coin ou d’ailleurs, et le lieu d’une bataille pas gagnée pour la réparation des fautes gouvernementales et scientifiques du passé.» (p.120)

 

Catherine Mavrikakis réalise son désir d’enfance et confronte la dureté du réel. Il y a tout cet espace impossible à combler entre le fantasme et la brutalité des temps présents. Tout est si inquiétant de nos jours, instable et un peu apocalyptique. Comme si on avait détricoté l’utopie et le pays que l’on a souillé et pillé de toutes les façons imaginables. Peut-être que les États-Unis sont le récit du plus grand fiasco de l’humanité au cours des siècles; peut-être que l’avenir s’est retourné contre eux et qu’il ne reste plus que des ruines, celles décrites par Cormac McCarthy. 

Dans son périple, madame Mavrikakis se heurte à la résignation des gens qu’elle croise, ceux qui n’hésitent pas à étaler leur mal être, leur désenchantement et qui ne peuvent que répéter des gestes pour calmer leurs angoisses. L’impression de me retrouver dans certaines scènes de Samuel Beckett où la vie est une mécanique qui tourne à vide. Nous attendons, mais nous savons tous maintenant que Godot ne viendra jamais. Catherine Mavrikakis plus que tout autre.

 

MAVRIKAKIS CATHERINE : Sur les routes, Éditions Héliotrope, Montréal, 126 pages.

https://www.editionsheliotrope.com/livres/sur-les-routes/ 

mercredi 13 novembre 2024

KEV LAMBERT SE TOURNE VERS L’ENFANCE

KEV LAMBERTdans « Les sentiers de neige », comment ne pas songer à la chanson du groupe québécois, plonge dans le monde de l’enfance, celui des jeux vidéo qui se mélangent à la réalité dans la tête de Zoey et d’Émie-Anne, deux cousins qui se retrouvent pour les fêtes de fin d’année. Ils sont encore à un âge où le concret et l’imaginaire se bousculent dans la grande maison de Roch, à Sainte-Jeanne-d’Arc au Lac-Saint-Jean, où la famille Lamontagne se réunit pour des libations. Zoey vit un premier Noël sans sa mère. Ses parents viennent de se séparer et il ne sait trop à quoi s’attendre, devinant qu’il y a l’avant et un après. Heureusement, Émie-Anne est là et les deux complices tournent facilement le dos au monde des adultes pour se risquer dans des aventures plutôt dangereuses.

 

Les deux enfants se passionnent pour les jeux vidéo à la mode. J’avoue ne connaître rien à cet univers même si j’y ai jeté un coup d’œil de temps en temps à l’époque où Alexis, mon petit-fils, passait beaucoup de temps devant son écran. C’étaient souvent des jeux de guerre ou encore des courses automobiles. Chaque fois que j’ai essayé ça, je me suis retrouvé dans le décor. Pas doué, je dirais, les mains pleines de pouces. Alexis pouvait se moquer.

Émie-Anne et Zoey sont fascinés par Skyd, un personnage qui a besoin de leur aide, ils en sont convaincus. Ils décident pendant ce séjour où la surveillance des adultes se relâche un peu, dans l’hiver et la neige, de tout faire pour le libérer de ce fameux masque qui colle à sa peau et le fait souffrir horriblement. En plus, la Lune menace de tomber sur la Terre et de provoquer une catastrophe où toute la famille sera engloutie. Ce qui n’est pas sans séduire Émie-Anne. La cousine a des rapports particuliers avec son père et sa mère, se débattant entre le chaud et le froid. La fillette a été adoptée et est convaincue d’avoir un frère en Chine qui est prêt à la protéger dans la terrible aventure qui l’attend. 

Skyd est une entité dans le monde virtuel. Je ne sais si c’est un humain ou un être dématérialisé, une sorte d’esprit dans cet univers où tout peut arriver, mourir plusieurs fois avant de se relever pour continuer comme si de rien n’était. 

Les cousins ont une mission : libérer Skyd et sauver la Terre, même s’ils rêvent de se débarrasser du poids des adultes et de leur autorité pour vivre enfin la plus grande des libertés. 

Émie-Anne est brillante, une première de classe, apprend tout sans faire d’efforts, tandis que Zoey a du mal à se concentrer et à suivre les autres. Il se sent à part, rejeté, un rebut et il n’arrive pas à trouver sa place, à savoir qui il est. Le garçon est plutôt perturbé parce qu’il ne partage pas les jeux de ses compagnons, surtout pas les manigances des frères Gagnon qui régentent tout le groupe. Il aime mieux le monde des filles et leurs livres, refoule ce penchant qui risque de lui causer des problèmes.

 

«Zoey va revoir Émie-Anne pour la première fois depuis que son père a déménagé, il se demande si sa cousine sait que ses parents sont séparés. Zoey préférerait qu’elle ne sache rien, qu’on n’en parle pas, mais c’est improbable. Émie-Anne a des opinions sur tout, elle aime des choses et en déteste d’autres, elle a un an de plus que lui, elle est plus grande, plus avancée, elle vient de Québec où toutes les nouvelles affaires arrivent avant qu’elles se rendent au Saguenay.» (p.73)

 

Émie-Anne prend le contrôle et, comme elle ne recule devant rien, ils peuvent se lancer sur les traces du héros, se glisser dans les fissures de la terre pour le délivrer de ses souffrances, de ce masque et des lanières qui s’enfoncent dans la peau de son crâne. Le temps presse, la fin du monde est là malgré les chants et les rires des parents. 

Tout est possible, il suffit d’échapper à l’attention des adultes et de chercher dans un banc de neige pour découvrir un trou, un tunnel où ils peuvent se faufiler et rejoindre l’univers souterrain des jeux où les entités trouvent refuge, surtout quand ils sont victimes d’une malédiction comme Skyd. 

Émie-Anne et Zoey s’enfoncent dans des cavernes humides, où ils progressent difficilement. Ils traversent des cours d’eau et s’éloignent de la réalité des oncles et des tantes qui fument sans arrêt et vident toutes les bouteilles. 

 

MONDES

 

Et nous voilà à la fois dans la réalité des adultes qui les surveillent malgré tout, les empêchent de devenir des héros qui vont sauver la planète. Émie-Anne est perspicace, audacieuse et trouve toujours le moyen d’échapper à l’attention des parents qui en ont plein les bras avec la Mamie, l’ancêtre qui règne sur le clan comme une reine mère qui exerce son pouvoir dans la cuisine et qui en profite pour faire la leçon à ses belles filles. 

Les deux téméraires enfilent les bottes des héros et se faufilent au milieu des personnages de leurs jeux. Ils affrontent leurs terreurs, leurs craintes et leurs frayeurs. Ils risquent tout pour découvrir des clés qui déverrouillent des portes qui grincent et qui leur permettront de se rapprocher de Skyd. Il faut arracher ce masque et peut-être devenir des modèles, des adultes, s’installer dans son corps et sa tête pour régler les angoisses qui les agitent, surtout du côté de Zoey, qui refoule une sexualité qui le tourmente et le trouble au plus haut point. 

Tout comme Émie-Anne, qui va parvenir à foncer dans sa vie, avec ses parents qu’elle aime parfois, sa mère qu’elle trouve trop présente et pointilleuse. Zoey, qui sent d’étranges tiraillements en lui, ne sachant sur quel pied danser devant les frères Gagnon, de vrais gars qui parlent fort et s’imposent à l’école et dans les jeux. Il y a surtout cette sexualité qui n’est peut-être pas comme elle devrait l’être. Il est certain de ne pas correspondre à ce que son père veut de lui et à ce que sa mère, pleine d’empathie, n’arrive pas à toucher dans ses efforts de dialogues. 

 

«Sexe», «sexe», il l’entend partout, ce mot, il a l’impression étrange que le mot le vise, qu’il parle de lui, le poursuit en faisant référence à quelque chose qu’il voudrait cacher. «Sexe», le mot grouille comme une larve carnivore qui pique directement son cœur. «Sexe», «sexe», Zoey est rongé de l’intérieur par cette syllabe serpentine, le couplet des anges revient avec soulagement. Comment la chanson peut-elle parler de créatures divines, de cieux et de joyeuses campagnes pour répéter furtivement «sexe-sexe-sexe» dans le refrain? Zoey sait très bien à quoi ce mot réfère (même si, devant les adultes, il nie tout). Il y a malgré tout un noyau dur, un cœur inconnaissable, un bouillonnement de honte sous «sexe». «Sexe» l’agresse, «sexe» est plus sec, plus violent qu’une morsure qui infecte la peau.» (p.199)

 

Kev Lambert nous plonge dans un univers trivial quand les adultes peuvent boire et s’amuser à des jeux parfois discutables, surtout avec une tante un peu particulière. Un monde réel, cruel, où l’on ne se ménage guère même si on est des frères et que la famille est peut-être ce qu’il y a de plus important. Cette fratrie tente de s’aimer maladroitement et affronte leurs problèmes d’adulte, tout comme les enfants qui se débattent dans un vécu où le merveilleux peut se déployer.

Véritable suspense quand Zoey et Émie-Anne plongent dans les profondeurs d’une caverne et se glissent au plus creux de leurs fantasmes et de leurs peurs. Ils franchissent des ponts, s’enfoncent dans des trous où ils ont du mal à respirer, trouvent la clef, l’objet magique qui va sauver Zkyd et la planète comme de bien entendu. 

Kev Lambert n’a rien perdu de son imaginaire et de son regard particulier sur la société. Il reste mordant, dur parfois, cruel même ou juste réaliste. L’écrivain nous emporte dans les tourbillons d’un univers qui se moque des frontières et de tous les tabous, le monde fabuleux des enfants que l’on tente de protéger maladivement de nos jours. Comme toujours dans les contes et les histoires d’ogres, ils doivent affronter leurs frayeurs, leurs craintes et les déchirements qui sont déjà présents en eux et qui vont en faire des adultes qu’ils n’aiment pas voir autour d’eux.

Heureusement, il reste les jeux et les livres pour s’évader et triompher de tous les interdits. Un roman fascinant, un peu étrange, où il ne faut pas avoir peur de perdre pied pour suivre les jeunes dans leurs fantasmes, comme le fait Josiane, qui a gardé ce pouvoir de s’émerveiller et de ne pas juger ces moments précieux où l’imaginaire règle les tourments du quotidien.

 

LAMBERT KEV : Les sentiers de neige, Éditions Héliotrope, Montréal, 416 pages.

 https://www.editionsheliotrope.com/livres/les-sentiers-de-neige/

jeudi 3 octobre 2024

LE REGARD UNIQUE DE PIERRE SAMSON

EUGÈNE ROLLAND, enseignant à l’université, est spécialiste des textes anciens, chargé de cours malgré un parcours exemplaire, n’ayant jamais eu accès au cénacle des enseignants titulaires et à leurs privilèges. Il a fait face à bien des intrigues et aux manigances qui secouent le monde universitaire. Homosexuel, il a connu l’amour, mais son ami est décédé du sida, il y a un certain temps. À soixante ans, il envisage de partir à la retraite même s’il adore ses étudiants et qu’il n’a pas tout à fait renoncé à certains élans physiques. Il n’est jamais insensible à ces beaux mâles qui traversent son territoire de temps à autre. Son quotidien prend un tournant imprévu cependant et il devra remettre en question tous les principes qui ont guidé sa carrière. La vie n’est jamais une ligne droite et un événement peut tout faire basculer.

 

Fin observateur des agissements de ses concitoyens et surtout de leurs côtés les moins reluisants, Pierre Samson, dans L’irréparable, par les yeux de son personnage Eugène, brosse encore une fois un portrait décapant de la société actuelle. Rien n’échappe à cet observateur impitoyable. Les médias, l’université, les collègues, les étudiants, le monde politique et tous ceux qui exercent un certain pouvoir et qui marchent sur les pieds de leurs proches. Eugène me fait penser à certains oiseaux de proie qui voient tout. Il fustige la médiocrité, l’ignorance et la bêtise, surtout il déteste l’insignifiance. 

Il faut se méfier cependant et ne pas trop s’attarder aux entourloupettes de Samson. En dépit de ses facéties et ses coups de griffe, il reste un humaniste, un observateur attentif de la société et de son évolution. Certains trouvent grâce à ses yeux. C’est rassurant. 

J’adore.

Un cynisme certain, bien sûr, mais aussi une tendresse qui finit par s’imposer malgré les indignations de l’écrivain et sa plume bien affûtée. 

 

«Plusieurs se désoleraient de constater qu’un demi-siècle de télévision lénitive, de littérature édifiante, de dramaturgie vertueusement parlant irréprochable et faite sur mesure pour la marmaille, toutes ces jolies choses trafiquées, triturées, mastiquées jusqu’à ne former que des bouilles insipides, formatées par des censeurs déguisés en pédagogues, puis javellisées après être passées au tordeur de la bienséance avant d’être servies à notre précieuse progéniture, n’aura pas suffi à éliminer complètement certaines caractéristiques de l’humanité, à commencer par la goujaterie.» (p.28)

 

Pendant que beaucoup d’auteurs collent à l’oralité et à un style d’écriture qui se rapproche du bavardage, Pierre Samson prend la direction inverse. Il ose ce que plus personne ne fait actuellement. Il se montre toujours généreux, débonnaire, pas du tout avare de ses mots et de ses qualificatifs pour brasser une intrigue ou encore décrire un personnage avec une précision inquiétante. À peu près plus personne ne se risque à faire ça de nos jours. Son écriture est un défi et un pied de nez à la prose lisse et un peu «coton ouaté» de la plupart des auteurs contemporains qui s’embourbent dans la réalité et les tares d’un héros barouetté par la vie. Samson ne lésine jamais sur le crémage pour montrer les caractéristiques d’un personnage. Il raconte aussi une histoire comme personne n’ose le faire dans «ce pays qui n’est toujours pas un pays».

 

«Une boulotte, boudinée dans du Marie Saint Pierre, lui rend une main molle ployant sous les diamants, et tente un avorton de sourire. La façade de la pauvre femme a sûrement subi une suite de ravalements dignes d’une cathédrale sinistrée. Bref, elle leur offre un air de chat siamois où se serait installé à demeure un ennui insondable.» (p.55)

 

Qui ose ça dans une époque lisse où l’on bannit certains mots et où on ne désigne plus rien par son vrai nom? Oui, ça grince un peu parfois, mais c’est la manière samsonnienne. Il y a cependant des personnages qui échappent à la spatule de l’écrivain, des proches, je dirais. Eugène est l’un de ceux-là.

 

REGARD

 

Pierre Samson a bien raison de sonner les cloches parce que nous n’avons qu’à regarder autour de soi pour constater que nous pataugeons dans une fiction désolante pour ne pas dire aberrante. Nos élus nous parlent de prospérité et de progrès quand la planète implose. Nous nous comportons en sourd et en aveugle devant le pire qui est en train de se produire. Je pense à la terrible tempête qui a ravagé la Floride dans les derniers jours. Et comment imaginer qu’un Donald Trump puisse avoir des chances de redevenir président des États-Unis après tout ce qu’il a osé? Je sais, j’en parle souvent, mais cette aberration vivante m’obsède. Et que dire de notre Pierre Poilièvre qui prévoit un hiver nucléaire pour tous?

Il suffit d’enlever nos bandeaux et de regarder autour de soi pour comprendre que Samson n’a pas tort. Peut-être souffre-t-il d’une lucidité hors du commun et que l’écrivain, depuis son premier livre, est en quête de vérité. Il faudrait être bien mal intentionné pour refuser d’admettre que notre société repose sur le faux et le mensonge, l’image truquée, le maquillage quand ce n’est pas l’intelligence artificielle qui nous fait oublier la réalité. Tout cela pour sanctionner le culte du moi, se hisser dans des postes de prestige sans posséder les requis et les qualités nécessaires. 

 

ŒIL

 

Tout passe par le regard chez Pierre Samson. Rarement, j’ai lu un roman aussi visuel et descriptif que L’irréparable. L’écrivain prend plaisir à peindre ses personnages avec une précision étonnante et à les situer dans leur milieu de vie. Un artiste qui travaille à grands coups de spatule. Ce n’est jamais lisse et léché. C’est toujours esquissé à grands traits et Samson se montre particulièrement généreux en multipliant les couches et la pâte. 

Ça n’empêche pas ce cher Eugène de faire face à ses manies et ses habitudes, lui qui regarde tout avec dédain et avec l’œil de celui qui sait tout. Il perd son travail à l’université et est vite persuadé d’être la victime d’un complot ourdi par la direction et ses collègues. Son poste est pourvu par une jeune femme gentille qui devient rapidement son amie. 

Limier un peu compulsif, il s’attarde aux parutions d’Iréna Delagado Smith, sa successeure. Notre Sherlock relève des indices qui rendent sa remplaçante suspecte. Quelque chose cloche dans les publications de l’enseignante, comme si on avait voulu maquiller quelque chose ou encore trafiqué les écrits de quelqu’un. Eugène soupçonne la fraude intellectuelle et poursuit son enquête. 

Inconsciemment, il provoque le drame. Iréna est victime de son ex-mari qui n’accepte pas d’avoir été largué. Une tragédie que l’on décrit régulièrement dans les médias. Un féminicide, un autre, un de plus, un douzième peut-être depuis le début de l’année au Québec. Eugène a montré la piste qui menait à la jeune femme en téléphonant à un ancien collègue aux États-Unis. 

Il se sent responsable de ce meurtre. 

Dans les dernières pages de L’irréparable, je me suis retrouvé dans un polar qui m’a tenu en haleine. L’humain refait surface, l’empathie, la tendresse, les sentiments qui lient des amis et des amoureux. Je dirais que la compassion, la vraie, la réelle et la sensible, triomphe enfin du cynisme dans l’élan de la fin. 

Ça fait tellement de bien.

 

SÉVÉRITÉ

 

Reste que Samson est sévère en dépeignant la société contemporaine et le monde qui l’entoure. J’ai éclaté de rire devant certaines extravagances, parce que l’écrivain a un humour particulier et le sens de la caricature. Il sait être bitch souvent. Ce prosateur retourne une intrigue dans un bout de phrase, un regard et une courte description qui vous coupe le souffle et vous laisse sans mots. J’ai vu un tableau de Van Gogh dans cet extrait qui vous transporte ailleurs, ce coucher de soleil peint de façon magnifique et généreuse. C’est ça aussi Pierre Samson.

 

«Le bon professeur Rolland se laisse aller à contemplation de l’astre mourant déteignant sur l’horizon : un violet de gentiane semble émaner du minaret et pulser des gerbes de sang, des coules d’or, de chlorophylle, des rubans de soie orange qui inondent la voûte qui s’assombrit, glissant d’un bleu hésitant à un noir aveugle, à mesure que le lent basculement vers la nuit s’opère devant l’observateur installé à sa fenêtre, enveloppant les immeubles et les rares parcs dans des ténèbres opaques bafouées uniquement par les phares des voitures, les réverbères, quelques néons, la lune.» (p.221)

 

L’irréparable reste un texte attachant et étonnant. Eugène doit admettre qu’il a fait un faux pas et qu’il est tout aussi caricatural que ceux qu’il juge et a toujours vu de haut. Il fait partie de la meute et le prix à payer pour sa nouvelle lucidité est terrible. Un roman un peu étrange par sa forme et son phrasé, une manière qui détonne dans le défilé littéraire contemporain, mais une pensée, un regard qui sait trouver le travers, le ridicule dans nos grands débats qui tournent souvent à la parodie. Pierre Samson est formidablement conscient et j’ai toujours un immense plaisir à le suivre dans ses extravagances et son écriture généreuse.

Ce qui importe chez lui, c’est le contact avec l’autre, l’amour, la complicité et la tendresse entre un homme et une femme, un homme et un homme.

 

SAMSON PIERRE : L’irréparable, Éditions Héliotrope, Montréal, 280 pages.

https://www.editionsheliotrope.com/livres/lirreparable/