lundi 14 août 2023

L'AVENIR EST DE PLUS EN PLUS INQUIÉTANT

LA MESSAGÈRE de Thomas Wharton nous confronte avec de terribles événements qui frappent la Terre. Le romancier évoque indirectement les changements climatiques, les vents fous, les tornades et les pluies diluviennes qui se produisent un peu partout. Comment oublier les feux de forêt, les sécheresses et les sinistres qui détruisent des paradis comme Hawaï? Nous fonçons vers une turbulence planétaire en nous comportant en goinfres qui vénèrent les moteurs qui grognent jour et nuit et en consommant de plus en plus. Les glaciers rapetissent à vue d’œil, le pergélisol libère du méthane et le Nord vit des chaleurs surprenantes. Je pourrais encore allonger la liste des catastrophes qui menacent les océans, mais il semble que nous soyons devenus aveugles et sourds devant ce qui perturbe notre quotidien, le nez scotché sur un téléphone intelligent plutôt que de regarder autour de nous et d’écouter les scientifiques qui sonnent la cloche d’alarme depuis des décennies. La Messagère de Thomas Wharton, un écrivain albertain, ne s’attarde pas à ce que j’évoque, mais ce scénario se profile en toile de fond. Un roman qui donne des sueurs froides face aux agissements des humains et qui esquisse un tableau inquiétant de ce qui peut arriver à l’homo sapiens.

 

La présence du «minerai fantôme» et l’exploitation d’une mine à ciel ouvert provoquent d’étranges phénomènes à River Meadows. Cette importante source d’énergie engendre des hoquets, des interruptions dans le déroulement normal des jours que nous croyons immuable et impossible à modifier. Le temps s’arrête dans une sorte de spasme et repart, laissant apparemment les choses inchangées, mais creusant des failles qui peuvent entraîner les imprudents dans une autre dimension. Peut-être que l’histoire s’effrite et que le présent et le futur se télescopent. 

Je n’ai pu m’empêcher de songer aux perspectives de la physique quantique. Selon certains postulats de cette discipline, la durée bascule et permet de percevoir l’avenir en même temps que le passé qui nous précède. Un phénomène extrêmement curieux et fascinant. 

 

«Il pensait toujours à l’instant vécu au restaurant et se demandait si cette transformation en étrange miroir de lui-même risquait d’affecter de nouveau l’univers familier, et lui aussi par la même occasion. L’idée qu’Amérie risquait de ne jamais se réveiller le terrifiait. On n’a rien à faire dans cette petite ville ridicule, se dit-il. On devrait déjà être en route vers le but de notre voyage. Non, on devrait faire demi-tour et rentrer chez nous. Or, plus que tout, une partie de son être rêvait en même temps de reprendre pied dans cette autre réalité un instant entrevue, de se retrouver face à face avec son autre moi. De découvrir, si c’était possible, ce que cette fille signifiait pour lui. Ou allait signifier.» (p.26)

 

Arrive une catastrophe et tous doivent quitter la ville qui devient zone interdite. La famille Hewitt ne s’en remettra pas. Le père meurt dans la mine et la petite Amérie n’est plus la même depuis qu’elle a été frappée par un sommeil étrange dans le restaurant, lors d’une trébuche où Alex, son grand frère, s’est surpris dans le futur. Créateur de jeux vidéo, il invente de nouvelles matérialités, pour fuir peut-être ce moment où il a eu un aperçu d’une autre dimension. 

Amérie se faufile dans le parc interdit et disparaît. Alex, sous l’exhortation de sa mère, part à sa recherche. Lui aussi devra s’aventurer dans ce parc où il se passe des événements qui enflamment l’imagination. 

 

«Ils ont appelé ça “zone de réhabilitation environnementale” parce que si on donne un nom à quelque chose et que les gens l’adoptent, ça devient la vérité dans leur esprit. Mais ils ne réhabilitent rien du tout. La seule chose qu’ils ont réussi à faire, c’est l’entourer d’une clôture; ils ne savent pas comment réparer ce qu’ils ont détraqué et personne ne veut l’admettre. Vous qui avez vécu dans cette ville, je suis sûr que vous n’avez pas oublié les trébuches, ces décohérences qui arrivaient et repartaient sans crier gare. Ce qui se passe dans la zone de réhabilitation ressemble à une décohérence interminable, imprévisible, inarrêtable. Vous ne réalisez pas à quel point il est dangereux de s’y aventurer.» (p.79)

 

Même qu’une secte religieuse gravite autour de ce site. Il y a partout des individus pour profiter de la crédulité des gens et les exploiter en agitant des peurs. Ces millénaristes prédisent la fin du monde et recrutent des adeptes pour assurer leur survie. Comment ne pas penser aux raëliens qui ont fasciné tellement d’hommes et de femmes il n’y a pas si longtemps? Les écologistes aussi sont de la partie. Amérie a toujours cherché à protéger les bêtes et la vie sous toutes ses formes. Chacun tente d’expliquer ce qui arrive, de comprendre un phénomène nouveau et imprévisible. Thomas Wharton décrit un monde en mutation.

 

REVANCHE

 

On le sait, la nature est capable de prendre des directions étonnantes, d’encaisser les coups que les développeurs lui infligent. Elle finit toujours par avoir sa revanche en quelque sorte. Mais peut-il y avoir un point de non-retour, que les agissements des hommes et des femmes détraquent le déroulement normal des saisons, enrayent le temps et percent des couloirs qui débouchent sur d’autres espaces

Toutes nos inventions ont changé les cycles de la Terre qui s’est adaptée pour donner l’écosystème que nous connaissons avec ses excès de plus en plus importants. Que se passerait-il si nous brisions la flèche du temps et que de nouvelles dimensions surgissaient ici et là, formant des zones instables où, en s’y aventurant, on risquerait de se perdre dans des modes parallèles? Tout devient possible et l’imagination de l’écrivain nous permet de faire face à cette autre réalité. Tout arrive dans de terribles bouleversements et des tragédies qui laissent les gens stupéfaits. Comme nous devant les inondations et les feux qui ravagent les continents. Rien de rassurant dans La messagère.

 


NATURE

 

Les personnages de Wharton ne comprennent pas ce qui se passe dans cette zone interdite. Les frictions de l’espace-temps sont imprévisibles et provoquent des catastrophes. Et où est Amérie?

 

«— Vous devriez penser à votre sœur, souffle Jeanne à Alex avec une douceur qu’il ne lui connaissait pas encore. Vous savez, c’est peut-être pour ça qu’elle a disparu. Pour vous ramener ici, jusqu’à nous. Sur le coup, on ne voit pas toujours ce qu’il y a de bon dans les mauvais événements. On ne peut que croire et espérer qu’un jour, nous parviendrons à voir. À connaître comme nous sommes connus. Cela vous ferait peut-être du bien d’envisager les choses de cette manière.» (p.325)

 

Souvent, j’ai perdu mes repères dans cette histoire, mais l’auteur nous pousse sur les pas d’Amérie avec son frère Alex pour apprendre peut-être ce qui a pu advenir. L’écrivain parvient à nous retenir avec un événement ou un incident nouveau. Je n’ai pas pu résister à la plume de Wharton qui s’avère un conteur redoutable.

 

«Et il bâtira son arche à lui, une arche tissée de mots, à laquelle d’autres, un jour, pourront apporter leur fil, leurs bouts de souvenirs. Il ne voit pas encore qu’elle forme cela prendra, mais il sait qu’il sera question de ce qu’il est arrivé à sa famille et à cette région, des vies vécues ici, de la fièvre illusoire d’une croissance illimitée, des brèches ouvertes au cœur des choses, des disparitions. Cette histoire qu’il amorce, il n’en saisira sans doute jamais la totalité, mais ne la connaîtra qu’en partie, comme on appréhende un nuage ou une vie, une converge et un éloignement qui n’ont en réalité ni commencement ni fin.» (p.351)

 

Un roman actuel et nécessaire qui m’a secoué et m’a laissé souvent avec de terribles doutes. C’est notre avenir qui nous heurte de plein front et vient bousculer des croyances et des certitudes. Est-il possible de muter, de glisser dans les failles du temps, de filer dans une autre dimension où l’existence continue, différente, pareille à celle que nous expérimentons et par laquelle nous pensons percevoir une forme de matérialité? Thomas Wharton secoue nos aveuglements et nos refus. 

La planète est en danger, qu’on se le dise. 

Je signale le travail exceptionnel des Éditions Alto dans la présentation de ce roman traduit par Sophie Voillot. Un objet magnifique qui m’a rappelé les livres qui retenaient mon attention dans la bibliothèque de la petite école. Je recherchais les livres qui n’avaient pas été ouverts et que l’on devait défricher pour ainsi dire en tranchant les pages. Il y a de cela dans la facture de La Messagère et cela m’a fait chaud au cœur. Un clin d’œil au passé, tout en étant résolument tourné vers demain.

 

WHARTON THOMAS, La Messagère, Éditions Alto, Québec, 432 pages. 

https://editionsalto.com/livres/la-messagere/