Le premier jalon,
une brigue tout aussi impressionnante de près de 900 pages, présentait les
récits fondateurs, les mythes et les textes historiques qui touchaient
directement le territoire de l’île de Montréal. Si certains constats pouvaient
étonner à la lecture, comme l’impossibilité de trouver des légendes qui s’enracinaient
dans le lieu même de Montréal, le second tome nous réserve autant de belles
surprises et soulève aussi des questions.
La ville donc, la
réelle, la physique, celle où des hommes et des femmes vivent, des enfants qui
hantent les trottoirs et les ruelles, tentent de s’y épanouir et de s’approprier
un univers particulier.
Ce deuxième tome est essentiellement
consacré aux récits dits réalistes, c’est-à-dire qui, s’ils se déroulent comme
les textes du premier tome dans la ville ou dans l’île de Montréal, ne laissent
aucune emprise ni au surnaturel, ni au merveilleux, ni au fantastique, ni à la
science-fiction ou à l’anticipation. Les récits réalistes se rapportent à un
monde du quotidien dans lequel tout événement s’explique par les lois de la
raison. (p.XVI)
J’ai eu la chance de
lire des nouvelles policières, réalistes et des extraits de romans. Le tout se
déploie dans un foisonnement de textes. Quatre-vingt-douze extraits par
quatre-vingts écrivains différents. Il resterait même assez de matière pour
constituer un troisième volet. C’est dire la richesse de ce corpus littéraire
unique et singulier. Les deux publications cumulent plus de 1800 pages.
Centre
Montréal occupe une
place essentielle dans la vie économique, sociale et politique du Québec en
plus de regrouper la moitié de sa population si on englobe les villes
environnantes. Voilà qui peut expliquer l’abondance des textes. La littérature suit
toujours le politique et la démographie même si dans les romans et les récits,
il n’y a pas si longtemps au Québec, les écrivains tournaient le dos à la ville,
ce lieu où le diable avait ses aises. Montréal a su reprendre sa revanche envers
et contre tous, particulièrement sur l’Église.
Aurélien Boivin a, encore
une fois, su dégager des particularités.
Il est toutefois un constat certes étonnant,
du moins pour moi, peu importe la catégorie des récits sélectionnés dans l’un
ou l’autre tome : rares sont les écrivains qui se sont attardés à décrire
Montréal, un quartier ou une rue, avec ses caractéristiques ou ses habitants.
(p.XXXVI)
Pas de descriptions
des rues, des maisons et peu de présence des communautés ethniques. C’est assez
étonnant cette « absence ». Si on ne s’étonne guère de voir des groupes
culturels occuper des lieux délimités, du peu de contacts véritables entre ces
communautés, on peut se demander pourquoi les écrivains ne décrivent pas la ville,
ses maisons, ses escaliers, ses parcs et ses belles artères ?
Exceptions
Yves Beauchemin et
Gabrielle Roy échappent à ce constat heureusement. Les extraits de Bonheur d’occasion collent à la
géographie de Montréal de façon organique, je dirais. La montagne, où vivent
les riches et les possédants, fait contre poids à Saint-Henri où les démunis et les travailleurs s’entassent. La
mouvance de la ville avec ses classes sociales est particulièrement présente
dans les extraits choisis par monsieur Boivin.
Yves Beauchemin démontre
une belle conscience environnementale et architecturale dans son texte. Un
point de vue unique dans ce florilège. Comme si les écrivains étaient plus
préoccupés par leurs émotions ou leurs questionnements que par les lieux qu’ils
habitent. Cela me laisse perplexe. Les gens de la ville sont-ils dépossédés de
leur environnement au point de ne pas s’y attarder ?
C’est Montréal qui
m’a fait découvrir que je suis Québécois, pour le meilleur et pour le pire.
C’est ici que j’ai appris ma condition, devant les affiches unilingues
anglaises, dans les manifestations et les assemblées politiques, ou tout
simplement en écoutant les passants, mes voisins de métro, les serveuses, le
dépanneur du coin, les chauffeurs de taxi de bonne humeur ou pas, les enfants
avec leurs fusils de cow-boy, leurs bicycles, leurs cordes à danser, leurs mots
salés, leurs sourires à couper le souffle. (pp.134-135)
Le lecteur voyage
ainsi du début des années 1800 jusqu’à l’époque contemporaine. Ce qui permet de
voir l’évolution des moyens de transport, certaines transformations de la ville
qui rejoint peu à peu la modernité des grandes agglomérations d’Amérique. Un
aspect qui demeure toujours en arrière plan.
Corpus
Il en ressort, peu
importe les genres ou les auteurs, que les hommes et les femmes qui retiennent
l’attention à Montréal ont souvent du mal à transcender leur quotidien. La
présence des riches est évoquée sans qu’ils deviennent des personnages importants,
sauf dans une nouvelle de Harry Bernard. Le
professeur d’italien met en scène un faux
aristocrate qui manipule une société bourgeoise qui aimerait se donner des
lettres de noblesse et qui se laisse filouter en craignant d’avoir l’air de provinciaux.
Les guerres, la
maladie, le travail répétitif et peu valorisant, les épreuves quotidiennes retiennent
l’attention des écrivains. On louange rarement la réussite matérielle et les prosateurs
ne s’aventurent jamais dans le monde des affaires ou de la politique.
Certainement une conséquence de la pensée sociale et religieuse de l’Église si
dominante avant les années 70. Les originaux payaient cher leurs incartades
alors. Pensons à Rodolphe Girard.
Cette œuvre
toutefois, malgré le talent qu’elle décelait, n’eut pas l’heur de plaire à
l’archevêque Bruchési qui, non seulement la condamna et en interdit la lecture,
mais fit perdre au jeune écrivain l’emploi de reporter qu’il occupait à La Presse. Tout désemparé, Rodolphe Girard, marié et
père d’un enfant, alla frapper à la porte du Canada dont Godefroi Langlois
était rédacteur en chef. (p.235)
Aurélien Boivin a
fait un travail colossal avec son équipe pour cerner ce lieu dans ses différentes
époques. Des textes qui témoignent du glissement lent et certain de Montréal
vers la ville colorée et multiethnique que nous connaissons et que nous aimons.
« Un ouvrage
indispensable » que j’écrivais pour les premiers pas de cette aventure. C’est toujours
le cas. Aurélien Boivin donne une mémoire aux Québécois. Il faut savoir lui
dire merci.
Contes,
légendes et récits de l’île de Montréal 2. Montréal : une ville imaginée, d’Aurélien
Boivin est paru aux Éditions Trois-Pistoles, 74,95 $.
Ce qu’ils ont écrit :
Lorsque nous
arrivâmes dans le Grand Morial, il mouillait à boire de n’importe quelle façon,
aussi bien assis que debout. Nous allions habiter dans une pauvre et laide
maison froide qui avait été construite en plein champ glaiseux, à côté de
Boscoville, un centre de réhabilitation pour la jeunesse délinquante, et qui
faisait face à la Rivière-des-Prairies. (p.139)
— Victor-Lévy Beaulieu
Les hommes, pour
moi, sont des vaniteux qui marchent trop droit. Je n’aime pas qu’ils bombent la
poitrine en présence d’une compagne. Ceux-là sont bossus du devant. Je préfère
pour époux celui qui s’est familiarisé avec l’humilité, celui qui marche
courbé, tel que vous sans doute, sous le poids d’une grande affliction, un
malheur de naissance. À ceux-là, la Providence réserve la récompense d’une âme
habituée à la souffrance et d’un cœur qui se conserve pur. (p.558)
— Jean-Aubert Loranger
Depuis une grande
heure, Rose-Ana marchait en direction de la montagne. Elle avançait à pas lents
et tenaces, le visage baigné de sueur, et enfin arrivée à l’avenue des Cèdres,
elle n’osa de suite l’attaquer. Taillée à même le roc, la voie montait en pente
rapide. Au-dessus brillait le soleil d’avril. Et, de-ci de-là, entre les fentes
humides de la pierre, jaillissaient des touffes d’herbe déjà verdissantes.
Rose-Anna, s’étant arrêtée pour souffler un peu, laissa filer son regard autour
d’elle. (p.740)
— Gabrielle Roy