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mercredi 3 décembre 2025

JÉRÉMIE MCEWEN ET LA MUSIQUE DE SOI

JÉRÉMIE MCEWENdans «Musique d’intérieur», se tourne vers la musique qu’il écoutait et qu’il faisait avec des amis, alors qu’il était étudiant et qu’il avait l’audace de grimper sur une scène. Il aimait particulièrement le hip-hop, qui était dans l’air du temps et qui lui permettait de se faufiler dans les groupes de garçons, les meneurs, les mâles dominants qui attiraient les regards, surtout ceux des filles. Aussi, des textes inventés, martelés pour devenir quelqu’un que l’on entend et que l’on voit. La grande et belle entreprise de l’adolescence, celle de s’affirmer et de trouver sa place. La musique est ce fil conducteur qui lui a fait connaître bien des expériences et de savoir qui il est. «Par l’introspection et l’écriture, j’ai compris que l’idéal du mâle alpha avait été le cœur de mes ambitions identitaires pendant mon accession à la vie adulte, pour une raison fort simple : mon père m’a eu très vieux, puis il est vite devenu un fantôme, et je cherchais des repères masculins, alors j’ai sauté à pieds joints dans les stéréotypes que m’envoyaient la télé, la musique populaire de l’époque et la cour d’école. L’écriture de “Philosophie du hip-hop” en 2019 m’a permis de comprendre ça abstraitement, une psy m’a permis de le comprendre dans mes tripes.»


Devenir adulte, maîtriser des peurs, des craintes, des hésitations, c’est la bataille du jeune garçon dès qu’il met les pieds dans une classe, à sept ans. Il doit trouver sa place, s’arracher aux normes reçues de ses proches et se faufiler parmi les autres. Surtout, devenir quelqu’un qui compte. S’éloigner de ses parents qui le laissaient presque toujours seul et sur qui il ne pouvait guère s’appuyer. Le terrible héritage de la famille qu’il faut oublier souvent pour se forger autrement. 

Ce fut difficile dans mon cas. À sept ans, j’étais l’avant-dernier d’un clan de marginaux qui détonnait dans la paroisse et le village, j’en étais convaincu. Mes parents se tenaient à l’écart de presque tout ce qui faisait le nous social. Ils vivaient reclus dans leur maison, un peu comme dans une forteresse, avec ma mère qui agissait telle une générale d’armée, dont la mission était de repousser l’ennemi, c’est-à-dire tout le monde. Mon père a été conseiller municipal un certain temps, mais c’était avant ma naissance. 

Convaincu dans ma tête et mon corps d’être autre, différent. J’ai dû me trouver une place à l’école où je me suis senti étonnamment à l’aise. J’avais de bons résultats et pouvais enfin fraterniser avec mes voisins. Ce qui était interdit à la maison. Et, ma grande taille physique a fait le reste. Surtout, j’y ai fait la découverte des livres qui n’existaient pas chez nous. Des romans, des histoires que je pouvais glaner ici et là et qui me donnèrent une identité. J’étais très fier d’avoir lu tous les livres de la petite bibliothèque de l’école en huitième et neuvième année. Et un peu plus tard, au secondaire, je ne choisissais que les titres que personne n’empruntait. 

La découverte du théâtre, la possibilité d’être un autre sur une scène et d’avoir un nouveau visage grâce à un texte qui devenait mon souffle et ma parole a été cruciale. Le théâtre m’a permis de triompher de ma grande timidité et de surmonter le doute qui reste aux aguets au fond de moi. On ne se débarrasse pas de cet héritage comme un vieux gilet. Et aussi le sport, particulièrement le volley-ball où j’excellais. J’aurais bien aimé le hockey, mais ma mère a toujours refusé de m’acheter des patins. 

 

RÉVÉLATION

 

Jérémie McEwen apprivoisera la musique d’abord, un groupe, des textes qui viennent le secouer dans sa tête et son corps. Comme s’il découvrait une parole qui le touchait dans son âme ou dans son être. Plus qu’une rythmique ou une mélodie, mais des mots et une façon d’être. Nous n’en étions pas là, du moins ceux de ma génération.

McEwen vivra des expériences que peu de jeunes de son âge ont connues. D’abord s’extirper de sa famille, composer avec la perte d’un père mort très tôt (le peintre Jean McEwen, un proche de Borduas et Riopelle) et une mère absente, ailleurs, et un frère qui se débattait avec de terribles problèmes. 

Le garçon s’est accroché à ses copains pour rester à la surface et trouver qui il était. Je comprends ça. 

 

«J’ai été si patient dans ce groupe, trop, comme si j’attendais que ma masculinité naisse en moi par la leur. Elle ne naîtra jamais, pas celle-là, en tout cas. Ciel, quand j’y repense, j’ai honte d’avoir traîné là-dedans, mais je voulais y être. Je devais porter l’armure de ce groupe-ego avant de pouvoir m’en libérer.» (p.11)

 

Des amis, des camarades qu’il a dû quitter quand il a vu qui ils étaient vraiment. Comme si eux s’étaient arrêtés en route et que lui avait continué d’avancer et d’explorer. La terrible aventure de devenir adulte est faite d’expériences et de ruptures jusqu’à ce que l’on découvre une place et des passions qui nous conviennent parfaitement. Il faut toujours du temps pour s’ajuster.

 

LES AMIS

 

Que serais-je devenu sans mes amis? Jamais je ne serais parvenu à dix-huit ans à m’arracher à ma famille, à mon village pour migrer à Montréal et étudier à l’université. Nous nous sommes expatriés ensemble, mes copains et moi, pour découvrir l’autonomie. Comme si, en m’installant dans la grande ville, je m’approchais de tous les livres pour satisfaire l’incroyable soif que j’avais de tout lire. J’ai muté de l’intérieur alors. J’ai dû combattre la terrible solitude du citadin, me faufiler dans le cercle de Gilbert Langevin qui m’a ouvert les portes de l’écriture et de la publication.

Jérémie McEwen suivra bien des chemins sinueux pour arriver à soi. Il y a des sentiers plus longs que d’autres et parfois étonnants. Il connaîtra très jeune une vie de couple en devenant père par amour. Tout en continuant des études et en faisant des rencontres marquantes qui changent tout. Celle de Serge Bouchard, surtout avec qui il collaborera pendant plusieurs années dans différentes aventures radiophoniques? Il trouvera sa place dans les médias et pourra faire le choix de soi, aller vers l’enseignement et l’écriture. 

 

«Pour espérer y arriver, il a fallu que j’accepte d’être tombé, tombé de mes assurances pleines d’ego, tombé de mon piédestal en regardant les yeux de mon fils. Il a fallu que j’accepte que je ne savais pas qui j’étais à l’extérieur de mon intellect, dans mes tripes, dans la sobriété d’un mardi matin, en livrant mon âme à une inconnue que je paie pour m’écouter. De combien de détours par tous ces mâles alpha qui ne m’écoutaient pas ai-je eu besoin pour me rendre compte que je courais après moi-même?» (p.116)

 

Jamais facile de devenir l’humain que l’on souhaite et qui reste souvent insaisissable. Il faut beaucoup de courage, de volonté et de curiosité pour trouver ses limites sans se laisser avaler et digérer par certaines expériences. 

Jérémie McEwen a été audacieux, frôlant la ligne rouge, mais parvenant toujours à refaire surface. Et l’amour, une femme qui le prend avec confiance et qui lui permet de rapailler toutes les parties de son être comme dans «La marche à l’amour» de Gaston Miron. 

Une réflexion importante sur l’art de devenir adulte, marquée par cet amour de la musique de notre époque qui a eu la peau de plusieurs vedettes qui ont consommé les substances que nous connaissons. McEwen a réussi à avoir un œil sur l’avenir, parvenant à surmonter ses hésitations et à se faufiler dans des expériences qui auraient pu éteindre la flamme en lui. 

«Musique d’intérieur» lui permet de faire le point et de comprendre toutes les circonvolutions et les détours qu’il a dû prendre pour trouver celui qu’il rêvait d’être. Il y a toujours un soi qui nous attend quelque part à la croisée des chemins et il faut être attentif pour le reconnaître. Ou bien nous lui tendons la main ou nous passons sans un regard pour nous retrouver dans un flottement d’être. 

Pour ma part, que serait ma vie sans la littérature, l’écriture et la lecture qui ont balisé mon parcours? Si je n’étais pas parti à dix-huit ans, que serais-je devenu? Sûrement un travailleur forestier comme mes frères et mon père. La trace était toute faite devant moi. J’aurais tout fait alors pour ne pas penser aux rêves de l’adolescent qui lisait Rimbaud et Paul Éluard. Heureusement, j’ai choisi d’être écrivain, surtout un lecteur peut-être, même si ce n’était pas un métier pour ceux de ma famille. 

Que d’efforts nous devons consentir pour nous sortir de soi et devenir celui que l’on surprend dans ses songes. Jérémie McEwen y est arrivé par la musique et les livres. 

Quel beau moment de réflexion sur des musiques et des textes qui nous accompagnent tout au long de notre vie et qui restent ancrés au plus profond de notre être! Il y a soi, mais aussi un milieu et les autres qui importent et nous constituent. Jérémie McEwen le démontre parfaitement.

 

JÉRÉMIE MCEWEN : «Musique d’intérieur», Éditions du Boréal, Montréal, 2025, 208 pages, 25,95 $.

 https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/musique-interieur-4123.html