vendredi 5 septembre 2014

La poésie peut-elle encore sauver le monde ?

La Terre a des nausées, souillée par l’inconscience et la cupidité des humains. Désertification, fonte des glaciers, hausse prévisible des eaux, tornades de plus en plus fréquentes et violentes. La mort annoncée de la planète est palpable comme les premiers symptômes d’un cancer du poumon. Les puissants sourient devant les cris et les protestations des affamés. Les massacres se multiplient ? La bande de Gaza et l’Ukraine sont à feu et à sang et le virus Ebola frappe comme la peste au Moyen-âge. Ne reste-t-il qu’à chanter sa désespérance devant un monde qui semble avoir de moins en moins d’avenir. Jean Charlebois, dans Au même moment, se fait particulièrement percutant.

Jean Charlebois écrit de la poésie pour son bonheur et sa désespérance, travaille aussi comme rédacteur pour différentes entreprises. Il faut bien assurer sa survie. Il en est ainsi pour ceux et celles qui fréquentent les mots et font des livres que de moins en moins de lecteurs fréquentent. À se demander si un jour nous ne replongerons pas dans une grande noirceur où les œuvres littéraires ne seront connues que par quelques ermites ou esthètes.
Les escapades du poète comme rédacteur lui ont donné une conscience particulière de l’état de la planète et des mutations qui risquent de bousculer la vie dans les années à venir. La Terre a toujours été vivante, changeante, mais les activités humaines depuis un siècle accélèrent tout. Suffisamment pour que tout bascule ?

Le présent n’en a plus pour très longtemps, car, déjà, il pèse sur nous de toutes ses urgences et nous presse de nous aimer plus, avant la fin du monde. Rien de moins. Le présent, rien qu’à le voir, n’est plus éternel. Il suffit d’ouvrir les yeux ! Le modèle a fait son temps. Certains diront même qu’il a déjà tout donné. (p.13)

Que faire devant un tel désastre ? Que dire devant un avenir qui ratatine ? Nous avons toujours imaginé une existence sans heurts, sans bousculades et des civilisations qui traversent toutes les époques. Nous avons toujours voulu que le temps fige dans une forme d’éternité. L’histoire nous apprend pourtant que tout est éphémère. Les grandes civilisations ont connu leur apogée et un déclin avant de disparaître. Tous les indices montrent que l’Occident cherche son souffle et n’arrive plus à redonner un élan. Le matérialisme à tout prix a atteint ses limites. Particulièrement aux États-Unis d’Amérique. Ce pays est en faillite et il continue de dicter une conduite au monde. Il faut lire la fresque de Marie-Claire Blais, celle qui débute avec Soifs, pour prendre conscience de cette décadence.

Ressource

Que faire quand les mots deviennent notre seule ressource ? Jean Charlebois se préoccupe des changements climatiques et ne peut demeurer insensible devant les égarements de notre civilisation. Il transmet sa peur et sa désespérance dans des échappées poétiques où il tente de retenir l’attention de la femme qui le magnétise et l’interpelle. L’amoureuse à qui il s’accroche comme à un continent qui ne cesse de se dérober. Une complainte hallucinante où la vie s’impose dans une sorte de frénésie. L’amour, après tout, est ce qui permet la vie. L’amour permet la transmission de l’héritage et assure l’avenir. Aimer pour que tout recommence et peut-être changer le passé en s’inventant un futur.
 
Puis tout à coup beaucoup plus loin en arrivant vite    toi tes hanches neige    tes yeux de renarde argentée    ta vaste vivacité qui m’ouvre grandes les pupilles    ton clafoutis    tes crèmes pour le corps    tes mots repères    tes orteils de diable    ton riche écho et    comme une intervention sans anesthésie    tes mains dans ma tête pour reconstruire mes yeux    sur la terre comme au ciel (p.100)

Une prière pour cultiver l’espoir, garder une petite flamme qui permet de voir autour de soi et en soi. Espérance, mais aussi conscience des bêtises et des obsessions humaines ; conscience de l’aveuglement de ses semblables qui ne peuvent renoncer à leur égoïsme pour penser autrement, envisager le maintenant de tous les humains et leur avenir. Voilà que je pense à Stephen Harper en écrivant ces phrases…

Mes semblables ont besoin d’eau, de nourriture, de médicaments, de vêtements pour vivre. Pour vivre sans avoir l’air morts. La Terre est un site touristique prisé des riches. Les non-riches sont des bactéries en forme de bâtonnets, parasites des riches, qui leur servent à ouvrir des portes, à verser des scotchs ou à frotter de rutilantes voitures noires. (p.37)

Ne sommes-nous qu’une conscience à la dérive ? Des aveugles dans la nuit qui s’inventent des fables pour calmer leur peur et leur angoisse ? Ne sommes-nous capables que de mensonges dans cette grande course à la destruction ? Et s’il y avait autre chose, si ce que nous voyons n’était pas ce qui existe. Le poète attise l’espoir, calme sa peur, veut croire en la réalité du jour.

— Se pourrait-il qu’il y ait une espèce de vie parallèle à la vie qui nous pend au bout du nez ? Parallèle à la vie que nous avons connue. Et est-ce que cette vie-là s’amuse à brouiller nos pensées de toutes sortes de folies pour simplement observer, voir, expérimenter ? (p.39)

Comment être certain que nous ne sommes pas qu'un mirage, une lueur dans un ciel sans lune ?

L’amour

La vie ne peut s’ancrer que dans un présent tronqué où il faut aimer, trouver une certaine présence dans les yeux de la femme, celle qui porte la vie, celle qui nous renvoie notre désir et notre amour.
La poésie de Charlebois est particulièrement inquiétante et délirante. Elle bouscule, ébranle et parvient à attirer l’attention de l’amoureuse. Il s’abandonne à des mains aimantes qui peuvent le réinventer. Un chant désespéré, mais combien vivifiant ! Jean Charlebois nous propulse dans la fragilité des mots et du langage, un espace où il est possible de respirer dans les yeux des autres[1]. L’avenir ne peut se cacher que dans les soupirs de l’amoureuse, l’élan qui pousse hors de soi et ramène à soi. Ce poète connaît le sens premier de la poésie qui est d’interroger le réel, la vie, de sonner l’alarme. Moi qui ne fréquente guère les poètes de maintenant, parce qu’ils s’amusent à construire des maisons inhabitables au milieu des déserts, je me suis surpris à lire ces poèmes à haute voix, à vouloir être là plus que jamais pour toute la beauté qui nous entoure et que nous ne savons que souiller. Comment s’arracher à cette tornade qui ne s’arrêtera que dans la terrible collision du présent et de l’avenir ? Les poèmes de Jean Charlebois sont des bouées au milieu du grand fleuve Saint-Laurent qui nous préviennent que le récif est là, devant, et que nous risquons de nous échouer si nous ne donnons pas un coup de barre. Une poésie comme il ne s’en fait plus.

Au même moment de Jean Charlebois est paru chez Les heures bleues. 21,95 $.


[1] Allusion au recueil de poésie de Carol Lebel intitulé : Difficile de respirer dans les yeux des autres.