mercredi 22 février 2023

TOUTES LES SOCIÉTÉS ONT DES TABOUS

CE QUE JE SAIS DE TOI d’Éric Chacour, un roman étonnant de 296 pages, m’a fait souvent me demander qui était le narrateur. Il faut surtout être très attentif aux titres des chapitres pour saisir la progression de cette histoire peu banale. Le Toi d’abord, un Moi ensuite et à la toute fin, le Nous. Ça m’a intrigué cette manière d’écrire, surtout dans la première partie qui laisse perplexe. «Tu ne savais pas quand commencerait la vie. Petit, tu étais un élève brillant. Tu rapportais de bonnes notes à la maison et l’on te disait que ce serait utile pour plus tard. La vie commencerait donc plus tard.» (p.13) Qui est ce tu? Le narrateur ou quelqu’un d’autre? En fait, nous accompagnons Tarek, le fils d’un docteur renommé au Caire, en Égypte, dans les années 1980. Et il faut laisser ses questions de côté pour suivre cette voix qui finit toujours par vous apaiser et vous faire comprendre où elle veut vous emmener. Du moins, les meilleurs écrivains réussissent cela malgré bien des détours.

 


Tarek sera médecin comme son père. Tous sont satisfaits dans la famille et la vie continue au Caire. La succession familiale est assurée et tout va aller sans que rien ne vienne perturber la marche du monde et des humains, surtout pas ce clan de bien nanti qui s’accommode très bien de la situation politique et sociale du Caire. Pour parodier Louis Hémon, dans Maria Chapdelaine, «rien ne doit changer au pays de Gamal Abdel Nasser» qui fut président de l’Égypte de 1956 jusqu’à sa mort en 1970.

 

«C’était un choix par défaut : tu ignorais ce en quoi consistait le métier d’ingénieur. Cela n’avait plus d’importance, son fils serait médecin comme lui. Il n’avait plus besoin d’argumenter.» (p.11)

 

Voilà, tout est dit ou presque. Tarek est un garçon docile, silencieux la plupart du temps. Il ne contredit jamais ses parents et apprendra les rudiments de sa future profession auprès de son père avant d’aller à l’université. 

 

«La vie commencerait plus tard. Pour l’heure, ce n’était pas la vie. C’était une attente, un répit peut-être, l’enfance, une lente préparation. À quoi te préparais-tu? ou, plus précisément, à quoi te préparait-on? Tu appréciais davantage la compagnie des adultes que celle des enfants de ton âge.» (p.14)

 

Un véritable interrogatoire où le narrateur questionne Tarek, sans jamais recevoir de réponses. Que pensait-il alors, quels étaient ses pulsions et ses passions, ses désirs et que gardait-il au fond de lui? Le fils de bonne famille et futur médecin, préserve son mystère pour l’inquisiteur et ce dernier invente des gestes et des paroles pour combler les trous, cerner cet homme qui tient plus du fantôme que de l’être de chair et d’os. 

 

HISTOIRE

 

Autant vous dévoiler un bout de cette histoire pour vous rassurer, même si je n’aime pas vendre la mèche et enlever la part de mystère qui doit enrober tout roman. Je déteste qu’on me révèle à l’avance ce que je vais trouver en parcourant les pages d’un récit. C’est pourquoi je ne lis que très rarement la quatrième de couverture avant d’ouvrir un ouvrage et de m’avancer dans un monde qui étonne, me surprend et me fascine. Il peut aussi me laisser parfaitement indifférent. Ça arrive. Alors, n’attendez pas de chronique sur ce titre et cet auteur. 

Tarek prend la succession de son père à son décès survenu très tôt. Le cœur. Il hérite de sa clientèle, rencontre Mira, une jeune femme. Les deux s’entendent bien, mais la situation politique du pays en décide autrement. Elle disparaît et ressurgit des années plus tard. Il y a mariage. Une belle histoire d’amour trouve sa direction. Mais voilà qu’Ali se faufile dans l’entourage du médecin et nouvel époux. Une relation trouble se tisse entre les deux hommes, mais la société égyptienne ne permet pas ce genre d’incartade. L’homosexualité est taboue. 

Tarek engage Ali comme apprenti, sent la réprobation, sa clinique est saccagée et il choisit de migrer à Montréal, de fuir en abandonnant tout derrière lui. 

Après bien des pages, j’ai fini par comprendre que Tarek a eu un fils avec Mira et qu’il ignore tout de cet enfant. Le garçon n’a jamais vu son père parti en exil et c’est un sujet tabou dans la famille. Sa mère refuse même que l’on prononce son nom. Nous apprenons enfin qui est le narrateur. C’est Rafik qui cherche à savoir qui est Tarek, et ce que nous lisons est le contenu de ses carnets où il tente de donner un visage à un père dont personne ne veut parler. 

 

«Les hommes sont des nomades à l’arrêt. Ils peuvent parfaitement traverser leur existence tout en se cachant cette réalité. Ils se persuadent alors que le temps ne compte pas, que l’espace se fractionne en poussières et que ces poussières s’acquièrent par des titres de propriété. Orphelins de l’immensité, ils meurent sans avoir vécu. Mais pour peu que cette vérité leur apparaisse soudain, qu’elle choisisse de jeter sa lumière crue sur leur quotidien, tout compromis à leur liberté devient alors insupportable.» (p.146)

 

Tarek exerce la médecine à Montréal, en solitaire, n’arrive pas à oublier ce qui s’est passé dans son pays d’origine. Il revient au Caire plusieurs années plus tard, lors du décès de sa mère. Un séjour où tout bascule.

 

INTERDIT

 

Roman complexe, plongeon dans une Égypte tourmentée avec le président Nasser, la guerre des Six Jours qui a été une véritable catastrophe que les autorités ont tenté de masquer au peuple, la modernité qui s’impose peu à peu malgré les croyances religieuses qui paralysent bien des choses et qui font que cette région du monde semble toujours sur le point d’imploser. 

Quête du père et décisions de la matriarche qui dicte tout et contrôle tout chez ses enfants. La société n’accepte pas l’homosexualité qui est considérée comme une tare ou une maladie. Mira est détruite par l’aventure de son mari et marquée au fer rouge.

 

«Maman, Mira-Diaphane, jeune première devenue dernière, résignée sans que l’on ait jamais su dire comment ni pourquoi. La douceur méfiante, le visage éteint de peur qu’il n’éclaire les sillons creusés par la déception. Celle dont l’âme s’était vidée de toute joie, comme un torchon qu’on essore après s’en être servi. Celle que l’on plaignait, qui ne méritait pas ça. Comme si le bonheur se décernait au mérite, par un ajustement comptable où l’un rétribuerait l’autre à sa juste mesure.» (p.175)

 

Éric Chacour raconte la libération d’un jeune homme et l’évolution d’une société qui se fait très lentement dans les petites choses du quotidien. L’enquête de Rafik, avec la complicité de la vieille servante, est pathétique et obsessionnelle, tout comme le déni de la mère et de la famille devient un secret trop lourd à porter. Tous les éléments, autant ceux du régime politique, des classes sociales, des bouleversements et aussi des hypocrisies des dirigeants qui se permettent tout en masquant la vérité et en sauvant la face sont effleurés. Le rôle d’Omar, par exemple, un proche des parents, qui se paye de jeunes garçons et qui se fait le champion de la moralité, n’hésitant pas à broyer les êtres autour de lui.

Un roman magnifique, une plongée dans le présent et le passé avec une poussée vers l’avenir peut-être où il est possible d’envisager la réconciliation. C’est brillant, touchant et humain. Ali sera victime plus que Tarek de sa double vie et surtout il y a cette hérédité ou cet héritage qui enferme les gens dans des ennuis physiques de santé, mais aussi dans des croyances qui font que l’on évite d’effleurer les vrais problèmes et de faire face à la réalité. 

Nous avons longtemps masqué les passions homosexuelles au Québec comme partout dans le monde. Les humains préfèrent s’inventer des histoires pour oublier leur douleur ou s’enfoncer dans un silence qui finit par étouffer. 

Voilà une belle réflexion sur la société, la religion, le politique, l’amour, l’amitié et l’identité. Étonnant et envoûtant comme une chanson de Dalida qui surgit de temps en temps pour nous emporter dans une mélodie où les souvenirs s’imposent, des moments qui ne s’effaceront jamais. Un premier roman ambitieux et magnifique. Un véritable conte des mille et une nuits. 

 

CHACOUR ÉRICCe que je sais de toi, Éditions Alto, Québec, 296 pages.

https://editionsalto.com/livres/ce-que-je-sais-de-toi/