vendredi 17 juin 2022

ISABELLE DIONNE OU L'ART DU FRAGMENT

Isabelle Dionne, une enseignante au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière déroute un peu quand on prend la peine de s’aventurer dans D’autres font du vitrail, un court ouvrage au titre intriguant. Toutes les balises familières disparaissent. Pas vraiment d’histoire, encore moins de personnages ou de péripéties qui vous happent. Tout est raconté au «je» et l’écrivaine y va de fragments qui nous entraînent imperceptiblement dans ses souvenirs d’enfance ou lors d’une baignade, un spectacle ou un moment plutôt banal de son quotidien. Elle étonne en nous poussant devant un objet ou un paysage, arrête le temps, se moque de la chronologie, secoue des impressions et reconstitue la grande aventure de la vie.

 


Le titre d’un livre est toujours une clef qui permet d’ouvrir une porte et de se faufiler dans un monde qui surprend, étonne ou rebute. D’autres font du vitrail m’a forcé à réfléchir à cet art qui joue avec la lumière, du moins dans son sens le plus large, utilise des morceaux de verre de différentes teintes que l’on soude pour faire un tout harmonieux. Une sorte de casse-tête où les pièces suggèrent une scène plus ou moins réaliste. On retrouve ces fresques dans les églises où ils ont comme fonction de créer une ambiance feutrée, propre au recueillement, au silence et à la méditation. Le vitrail permet de se soustraire au temps et à l’espace en jonglant avec la splendeur du jour. 

Le texte déroute au premier coup d’œil. Les trente-sept fragments, les plus longs s’étendent sur deux pages, un peu plus parfois, se présentent d’un bloc. La majuscule lance l’extrait comme il se doit et après, plus de virgules, de tirets et de capitales. Tout se termine par un point. Comme si le paragraphe était un immense énoncé où tous les éléments s’accrochent l’un à l’autre. Une succession de mots sur laquelle nous trébuchons en cherchant une cadence, une rythmique qui porte toute écriture. 

 

PONCTUATION

 

Pourquoi devenons-nous craintifs quand la ponctuation disparaît? On dirait que nous ne savons plus comment aborder un texte, que nous perdons pied, que nous risquons de nous égarer sans ces balises qui nous permettent d’avancer. Plusieurs se sont butés aux romans de Marie-Claire Blais, refusant même de s’aventurer dans une histoire qui se présente comme une jungle où le lecteur doit se frayer un chemin en luttant avec une phrase qui pivote et nous attire dans un terrible remous. Pourtant, c’est si naturel en poésie où le discours se dépouille de tous ses artifices pour muer en diamant qui brille de mille facettes. 

Bien sûr, il y a un souffle dans ces fragments que nous devons trouver, une cadence. J’ai pris un moment à m’ajuster à Isabelle Dionne. J’ai dû recommencer La verrue, le premier texte, une bonne dizaine de fois. Comme quand je m’adonne à la course à pied. Il faut toujours un temps avant de glisser dans la foulée où je dépense le moins d’énergie.

Rapidement, je me suis senti à l’aise dans cette forme inusitée qui m’a encore ramené au vitrail. Les phrases se soudent les unes aux autres pour former un élément du roman. Chacun des fragments reproduisant dans sa structure le grand ensemble que constitue l’ouvrage.  

«nous observons le fouet transformer le mélange on dirait une danse s’émerveille mon fils nous ajoutons du lait tiède les ingrédients secs avant de verser dans le moule “cuire une quarantaine de minutes” le temps que la France a mis pour basculer dans l’horreur le temps que les images du drame ont pris pour faire le tour du globe les rues de Paris du Stade de France au Bataclan plus tard le Nigéria et Ouagadougou chaque fois des gens morts ou vivants recouverts de poussière une danse macabre aux infos» (p.19) 

Nous passons de la préparation d’un gâteau, une activité de la mère avec son fils, à un drame qui secoue la planète, à une souffrance endémique qui gangrène nos sociétés depuis que les grandes nations de ce monde, malgré une supériorité militaire et des armes effarantes, n’arrivent plus à gagner leurs guerres. Les forces conventionnelles sont inopérantes devant ces armées de l’ombre, les actes de ceux que l’on nomme des extrémistes qui frappent partout, s’en prenant aux populations dans des gestes désespérés. Ces attentats des terroristes (le mot le dit, ils veulent répandre la terreur) sont l’expression d’une détresse et d’un mal être qui touche de plus en plus d’individus hantés par la violence, l’impuissance et la mortUne perte du réel, certainement. 

 

ADAPTATION

 

Isabelle Dionne nous propose un bel espace de liberté et nous passons de l’intime au public, du geste quotidien à une action désespérée qui dépasse l’entendement. C’est d’une intelligence, d’une délicatesse qui laisse sans mots. 

Quel bonheur de se retrouver devant de petits bijoux qui épousent presque la forme du poème! Je signale ce fragment magnifique qu’est Le coupe-ongles.

 

«La rognure d’ongle forme un fin demi-cercle sur le bois foncé de la table juste une légère résistance

une coupe nette et sans douleur

 

une autre puis une autre puis une autre

 

constellation de croissants de lune

 

je balaie les restes de la main jette le tout à la poubelle

 

si seulement les peines disparaissaient aussi facilement.» (p.38)

 

Quoi de plus banal que de se tailler les ongles? Et voilà que nous glissons imperceptiblement vers une émotion intense, une douleur, un malaise, un chagrin qui s’accroche, un mal être qui plie le corps et l’âme. J’aime cette question qui s’impose à la fin et vous fais vaciller. 

Ça surprend telle une bourrasque qui empêche presque d’avancer dans un matin froid. Tous ces petits moments qui font une existence, une trame, une histoire, comme il faut des secondes pour donner la minute et après les heures. 

«je me relève m’éloigne du jardin salue cette abeille avec gratitude respect pour ce dévouement ma reconnaissance se mêle alors de tristesse devant cette vie sacrifiée au travail cet insecte en train de mourir d’épuisement.» (p.61)

Isabelle Dionne nous ouvre les yeux sur toutes les dimensions du monde, ses beautés comme ses horreurs. 

Un roman qui m’a fait penser à un bréviaire ou encore à un livre d’heures qui permet de revenir dans des souvenirs d’enfance, des moments de sa jeunesse ou des événements qui se sont imprégnés dans la mémoire pour ne plus s’effacer. Tout ce qui constitue les grands et petits drames de la vie.

 

COULEUR

 

Ces courts textes, je les ai parcourus à petits pas pour bien saisir la saveur des mots qui nous emportent souvent vers une réalité intérieure, une réflexion qui vous laisse au cœur d’une hésitation, devant une explication qui n’apaisera jamais comme il se doit. L’absence de ponctuation donne une force inquiétante aux mots.

Autant se méfier des fragments d’Isabelle Dionne parce que sous des apparences de légèreté et d’innocence, l’auteure nous pousse vers certaines hantises qui s’accrochent à nous. C’est la caractéristique de l’écriture que de chercher un sens à l’existence, d’orienter les regards pour rassurer peut-être ou encore pour nous indiquer une direction même s’il n’y a jamais de réponses définitives et de vérités immuables. 

Ce roman m’a forcé à m’arrêter à la gestuelle qui marque les jours, à tout ce qui m’entoure et que j’ignore la plupart du temps dans mes occupations bien souvent futiles. Un livre magnifique de sensibilité.

 

DIONNE ISABELLED’autres font du vitrail, Éditions Hamac, 112 pages, 15,95 $.

lundi 13 juin 2022

L’ÉVOLUTION DU QUÉBEC et LE CLAN DORÉ

VOUS CHERCHEZ UN LIVRE qui sort des sentiers battus ? Vite, procurez-vous Ramène-moi à la maison d’Isabelle Doré, la saga de ses grands-parents, des oncles, des tantes, du frère et de la sœur qui hante son imaginaire. Elle nous entraîne même du côté de sa marraine Françoise Graton et de Gilles Pelletier, bien sûr. Nous faisons connaissance avec une famille qui échappe aux normes. La mère d’Isabelle Doré, Charlotte Boisjoli était une comédienne reconnue tout comme son mari, Fernand, homme de théâtre qui a créé les émissions jeunesse à la télévision de Radio-Canada dans les années cinquante. Pépinot et Capucine d’abord. Suivra une très populaire série dont je me souviens très bien. La boîte à surprise a fasciné toute une génération de nouveau-nés. Pépinot et Capucine, dans les premiers moments de Radio-Canada, se vivait en famille puisque tous les Doré, avec Charlotte Boisjoli, prêtaient leurs voix aux marionnettes. Même les enfants participaient.

 

Comment classer cet ouvrage? On pourrait parler d’une monographie ou encore d’un récit où Isabelle Doré fait le tour de son clan, à commencer par les grands-parents Doré et Boisjoli. Mais qu’importe le qualificatif que l’on y accole, ce récit nous permet une formidable incursion dans un milieu qui se distingue par ses individus hors normes. Tous ont vécu la naissance du théâtre contemporain au Québec, vu de l’intérieur l’arrivée de la télévision qui devait secouer les balises culturelles de la Belle Province, connu les soubresauts de la Révolution tranquille et la crise d’Octobre qui a précédé l’arrivée du Parti québécois de René Lévesque qui a transformé le Québec d’alors.

Les proches d’Isabelle Doré sont des visages familiers. Fernand, le travailleur acharné qui bousculait tout le monde pour que ses projets aboutissent. Charlotte Boisjoli se révèle une artiste incontournable de son temps, une comédienne de talent centrée sur elle et qui a dû être mère par obligation. C’était tout de même rare à l’époque qu’une femme fasse carrière et mène sa vie comme elle l’entendait. 

Le couple Doré-Boisjoli s’est rapidement disloqué et la famille s’est reconstituée selon les amours de l’un et de l’autre. Jean-François, Marie-Ève et Isabelle ont navigué entre les parents. Jean-François se distinguera plus tard à la radio de Radio-Canada. Je me souviens avoir été un auditeur attentif de Bouchées doubles qu’il animait avec Chantal Joly. Cette dernière, débarquée au Québec en 1980 pour quelques semaines, a tellement aimé le pays qu’elle n’est jamais retournée en France, trouvant ici un espace de liberté où s’épanouir.

La chroniqueuse part de Conrad Doré, tailleur pour dame. Irène, son épouse, croyait avoir sa place à la gauche de Dieu en faisant de son fils Marcel un prêtre un peu particulier. Et dans l’autre branche familiale, Yvonne, la jolie jeune femme aux cheveux longs, plutôt délurée pour l’époque, épouse d’Henri Boisjoli qui a travaillé toute sa vie pour la Canadien Pacific Railway. Elle écrivait à son mari des messages que peu auraient osés. «Je te prépare un bon petit souper. Les plus enivrantes caresses. De ta petite femme.» (p.42) 

Le couple aimait le théâtre et ne se privait pas d’aller voir les spectacles, dont ceux de Gratien Gélinas. Ils ont tracé la voie à Charlotte qui a pu rapidement se retrouver sur une scène.

 

FRESQUE

 

Isabelle Doré brosse une fresque formidable qui nous permet de traverser presque tout le siècle dernier. Nous suivons des familles qui se sont débrouillées, vivant la fameuse crise économique qui a disloqué la société à la fin des années vingt et aussi les deux grandes guerres qui ont bouleversé la planète. Que dire de l’embellie des années cinquante, l’arrivée de la télévision qui a tout changé au Québec, l’accompagnant dans sa marche vers la modernité

Isabelle Doré voit tout avec les yeux de l’enfant délaissé par sa mère. Devenue adulte, elle se transformera en véritable archiviste, amassant tout ce qu’elle pouvait de photos, de lettres, de documents que sa famille éparpillait autour d’elle.

Ce qui étonne dans ce récit, c’est la totale franchise de l’auteure. Elle s’aventure dans la vie intime de ses proches, raconte et invente (on pourrait parler d’autofiction) la sexualité de ses grands-parents. Elle avait beau jeu avec les missives que la charmante Yvonne écrivait à son Henri pour le titiller. Les Boisjoli vivaient pleinement leur amour. Ce n’était pas le cas chez les Doré avec Irène. 

La petite fille a surtout résidé avec son père, y trouvant une autre mère en Margaret Seguin, la seconde compagne de Fernand. 

Isabelle a cru longtemps que Charlotte la détestait. Elle évoque des moments terribles. Sa mère ne voulait pas de ce troisième enfant. La Protection de la jeunesse s’en serait mêlée si elle avait existé à l’époque. 

«Ma marraine, la belle Françoise Graton, remplaçait parfois grand-maman Yvonne pour le gardiennage. Elle me racontera plus tard que lorsqu’elle arrivait, je pleurais manifestement depuis des heures tant mes larmes avaient creusé des rigoles le long de mes petites joues et mon corps entier baignait dans ses excréments.» (p.104)

 

PORTRAIT

 

Charlotte est une comédienne très centrée sur elle, sur son image et sa carrière. Heureusement, Isabelle avec sa grande empathie pour tout le monde, sa manière de garder le contact avec tous, réussira à se réconcilier avec sa mère. Oui, Isabelle possède un côté mère Teresa qui se préoccupe de ses tantes, de son frère et de sa sœur tout en écrivant pour la jeunesse et le théâtre.

J’ai eu un énorme plaisir à suivre les hauts et les bas de cette famille hors norme. Les soubresauts des jours se transforment en spectacles, allant souvent de la comédie à la tragédie. Les déboires de Fernand qui fait face à des accusations de corruption. Il a collaboré avec une entreprise qui travaillait pour Radio-Canada. Cela lui gâchera l’existence et sa vie de couple. 

 

ATTENTION

 

Tout ce monde est décédé maintenant. Isabelle Doré n’aurait jamais pu écrire un tel livre avant, j’imagine. Elle s’attarde aux derniers jours de son père. C’est d’une précision remarquable. Et de sa mère qui reste tragédienne jusqu’à la fin, mettant en scène la cérémonie de ses funérailles, le cancer de Jean-François et sa sœur Marie-Ève qui a connu une vie de marginale. Celle qui ne savait qu’en faire à sa tête a subsisté souvent pitoyablement.

Ce récit authentique, juste et sans dissimulation, nous plonge dans une époque où tout se pouvait au Québec. J’ai eu l’impression de revivre une partie de mon enfance, surtout mon éveil à la culture, au théâtre et à la musique par la radio et la télévision. Ces médias ont eu tellement d’importance dans mon ouverture au monde. C’était le lieu du rêve, des romans, des chansons différentes qui m’ont poussé vers la lecture et l’écriture. Plusieurs personnages du petit écran étaient presque des intimes de ma famille. Ma mère ne cessait de houspiller le Séraphin des Belles histoires et menaçait de lui faire passer un mauvais quart d’heure quand elle le croiserait. La fiction et la réalité se mélangeaient joyeusement chez les Paré. Aline se transformait en tragédienne à ses heures.

Isabelle Doré se complaît à multiplier les cercles et les méandres pour mieux cerner ses sujets, comprendre la route qu’elle a parcourue. On n’écrit jamais sur ses parents sans se mettre en danger, sans secouer ses derniers retranchements. 

L’écrivaine possède une mémoire familiale fabuleuse et sait décrire des moments pathétiques. Comment oublier la mort horrible de Françoise Graton, sa marraine, celle de Gilles Pelletier que j’ai eu la chance de croiser un certain jour d’été chez Victor-Lévy Beaulieu à Trois-Pistoles? Je peux dire que j’ai pris un verre avec Xavier Galarneau et sa charmante épouse Françoise. 

Un témoignage unique, personnel et singulier. Madame Doré m’a touché par ses grandeurs, ses beautés, ses élans et aussi par les drames propres à tous ceux qui vivent et respirent, cherchent le bonheur et l’amour qui ne se laissent jamais apprivoiser facilement. Isabelle Doré possède un humour contagieux, ce qui ne gâche rien. Des heures de lecture fascinantes.

 

DORÉ ISABELLERamène-moi à la maison, Éditions de La Pleine Lune, 320 pages, 29,95 $.

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