mardi 22 septembre 2015

Un drame shakespearien est-il toujours possible

Si vous imaginez que votre vie privée est à l’abri de tout, il faut vous tenir loin d’Amanita Virosa d’Alexandre Soublière parce que vous risquez de devenir paranoïaque. Au mieux, vous allez renoncer à utiliser les moyens de communication que sont le courriel, Facebook, Twitter et autres. Rien ne résiste à Winchester Olivier, une sorte d’Arsène Lupin qui se faufile dans les ordinateurs comme un chirurgien qui fouille vos entrailles et votre cerveau. Il lit vos messages, scrute vos photos et peut vous suivre à la trace avec ses caméras. De quoi donner des frissons parce que ça dépasse l’entendement.

Sam et Winchester réalisent des contrats particuliers. Certaines personnes veulent tout savoir de leurs proches ou de leurs concurrents, leur vie privée, leurs secrets, leurs fantasmes et les manies qui sont les leurs dans l’intimité. Quand l’argent permet tout, on peut se payer le viol du corps et de l’esprit. Le duo installe des caméras dans les résidences privées pour suivre leur proie dans la douche et leur lit. Imaginez un œil qui capte vos mouvements, voit tout de vous du matin au soir. Ces voyeurs finissent par vous connaître mieux que votre partenaire de vie.

Hyaena est notre projet. Pour moi, c’est un retour à mon ancienne philosophie de pirate informatique. Il s’agit d’une extension de la pornographie, du libéralisme, de l’anarchie, des réseaux sociaux, du voyeurisme, de l’amour, de la jungle, du temps, du pouvoir, de l’imaginaire. En permettant aux clients d’être à deux endroits en même temps, on leur fournit la possibilité d’être invisibles et de braver les contraintes de la réalité. On leur offre des conquêtes qu’ils auraient pris plus d’une vie à amadouer. Ce n’est pas de la porn, c’est meilleur. Pourquoi ne pas aller plus loin que Facebook, Instagram, Shapchat et autres, en procurant aux gens qui veulent payer la possibilité de voir n’importe qui n’importe où, dans n’importe quelle situation. (p.35)

Sam est un policier d’une brutalité particulière qui aime l’argent et le pouvoir en perçant tous les secrets. Il va jusqu’à surveiller sa femme et sa fille. Winchester tient de l’animal à sang froid, est un solitaire qui préfère l’ombre à la lumière, le silence aux discours. Il a vécu un grand amour avec Cecili, une l’infirmière qui l’a quitté quand elle a vu sa collection d’armes.
Ils reçoivent une mission d’Elijah Nukist, un milliardaire qui veut tout savoir de Juliette, l’héroïne de William Shakespeare. Comment s’approprier un être de fiction ? Pourchasser les comédiennes qui ont incarné le personnage ?

Peut-être avez-vous déjà entendu parler d’un auteur nommé Shakespeare ? Et de son chef-d’œuvre, Roméo et Juliette ? Voilà. J’ai pris la ferme décision de ne pas terminer ma vie sans avoir vu Juliette nue. Je la veux dans tous les angles, dans son bain, devant le miroir, lorsqu’elle dort. Je veux la voir vivre, je veux la voir se peigner, pleurer, manger. Je vais accepter tout ce que vous m’apporterez d’elle. Et je paierai ce que vous voudrez, comme c’est mon habitude. J’espère que vous en serez capables. Je veux tout. Je veux Juliette. Pouvez-vous me l’offrir avant que je meure ? (p.43)

C’est demander de ressusciter Shakespeare et surveiller ses fantasmes, se faufiler dans le cerveau de cet auteur mort en 1616. Plus, il faudrait percer le mystère d’un amour qui va au-delà du sacrifice et de la mort.

ELSA

Ils doivent aussi pister une chanteuse populaire que vient d’épouser un milliardaire. Elsa est adorée par son public et la surveillance ne donne rien. Aucune manie, aucun travers qui pourrait donner prise à du chantage.
Mais on ne peut pas acheter le sang qui coule dans nos veines. On ne peut pas acheter de nouveaux parents, un nouvel arbre généalogique. On ne peut pas s’acheter une origine. C’est la seule chose qui nous échappe. Elijah est intelligent. Il a décidé d’épouser la seule chose qu’il ne pouvait pas avoir. Je comprends encore mieux mes clients, soudainement. Quand j’ai vu la vidéo musicale d’Elsa, j’ai eu peur de vieillir. J’ai eu peur d’être vieux. Je suis vieux. Sous la trentaine, mais ridé de l’âme. Et je ne sais toujours pas ce qu’est une âme.  (p.78)

L’amour de Roméo et Juliette est-il possible dans une société où tout se monnaye ? Vivront-ils la passion qui va au-delà des tabous et des clichés ? Sam organise le viol d’Elsa pour satisfaire Nico avec la complicité de son mari. Nous sommes dans un monde où les désirs les plus abjects peuvent se concrétiser. Sexe, mort, viol et encore plus.
Winchester peut sauver Elsa, mais pour mieux la perdre comme dans les drames shakespeariens. Il doit se sacrifier comme dans Roméo et Juliette.

Il faut tout remettre en ordre. Imaginez si Facebook, Google, Twitter, Yahoo donnaient tous les mots de passe au public. On aurait accès aux secrets de tous. On déclarerait la Troisième Guerre. C’est ce que je m’apprête à faire, à plus petite échelle. Les chroniqueurs vont me poser une foule de questions et je vais voler la vedette sans m’esquiver. Sans compromis, sans immunité. Je vais aller en prison pour sauver Elsa. Je vais saboter ma vie pour elle. Ce sera beau. Gracieux. Ce sera l’histoire d’amour la plus épique jamais racontée. Le chevalier qui se sacrifie pour son amoureuse inoffensive et douce. Un paladin solitaire. Un narcissique en voyage. Une épave. (p.302)

TERRIBLE

J’ai failli repousser souvent ce roman en disant que c’était assez. Soublière nous pousse au-delà du bien et du mal, de l’amour et de la folie. Qu’arrive-t-il quand des humains échappent à toutes les barrières sociales et morales ? Jusqu’où aller dans ce désir de domination ? Et comment ne pas s’affoler en pensant que tout cela est à porter d’un clic ? Vous pouvez être suivi, espionné et voir tous vos secrets éventés. Les moyens de communications de maintenant rendent la chose possible.
Je me méfie maintenant de mon ordinateur, ayant l’étrange sensation que derrière l’écran, un œil me surveille. Et je pense au mythe de Caïn qui ne peut échapper à l’œil de Dieu, même dans la mort. En sommes-nous là ? Dieu est-il ce réseau de communication qui voit tout et sait tout ? Un roman terrible, je le répète. Heureusement qu’il y a la fascinante histoire de Roméo et Juliette, le sacrifice pour l’être aimé.
Amanita Virosa, l’ange de la mort, peut vous faire passer de vie à trépas en quelques heures. Ce champignon fait halluciner avant de vous pousser dans la destruction totale du moi, une notion qui est peut-être en train de disparaître. Bientôt, il n’y aura peut-être plus de « je », mais que des « nous » qui dérivent dans l’espace numérique pour le meilleur et le pire.

AMINATA VIROSA d’Alexandre Soublière est paru chez Boréal Éditeur, 312 pages, 25,95 $.