vendredi 6 septembre 2019

LE DRAME DE NELLY ET DES FEMMES

JE ME MÉFIE DES ÉCRIVAINS qui deviennent plus importants que leurs oeuvres. Ce fut le cas de Nelly Arcand qui, en 2001, avec Putain, devenait une vedette médiatique. Je me tiens loin, un réflexe, pour ne pas être déçu ou avalé par l’ouragan commercial. Je crois que ce qui importe, ce n’est pas tant l’auteur que le livre qui doit prendre toute la place. Avec ses premiers titres, Nelly Arcand devenait une sorte d’icône étrange et paradoxale. Je la trouvais brillante et percutante en l’écoutant à la radio. Je ne comprenais plus quand je la surprenais à la télévision. Je me souviens d’un reportage au téléjournal de Radio-Canada la filmant au Salon du livre de Montréal avec des lecteurs. Après, le caméraman la suivait dans la foule avec un gros plan sur ses fesses, rien que ses fesses. Un cul. La condamnation était sans appel. L’écrivaine ne pourrait jamais échapper à cette image.

Karine Rosso publie un premier roman qui pousse irrémédiablement vers les textes de Nelly Arcand et m’oblige à secouer mes préjugés et mes réticences devant une dérape médiatique qui a réussi à masquer une œuvre originale. Le film Nelly, inspiré de la vie de l’écrivaine, oubliait la créatrice même si ses propos étaient là, comme une musique de fond. L’accent était mis sur la séductrice et la prostituée. C’est tout le drame de Nelly Arcand ou d’Isabelle Fortier.
Karine Rosso dans Mon ennemie Nelly confronte l’image des femmes, cette obligation à n’être que des corps que l’on idolâtre ou que l’on rejette quand ils ne correspondent plus aux critères de beauté et de jeunesse. Les écrits de Nelly Arcand la hantent et la perturbent dans sa quête de soi.
La Québécoise d’origine colombienne rentre au Québec après des années d’errances en Amérique du Sud. Elle a tout abandonné pour partir, chercher à comprendre qui elle est dans ses particularités qui la laissent en marge de la société. C’est peut-être le sort des émigrants, des enfants qui, même s’ils sont nés dans un nouveau pays, se savent différents, des Québécois que l’on regarde toujours avec une certaine hésitation.

Ce reflet m’avait toutefois suivi, comme l’image de ma mère, sur le chemin des ancêtres de notre famille. Durant ce long voyage, qui s’était transformé en traversée initiatique pour renouer avec mes origines latines, j’avais écrit, le soir, un « guide de survie ». Des notes éparses écrites à la hâte, un point à atteindre quelque part entre deux lignes. Ne pas trop parler, apprendre à se taire. Quitter la grève le soleil couché. S’asseoir près des femmes, loin de la piste de danse. Résister à l’envier d’aller danser seule. (p.12)

Le voyage a réussi à la rendre encore plus différente et à la pousser dans la marge. Il faut se débrouiller pour survivre. Elle vend des colifichets, des bracelets, des bijoux qu’elle fabrique avec Léo, son amoureux argentin, retourne aux études qu’elle a délaissées pour partir à l’aventure. L’impression de n’être pas tout à fait là ou encore de flotter dans un no man’s land sans jamais arriver à s’installer.

QUÊTE

L’exil n’a pas permis à la jeune femme de s’ancrer dans sa personnalité. Elle se sent différente de ses amies de fille. C’est alors qu’elle se heurte à Nelly Arcand, l’écrivaine qui a fréquenté l’Université du Québec à Montréal tout comme elle. Les questionnements de la romancière lui donnent des mots. Qui est-elle ? Une Colombienne ou une Québécoise ? Une image différente de ces filles qui attirent tous les regards et font tourbillonner les hommes autour d’elles. La narratrice reste en retrait, comme les nouveaux arrivants qui se débrouillent et font mille choses pour survivre. Un emploi de traductrice, une aventure qui se termine mal. Il y a surtout Nelly Arcand qui hante les couloirs de l’université, ses propos qui « retentissent » dans la voix de Karine Rosso. L’œuvre tourbillonne autour d’elle comme des papillons qui ne peuvent jamais s’éloigner.

Dans la vie, ce que l’on redoute le plus est déjà arrivé. Grâce à (à cause de) tes écrits, je comprendrais qu’on ne se sent pas coupable parce qu’on a commis un crime : on commet un crime parce qu’on se sent coupable et que cette culpabilité doit se concrétiser, se matérialiser dans une faute tangible. (p.59)

La narratrice se heurte à certains textes (se tient entre deux langues avec son travail), respire dans une sorte d’absence où elle ne sait plus comment garder son équilibre.

INTÉRÊT

Le roman devient une longue quête. Que faire pour se retrouver devant soi, surprendre sa figure, son être et sa personnalité ? Nelly Arcand s’est confrontée avec cette question toute sa vie, déchirée entre ses pulsions et la raison, réfléchissant à l’image des femmes, cette condamnation à la séduction, s’y sacrifiant aussi. Toujours écartelée entre la putain, la vierge ou la mère aimante. C’est plus fort que jamais avec la télévision et les médias sociaux. Les filles se débattent avec des modèles qui les écrasent et les tuent. C’est certainement la même chose du côté des hommes qui doivent être forts, virils, porter l’habit du héros sans peur et sans émotion. Tous perdus dans un uniforme qui ne représente personne.
Je pense à ces fillettes, treize ou quatorze ans, qui étaient sur la plage, tout près du lac, il y a quelques jours. Les deux s’amusaient avec leur téléphone, prenant des poses et des mimiques que l’on secoue dans les publicités. Les deux se filmaient tour à tour et cherchaient à se mouler à une image connue et valorisée dans les médias par la machine commerciale, déjà marquées par un modèle qui leur échappe.
Les femmes doivent souvent s’avancer sur une corde raide, beaucoup plus que les hommes, du moins, il me semble. Séduction, beauté, utilisation du sexe comme une arme, obligation de jouer à tout prix dans un scénario qui se répète sans fin. Nelly Arcand a tout risqué, se tournant vers la manipulation esthétique pour devenir un corps irréel, idéal, formaté et dessiné par des chirurgiens.

En parlant avec Mélikah Abdelmoumen qui, comme toi, voyait dans les magazines de mode une forme de terrorisme, une arme de destruction massive des femmes par les femmes, tu t’étais souvenue que quand tu avais dix ans, tu étais une sorte de célébrité dans ton village, un trou de campagne où tu participais chaque année à des concours de lip-sync. Une sorte de prostitution légale, soutenais-tu, par laquelle on fait croire aux enfants qu’ils ont du talent. Tu étais applaudie par ta mère et les amies de ta mère, attendries, par le côté maladroit, ô combien cute, de tes déhanchements sur la scène, copiés de Marjo. (p.78)

La jeune femme ne fait pas le poids à côté de ses amies plus séduisantes les unes que les autres. Toutes pourtant se débattent avec la question d’être, de connaissance de soi, d’acceptation de ses limites et de son corps. Qui est-elle ? Une Québécoise ou une émigrante, une mère ou un mannequin qui cherche l’œil du mâle. L’œuvre de Nelly Arcand s’infiltre dans la trame narrative et le roman bascule tout doucement vers un affrontement qui va tout changer.

MÉTAMORPHOSE

Peu à peu, la narratrice s’enfonce dans les labyrinthes de sa vie et les souterrains de l’université (le symbole est très fort) troublée par l’œuvre de Nelly Arcand qui résonne comme ses pas dans les couloirs. Comme si la voix qui porte le roman était aspirée par l’écrivaine et ses questions. La maternité arrive, lui donne une identité, mais c’est la figure de la mère maintenant que toute sa famille lui renvoie. Qui est-elle ? Une étudiante, une femme, une fabrique d’enfants, une amante ? Comme s’il n’y avait pas de place en dehors de ces carcans.
Une panne d’électricité à l’université. Une course dans le labyrinthe souterrain permet la mutation, l’instant où la chrysalide se transforme en papillon.
Une quête de soi qui suit les réflexions de Nelly Arcand qui a été victime de son apparence et de sa recherche frénétique du regard de l’autre. Il est beaucoup question de son passage à Tout le monde en parle, de son malaise, de sa robe, de ce décolleté qui a fait oublier des propos que personne ne voulait écouter. Un moment où elle a été incapable d’habiter son âme et de s’imposer par sa pensée.
Je me sens coupable. Je crois avoir été victime d’une manoeuvre médiatique et je me rends compte qu’avec Nelly Arcand, j’ai pris le regard du juge qui la condamnait à n’être qu’un corps et une fabulatrice. Je devrai lire cette écrivaine pour comprendre son drame et les déchirements qui ont été les siens.
Karine Rosso effectue tout un périple pour se mettre au monde, fracassant tous les miroirs et défaisant des liens. Elle ne sera pas sacrifiée sur l’autel comme Nelly Arcand et c’est fort heureux parce qu’elle présente un roman qui transforme nos regards, secoue nos habitudes et les clichés que la société impose même si nous luttons toute notre vie pour fuir les stéréotypes qui vous poussent vers la schizophrénie. Un ton surtout, une écriture qui flotte et finit par envoûter et vous lier pieds et âme. C’est rare.  


ROSSO KARINE, MON ENNEMIE NELLY,  Éditions HAMAC , 2019, 186 pages, 19,95 $.




https://www.hamac.qc.ca/collection-hamac/mon-ennemie-nelly-912.html