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mardi 13 juillet 2021

L’AVENIR SERA COLLECTIF OU IL NE SERA PAS

NOS LENDEMAINS DE FEU de Julie Stanton nous plonge dans le sujet de l’heure, soit les bouleversements climatiques, la pollution qui met en danger toutes les espèces vivante. L’avenir se referme comme un coquillage devant les nouvelles générations. Il est plutôt rare que la poésie s’aventure de ce côté-là du monde, s’ouvre aux horizons de la planète et à son sort. On est habitué au terrible «je» qui enfle et prend toute la place sans jamais se préoccuper de l’environnement qui n’en peut plus de nos folies, nos angoisses et nos pillages. Bien sûr, il y a eu le courant identitaire et nationaliste dans les années 1970 avec Gaston Miron, Gilbert Langevin et Yves Préfontaine, mais avec l’échec du référendum de 1980l’individualisme s’est installé dans les champs de la poésie et peu nombreux sont ceux et celles qui ont osé emprunter les chemins de la collectivité pour imaginer le territoire improbable qui n’a cessé de fuir et d’être saccagé.

 

Deux temps dans Nos lendemains de feu dédié aux petits-enfants de la poète. D’abord Les paradis perdus où madame Stanton se souvient d’un éden qui lui a glissé entre les doigts par distraction ou par manque de conscience, peut-être aussi, comme beaucoup de notre génération, qu’elle a été happée par l’avenir, se laissant séduire par le chant des technologies qui avaient réponse à tout.

 

Délestée

de l’aura des années-lumière, tu imaginais

ce qui te conduirait aux années-

charnières. Un signe peut-être surgirait de

la Symphonie du Nouveau Monde, de la

relecture de George Orwell ou de

Nostradamus. Et si demain se réduisait au

néant?

 

Vois

La fonte du Groenland

Le Brésil sous la boue

Le déchaînement de l’Etna

 

Tends le cou au-delà de ta béatitude. En

Californie, Paradise a cédé à l’enfer, le

Portugal retient son souffle, la Grèce

flambe, l’Amazonie se meurt. Jusqu’aux

ruines qui s’ajoutent aux ruines. (p.15)

 

Nous subissons des dérèglements terribles. Une canicule meurtrière frappe la côte Ouest de l’Amérique, particulièrement la Colombie-Britannique, déclenchant des incendies qui détruisent tout sur leur passage. L’enfer, le véritable, sans Lucifer. Et les scientifiques prévoient que le phénomène va se reproduire de trois à quatre fois par année. Tout se déglingue et les terres fertiles sont maintenant des déserts. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, la poète respirait dans le bonheur, s’abandonnait à des instants d’extase dans son île cernée par une luminosité qui lui coupait le souffle et la laissait sans mots. Des moments où elle pouvait imaginer que l’avenir était juste là, un peu en dessous de l’horizon, dans l’étal de la marée et que la vie était inépuisable de surprises et d’éblouissements.

 

Le soir s’égrenait en éternité. Âme à nue

dans l’opalescence de la plage, tu cherchais

le meilleur angle pour accueillir le vertige. (p.13)

 

Un repli sur soi, une méditation où Julie Stanton constate que les humains ont été des prédateurs insatiables. Tout ce qui était enchantement n’est plus qu’illusion. Tout ce qui faisait soupirer devant un soleil qui se noyait dans la mer étale risque de s’évanouir à jamais avec la fonte des glaciers, les ouragans qui mordent les côtes de l’Amérique, le smog comme un bâillon sur les villes. Et que dire de cette pandémie qui ne cesse de s’inventer des variants de plus en plus féroces? Qui aurait prédit, il y a quelques mois, que nous déambulerions partout au Québec avec un masque?

 

Les petits-enfants

des enfants de tes enfants, que sauront-ils 

de la forêt boréale naguère opulente, de la

taïga du Grand Nord, de ses tapis de

bruyère, de son lichen, de ses mousses? (p.18)

 

Constat, crainte, regrets, angoisse devant l’avenir, l’aveuglement planétaire qui n’a jamais voulu lire les signes de la catastrophe et qu’il était primordial et nécessaire de modérer nos appétits.

 

APPROCHE

 

Questionnements dans un premier mouvement, constats alarmants et au cœur du poème, une voix qui s’impose, celle de la conscience peut-être, pour tirer les choses au clair. Ce peut être aussi d’autres compagnons que Julie Stanton fréquente qui viennent à la rescousse. René Lapierre, Nicole Brossard, Jack Kerouac, Walt Whitman, Michaël Trahan, Suzanne Jacob, Léonard Cohen, Paul-Marie Lapointe et Jean-Marc Degent. Des allumeurs de réverbères qui se joignent à elle, murmurent et tissent une communauté de pensée et de paroles. 

 

Incontestablement

 

ta désinvolture n’aura servi qu’à élargir les

zones de faille. Tu n’as pas su freiner la

montée des aubes meurtrières, pas su

épargner la vulnérabilité de la tortue des

bois dans le clairières des Appalaches.

 

Si loin si proche

L’exode des animaux sans feu ni lieu

Celui des réfugiés climatiques

Pèsent sur tes épaules

 

La couche est dure lorsqu’on se bat seul,

son village à bras-le-corps. Qui dort où? (p.26)

 

Conscience des ravages d’un appétit de modernité insatiable, de nos aveuglements crasses devant la mort qui circule dans les rues au volant de grosses cylindrées, se roule dans les fleuves et les rivières, voyage avec les vents et assèche les terres les plus fertiles.

 

PAROLES

 

La poète pourrait s’abandonner à la désespérance, répéter que tout est consommé, qu’il n’y a plus rien à faire. Ce serait trop facile. Julie Stanton a toujours cru au pouvoir des mots. Non. Les enfants de nos enfants sont là. Ils s’imposent et inventent leur parole dans Résistants de l’ombre, la deuxième partie du recueil. Ils parlent haut et fort et c’est non. Jamais. Pas de compromis. Ils ne seront pas nos héritiers, surtout pas de l’aveuglement des prédateurs que nous sommes et qui ont étranglé la planète.

 

Merci pour ce que vous avez bâti entre

courage et mégalomanie mais non merci

pour les tas d’immondices si gigantesques

que nous sommes incapables d’atteindre

l’interrupteur nous refusons à seize ans

d’hériter du fatal boomerang de votre

splendide désastre les deux pieds dans la

gueule du cratère! (p.68)

 

Ils vont le défaire ce monde, le secouer aux quatre vents et le retrouver dans sa quintessence. Ils rêvent d’une autre beauté, d’autres villes, d’autres regards. La parole se renverse. Ils sont partout, porteurs d’un langage différent et d’une poésie régénérée. Ils s’éloignent avec l’avenir dans leurs sacs à dos, n’acceptent pas la mort que nous avons fini par domestiquer.

 

… nous sommes nés

sans notre consentement mais nos ailes

farouches nos crises d’anxiété des instants

paradisiaques des bonheurs atroces il y va 

de notre survie de dérégler vos boussoles

pour parvenir à l’imprévu. (p.81)

 

Il y a l’espace pour des lendemains qui chantent et Julie Stanton fait confiance à ces jeunes. C’est à eux de rejeter l’héritage et de faire une aventure de leur vie qui dépasse les limites de notre entendement. «L’espoir luit comme brin de paille», mais pour cela il faut un autre langage et un regard neuf sur ce qu’est le monde.

 

 … oui oui de

nouvelles racines tirées du vieux nous

sommes abonnés au recyclage. (p.89)

 

Terrible legs que nous laissons à ces jeunes, comme si nous leur demandions d’inventer le futur parce que nous avons courtisé la mort en nous abandonnant à nos bonheurs égoïstes. L’avenir sera collectif ou il ne sera pas. «… nous n’irons pas plus loin que la prochaine génération pas de panique c’est demain.»

 

STANTON. JULIENos lendemains de feu, Éditions Écrits des forges, Trois-Rivières, 2021, 16,00 $.

 

https://www.ecritsdesforges.com/produit/nos-lendemains-de-feu/ 

mardi 26 mars 2019

DONALD ALARIE EXPLORE SA VILLE

DONALD ALARIE, depuis son entrée en littérature, reste fidèle à la poésie tout en faisant des incursions du côté du roman, de la nouvelle et du récit. Il partage ainsi sa passion pour les mots entre plusieurs genres et, il faut le préciser, pour l’avoir suivi depuis 1980, ses débuts presque, il excelle en tout. Je ne sais comment, j’ai mis la main sur l’une de ses publications. Un hasard, une attirance pour un titre, les chemins de la lecture sont souvent étranges. Arpenteur du quotidien est son dixième ou onzième recueil de poésie à paraître aux Écrits des forges, maison fondée par le regretté Gatien Lapointe, un homme qui a marqué l’imaginaire avec son Ode au Saint-Laurent, ce long texte qui nous donnait le pays dans toutes ses grandeurs. « J’ai pris souffle dans le limon du fleuve » me résonne encore dans la tête et c’est certainement une découverte qui m’a poussé vers la publication de L’Octobre des Indiens.

Arpenter, dans le sens d’explorer un endroit pour en connaître la topographie, le relief et peut-être aussi pour s’y retrouver dans toutes les dimensions de son esprit. Un homme sillonne la ville, un parc en particulier, les rues chaque jour, devenant une ombre que plus personne ne remarque, un marcheur qu’on ne voit plus. Donald Alarie, pourtant, vibre, entend, surveille les lieux et les gens qu’il rencontre.

Le passant se console avec des miettes de rêves qui nourrissent sa flânerie.

Quelques souvenirs lui allègent le cœur, l’aident habituellement à traverser les saisons moins fraternelles sans trop balbutier.

Un banc public devient pour lui un havre de paix où se reposer.

Le vent dans les arbres ne le déçoit pas. (p.11)


Le point de vue de ce poème témoigne de la démarche de Donald Alarie. Le marcheur devient objet d’attention et sujet d’exploration. Ce n’est pas seulement la ville que nous allons découvrir par les yeux du narrateur, mais surtout ce que l’homme en mouvement ressent, ce qu’il éprouve et ce qu’un événement ou une rencontre provoque en lui. Les arbres, le vent, la pluie viennent le surprendre, permettent la montée des rêves et des souvenirs. Comme si quelqu’un surveillait le marcheur, parvenait à entendre ses pensées et ses réflexions.

EXPLORATEUR

Et le voilà qui part beau temps mauvais temps pour prendre le pouls de la ville et peut-être aussi surprendre les agitations des femmes et des hommes qui tournent dans leurs activités ou qui luttent avec le temps qui file. Il se tient en marge et n’a plus à courir du matin au soir pour « gagner sa vie ». Que je déteste cette expression. J’ai toujours eu du mal à penser que l’on devait gagner sa vie quand il suffit de la vivre tout simplement. Comme si respirer se calculait au montant d’argent que nous recevons pour effectuer un travail.
Et le voilà dans le vaste monde qui prend la dimension d’une ville. Les trottoirs usés par toutes les courses des humains le portent, les bruits connus et parfois exécrables, les édifices, les restaurants et les commerces. Le promeneur mesure le jour. Il est celui qui vient, celui qui va, celui qui voyage dans sa tête et traverse les rues pour mieux se surprendre.

De l’autocar tout neuf, descendent des marcheurs hésitants.

Des regards fatigués, devenus tout à coup presque joyeux, persistent malgré les tremblements.

Demain, il sera trop tard pour la chasse aux images.

Ils retiennent ce qu’ils peuvent. On ne leur en demande pas plus.

Le passé est sur le point de se déliter.

Le futur ne tient plus qu’à un fil. (p.21)

Des gens âgés descendent péniblement d’un autobus et cette scène anodine devient une aquarelle. Le passant baisse la tête pour revenir à soi, tenter de cerner ce qu’est la vie, le temps qui bondit, nous emporte et s’avère impitoyable pour tous. Des voyageurs s’accrochent à des sourires, au groupe pour voir si le corps peut encore suivre dans un moment d’oubli et effacer les marques qui font plier l’échine.
Notre arpenteur circule bien plus dans ses réflexions que dans la ville qu’il ne quitte guère. Ce n’est pas un marcheur qui recherche le bout de soi, carbure aux exploits qui permettent de gravir une montagne ou traverser des parcs sauvages. Il aime ses habitudes, a ses endroits de prédilection pour faire face à ses pensées et ses questionnements pour bousculer les heures qui filent sans jamais réussir à le retenir. Il va et vient, solitaire et silencieux, un peu distant, n’étant souvent qu’une oreille ou un regard, toujours à la recherche d’un instant qu’il laisse rebondir dans sa main comme une balle.

Le passant connaît bien le but ultime, mais il préfère l’oublier.

Il dit : je ne sais rien.

Chaque pas est un gain sur l’immobilité. Ça, il le sait.

Chaque pas est comme un mot sur le bout de la langue qui sort enfin au grand jour.

Une petite promenade peut devenir l’occasion d’une phrase, réussie ou même d’un paragraphe lourd de signification. (p.28)

Le passant jongle avec les mots, un bout d’histoire ou encore une image qu’il polit et peut insérer comme une brique dans l’ouvrage qu’il est en train de mijoter. Ce peut être une nouvelle ou une scène d’un roman. Les écrivains sont souvent des marcheurs qui vont et viennent dans des lieux familiers et dans leur texte. Il faut arpenter des phrases pour battre la cadence, garder le rythme qui permet de s’avancer dans l’espace d’un poème ou rencontrer un personnage. Tout comme le musicien qui accorde son instrument avant de se lancer dans l’interprétation d’une pièce de Debussy.
Je ne fais pas autrement quand je perds la route ou n’arrive plus à secouer le mot juste. Je pars souvent courir, skier ou marcher, pédaler l’été dans le parc de pointe Taillon et je trouve immanquablement la petite fenêtre, la porte par laquelle me faufiler.
Je pense à Gaston Miron qui « ruminait ses poèmes » et les reprenait sans cesse afin de les peaufiner jusqu’à ce que ça sonne parfaitement à l’oreille. Gilbert Langevin ne faisait pas autrement et savait ses poèmes par cœur et pouvait les réciter sans rien oublier. Il possédait une mémoire phénoménale que je lui enviais. Il faut le voir dans Paroles du Québec, émission réalisée par Télé-Québec en 1981. Il parle comme ça, naturellement, comme s’il découvrait les mots en même temps qu’il les dit.

EXPLORER

Donald Alarie aime les lieux connus et souvent fréquentés parce qu’ils lui permettent d’explorer les dimensions d’un projet d’écriture. Il lui faut ce mouvement, ce parcours dans la ville pour se rassurer, se retrouver au milieu des mots qu’il surprend comme des pigeons qui tournent sur les pavés, s'envolent pour revenir.

Deux vieillards, canne à la main, pieds fatigués dès le matin, sont prêts malgré tout à vivre jusqu’au soir.

Le parc s’éveille. Le passant s’en réjouit.

Et si ce n’était qu’un rêve ? (p.40)

Je ne sais pourquoi, je pense à Baudelaire, à son poème Une passante. Ce si beau texte que j’ai tenté d’apprendre par cœur sans y parvenir. J’ai une mémoire pleine de trous.

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Il va et vient dans l’agitation et les activités de la ville, se retrouve souvent devant un miroir où il surprend un individu qui lui ressemble étrangement.

Marcher est sa façon de commencer le monde. (p.51)

C’est ainsi que j’ai accompagné Donald Alarie dans ses promenades où il mesure le jour dans toute sa largeur et sa hauteur. J’ai tout fait pour ne pas le perturber. Je me suis fait discret, comme son ombre pour le suivre parce qu’il a du souffle et de l’endurance, me faufilant derrière des buissons pour l’entendre respirer et le voir pencher la tête, pour assister au jaillissement de l’écriture, aux oscillations de la pensée et de la réflexion.

Des pages de journal bousculées par le vent. Le monde est un visage froissé qui a mal voyagé.

Les catastrophes en d’autres lieux se multiplient.

La Terre n’est qu’un jouet fragile trop souvent confié à des mains sournoises.

Fermer les yeux n’est d’aucun secours. (p.64)

Et je pars sur mes skis, dévale la dune et glisse dans la blancheur du lac qui me fait toujours penser à une immense page que je dois réécrire sans cesse parce que le vent y efface toutes les empreintes nuit après nuit. C’est le travail de l’écrivain, c’est la tâche de Donald Alarie quand il s’éloigne dans les rues de la ville pour la sentir dans sa tête et dans ses jambes. Nous arpentons tous le quotidien, des lieux, des espaces pour respirer, voir en nous et en extraire des bouts de phrases qu’il faut polir avec la patience de l’orfèvre. Belles promenades avec Donald Alarie, un guide formidable. Des sujets que nous n’arrivons jamais à distancer et qui ne nous laisseront jamais en paix, surtout si on jongle avec les mots et des images qui peuvent muter en poème ou en nouvelles. Une réflexion, bien plus, une méditation sur la vie, la mort, le temps qui file devant soi et les souvenirs qui s’accrochent à nos talons. Une délicatesse, une finesse rare. C'est pourquoi j'aime Donald Alarie.


ARPENTEUR DU QUOTIDIEN, POÉSIE de DONALD ALARIE publiée aux ÉCRITS des FORGES, 2018, 78 pages, 15,00 $.

mardi 29 mai 2018

MON AMI LANGEVIN ET LÉONARD


Une version de cette chronique
a été publiée dans Lettres québécoises,
Numéro 168 décembre 2017,
consacré à Léonard Cohen.


Mon ami Gilbert Langevin surgissait souvent au milieu de la nuit quand je vivais à Montréal pour étudier la littérature et y apprendre la vie et l’autonomie. Il n’avait pas besoin de sonner. La porte n’était jamais barrée et il entrait sur la pointe des pieds, me demandait si je dormais. Je dormais, mais ne dormais plus et je passerais le reste de la nuit debout. Ses pas dans l’escalier me réveillaient toujours. J’avais l’oreille fine. Surexcité, incapable de rester en place, il tournait, déclamait ses poèmes, chantait l’une de ses chansons avant d’avaler une tranche de pain et de vider ma dernière bière. La plupart du temps, il ouvrait le frigo et se servait avant de me parler. C’était rue Rivard, un appartement sous les toits avec bain au milieu de la cuisine, juste sous le puits de lumière, dissimulé dans un grand coffre de bois avec couvercle. Je pouvais y faire trempette en trinquant avec les amis.

C’était une nuit d’automne, en 1969. Gilbert était plus nerveux que jamais. Il avait sorti un disque de sous son grand manteau noir qui était un véritable coffre aux trésors. Il avait secoué une pochette rouge avec la tête de Pauline Julien que l’on reconnaissait facilement. J’avais placé le disque sur mon pick-up et il m’avait fait écouter sa version de Suzanne.
— C’est du Cohen, du Léonard Cohen !
Il riait, secouait les mains, repoussait sa longue crinière noire. Il me parlait du poète anglophone de Montréal et je prenais conscience pour la première fois que mon ami parlait anglais ! Il le fallait parce qu’il avait traduit cette chanson. Il me parlait aussi d’Armand Vaillancourt que j’avais croisé une fois ou deux à l’Auberge du Canada.
Je n’avais jamais entendu le nom de Léonard Cohen avant. Gilbert chantait avec Pauline. Un duo improbable. Il était certain de devenir riche et promettait de fêter ça à la taverne Cherrier, rue Saint-Denis. Mais avec un sou par disque vendu en droits d’auteur, il aurait fallu en écouler quelques millions pour réussir à étancher notre soif.
Gilbert m’avait laissé Comme je crie, comme je chante bien sûr. Il donnait tout ce qu’il avait. Ses livres, des bouts de poème qu’il écrivait sur tout ce qui ressemblait à du papier. Mon seul disque dédicacé. Il avait écrit à mon frère de La Doré et avait dessiné des croix. Comme toujours. Gilbert dessinait quand il écrivait. J’avais eu la chance de voir son manuscrit Ouvrir le feu et c’était un mélange de dessins, de gargouilles, de croix et de signes cabalistiques avec les poèmes bien sûr. Je ne sais pas ce qu’il a fait de ces manuscrits. Sans doute qu’ils sont aux Archives de la Bibliothèque nationale du Québec où il a cédé une partie de ses écrits, il me semble.

DÉPART

Et il était reparti quand le matin était bien installé, quand il n’y avait plus de bières dans le frigo. J’attendais ma paye de la Commission scolaire des écoles catholiques de Montréal où je faisais de la suppléance pour survivre et acheter d’autres bières. Je l’avais regardé s’éloigner, allant vers la station de métro Mont-Royal, fragile sous son grand manteau noir, gesticulant, souriant et chantant peut-être parce que certains piétons se retournaient sur son passage.
Une vraie curiosité que ce manteau. Il avait fixé plusieurs articles le concernant à la doublure. Lors de nos soirées bien arrosées à La Casa de Pedro ou à l’Auberge du Canada, il ouvrait son manteau et je pouvais lire une critique récente, une entrevue dans un journal pendant qu’il faisait les yeux doux à l’âme sœur que je venais de croiser. Il jurait que ça le tenait au chaud en hiver. Les coupures de presse, les entrevues, les critiques, qu’on se le dise, ça isole parfaitement un manteau.
Je m’étais habitué à ces visites. Je me réveillais souvent avant qu’il ne grimpe l’escalier étroit, avant qu’il ne pousse la porte, chante, me raconte qu’il avait failli vendre l’un de ses vers à Gaston Miron pour deux dollars. Ces matins-là, quand on requérait mes services dans une école, je m’y rendais en bâillant. Je ne pouvais refuser un remplacement. J’avais besoin d’argent et l’école Marquette requerrait souvent mes services.

JEAN-PAUL

Une nuit, Gilbert avait décroché le combiné du téléphone et composé un numéro qui ressemblait à la formule de Pi. Il avait réussi à rejoindre Jean-Paul Sartre à Paris. J’étais abasourdi. Ébaubi. Jean-Paul Sartre était au bout du fil.
— Comment ça va dans ton néant ? avait lancé Gilbert.
Je me tenais les côtes tellement je riais.
Il voulait lui faire écouter sa version de Suzanne. Sartre connaissait le poète et le chanteur. C’est du moins ce que Gilbert prétendit après. Encore une fois, il m’avait tenu debout jusqu’aux premières lueurs de l’aube et j’avais affirmé, quand le téléphone avait sonné pour me demander d’aller à l’école Saint-Michel, que j’avais une grippe de cheval. Juste à entendre ma voix caverneuse, la pauvre fille avait pensé que j’étais presque à l’article de la mort ou que je m’exerçais à parler comme Léonard Cohen.
Tout s’était compliqué pendant la crise d’Octobre. Gérald Godin, Pauline Julien et Gaston Miron étaient en prison. Gilbert circulait, récitait ses poèmes, hurlait en vain. J’ai pensé qu’il voulait plus que tout se retrouver derrière les barreaux. Il m’en avait voulu quand deux policiers étaient venus fouiller mon appartement, me demandant si j’étais Paul Rose. Les agents n’avaient même pas soulevé le couvercle du bain. J’aurais pu y cacher un membre du FLQ et de la dynamite. Qui aurait pensé trouver un révolutionnaire dans un bain au milieu d’une cuisine ?
J’ai appris récemment qu’il se réfugiait chez son frère Roger alors et qu’il amusait les enfants en racontant une histoire étrange. Il avait inventé un personnage glabre d’un côté et tout poilu de l’autre. C’est son neveu Jérome qui m’a raconté cette histoire lors de son passage au Saguenay pour un spectacle de France Bernard qui interprète les chansons de Gilbert de façon magnifique. Je ne savais rien de ce personnage et encore moins que Gilbert s’était caché pour échapper à la police. Il faut toujours se méfier de sa version de la grande et petite histoire.
Gilbert était apparu quelques nuits plus tard. Je commençais à être inquiet. Il avait bu deux bières avant de raconter que dans l’après-midi il avait descendu la rue Saint-Laurent du nord au sud en caleçon sur une vieille bicyclette. La grande combine de luxe avec sortie de secours à l’arrière s’il vous plaît. Il avait chanté toutes ses chansons subversives. Les gens souriaient, certains applaudissaient, mais pas un policier ne s’était approché.
Et il avait regardé autour de lui pour s’assurer que personne ne pouvait l’entendre. J’avais soulevé le couvercle du bain pour lui prouver qu’il n’y avait que nous deux dans l’appartement.
— La police sait que je suis une bombe à retardement. Si elle m’arrête, ce sera la guerre civile au Québec.
Je ne contredisais jamais Gilbert.

LE RETOUR

Et je suis rentré dans mes terres de La Doré avec le disque de Gilbert et de Pauline pour devenir écrivain à temps plein. J’ai trouvé une grande maison dans un bout de rang où il y avait toutes les hirondelles du monde, des marmottes, un renard un peu farouche et du silence, beaucoup de silence. Les quelques maisons voisines étaient désertées et ne reprenaient vie que pendant une courte période de l’été. Le rang s’était vidé et presque toutes les habitations avaient été déménagées au village. Je pouvais y écouter Suzanne en y mettant toute la puissance, faire trembler les vitres. Les hirondelles avaient hésité un peu au début et s’étaient vite rapprochées quand Pauline se lançait. Je pense que notre diseuse nationale plaisait aux oiseaux, particulièrement aux hirondelles et aux pics dorés.
Après une absence de quelques jours, j’étais revenu dans mon refuge… Tous mes disques et le petit pick-up avaient disparu. Quelqu’un, un admirateur de Suzanne peut-être, ou de Pauline Julien avait tout emporté. Gilbert avait applaudi quand je lui avais raconté qu’un voleur s’était enfui avec mes disques et son Comme je crie comme je chante. J’avais peut-être été téméraire en ne mettant pas de serrure sur la porte. N’importe qui pouvait entrer dans ma maison. Il avait raconté partout qu’un voleur était venu dans ma maison du bout du rang pour s’emparer de son disque. Il y avait aussi tout Léo Ferré, Jacques Brel, Georges Brassens et Moustaki mais ça, il n’en parlait jamais.
J’avalais un peu de travers. Mon manuscrit Le Violoneux était bien en évidence sur la table de bois qu’un ami m’avait prêtée. Ma prose avait laissé le filou indifférent. Un amateur de musique, un fanatique de Cohen, je ne saurai jamais. Si au moins mon manuscrit avait disparu. Mais, à bien y penser, heureusement que le voleur n'a pas touché à mon roman, parce que je n’en avais qu’une copie.
Je pense souvent à ce beau disque. Il m’arrive de me réveiller en sursaut et d’entendre Gilbert chanter en ouvrant les bras comme s’il dansait avec Pauline dans une valse à contretemps. Gilbert avait appris la musique et les chants à l’église de mon village de La Doré. Il y avait un soupçon de grégorien dans son phrasé et ses mélodies que je connaissais par coeur. Il m’a chanté tout son répertoire pendant ces nuits où j’avais l’impression d’être seul à un concert. Je ferme les yeux et j’entends encore sa voix éraillée.
— « Quand on fait de la peine, à son meilleur ami…  »

J’adore cette chanson et aussi Suzanne de Léonard Cohen que j’écoute dans plusieurs versions maintenant, ayant un faible pour l’interprétation d’Alain Bashung. Mais comment oublier la voix de mon ami Gilbert et ces nuits folles ?