mardi 15 août 2017

Emmanuelle Tremblay va derrière le miroir


COMME DES SAUVAGES d’Emmanuelle Tremblay est un roman qui m’a rappelé, par certains aspects, La Maison du remous de Nicole Houde ou encore les sagas de Claude Le Bouthillier où des drames marquent les gens sur plusieurs générations. Tout tourne autour de Rose, la grand-mère infatigable et un peu étrange qui rend l’âme dans les bras de sa petite-fille Viviane. Qui est cette femme ? Que cachent ses silences ? Pourquoi ses filles sont-elles parties ? Et le grand-père qui attend avec impatience que sa petite-fille s’éloigne après les funérailles. Quelle tragédie marque la famille Santerre ? Un roman étonnant, souvent cruel, mais toujours juste.
  
Rose se meurt dans sa chambre d’hôpital. Viviane, sa petite-fille, revient dans la famille après une longue absence pour vivre les derniers moments de celle qui lui a servi de mère. Quelques mots, des bouts de phrases et des images surgissent. La jeune femme replonge dans son enfance, se heurte à des secrets, certains événements dont personne ne parle.
Rose s’est occupée seule de ses filles et de ses fils. De sa petite-fille aussi, l’enfant de Nicole. Son Augustin était toujours au loin, en mer ou ailleurs. Pour tenir le coup, il y avait les médicaments que lui prescrivait le docteur Thériault. Ainsi, elle calmait ses angoisses, ses regrets, sa peur devant ses filles qui ne semblaient rien retenir de ses propos et de ses mises en garde.
Tout comme Laetitia, le personnage principal de La Maison du Remous de Nicole Houde, Rose se heurte à une fatalité héréditaire qui la réduit au silence et va détruire ses filles.
La petite-fille épie cette femme qui n’est plus que l’ombre d’elle-même, ce corps qui semble glisser tout doucement hors de la vie. Des mots esquissent des images, des moments, des instants fugaces et des fragments du passé.

Viviane s’était penchée sur la vieille jusqu’à appuyer sa poitrine contre le corps alité. Elle n’eût pas cru possible de la voir d’aussi près. Une femme à sa place. Qui avait imposé le respect dans la distance maintenant abolie, par le sort du commun. Car son squelette se précisait sous la peau tavelée de constellations inédites. Son haleine l’enveloppait d’une aura qui s’épaississait plus le sang ralentissait son cours. (p.14)

Rose a vécu dans un monde dominé par les hommes. Elle a été réduite à ses fonctions biologiques. Peut-être pas un univers aussi marqué qu’évoque Abla Farhoud dans Au grand soleil cachez vos filles, mais une force insidieuse et implacable. Nous sommes dans les années qui précèdent la Révolution tranquille et le clergé a encore beaucoup d’emprise sur les gens. Les études ne sont guères possibles pour les filles Santerre parce que le père a du mal à joindre les deux bouts et qu’il est possédé par la passion du jeu. Elles travaillent à l’usine qui transforme le poisson. Une tâche difficile, ingrate où il faut se démener pour faire un peu d’argent. Chacune compose avec ses ambitions, ses désirs et une même volonté de s’arracher à la misère qui écrase Rose un peu plus chaque jour. Monique paie chèrement le prix de ses ambitions tout comme Nicole. Simone et Jeanne s’en tireront un peu mieux en allant vivre en ville.
Viviane a droit à des études. À cause de sa naissance, de sa mère qui est partie et qui n’a jamais donné de nouvelles. Le père n’a jamais été nommé et identifié. Le silence, un autre, des questions que l'on ne pose jamais. On comprend à la lecture pourquoi Augustin, le grand-père, n’aime pas se retrouver face à sa petite-fille qui lui rappelle un moment de lâcheté et de couardise.

Les pétales de la rose sont flétris sur son bras tatoué. Mais elle fait semblant de ne pas voir, occupée à lire le dos de la boîte de Cheerios au miel et aux noix. L’homme n’en impose plus autant, malgré une fébrilité intérieure qui le maintient sous pression, comme s’il allait se lever à tout moment pour partir. On sait jamais quand il s’en va. Quand il revient. Où c’est qu’il est rendu. Grand-maman Rose n’avait pas tenu le compte de ses absences. Aux côtés de sa petite-fille, il demeure pourtant stable, avec l’air de vouloir ajouter quelque chose qui tarde à venir. Amadouée, elle l’aide à se dépêtrer du silence en lui reposant la question. Le ménage ! Il se fait tout seul ? (p.44)

Viviane, fille sans père, trouve une sœur dans le personnage de Ghislaine de La Maison du Remous de Nicole Houde. J’y reviens parce que je termine un carnet où je m’attarde à la femme, l’écrivaine exceptionnelle et une œuvre unique au Québec. J’en suis tout imbibé.

SECRET

Rose protège ses secrets. Thomas le photographe par exemple qui remet une liasse de lettres à Viviane au salon funéraire. Elle découvre en les lisant le secret de sa grand-mère. Elle a vécu un amour avec le vieux Thomas. Une petite fille est née et meurt à bas âge. Elle n’a pas droit à une place au cimetière parce que le curé Aurélien a refusé de la baptiser.
La mère de Viviane voulait échapper à la misère des gens qui doivent toujours plier l’échine devant un patron qui les manipule comme des marionnettes. Surtout les femmes qu’il séduit et rejette après. Son audace, sa témérité la perdra. Le pire, c’est qu’Augustin la sacrifie pour payer ses dettes de jeu. Nicole accepte de disparaître pourvu que sa fille puisse aller aux études et connaître un autre destin. C’est la seule voie, l’éducation pour échapper aux forces qui jouent dans une communauté où la famille Hébert décide de tout.

SYMBOLE

Viviane devient biologiste et se passionne pour les grands requins qui parcourent les mers. Elle traque ces bêtes un peu partout pour apprendre comment ils se déplacent et se reproduisent. Et savoir aussi pourquoi ils ont si mauvaise réputation. Peut-être que cela vient du film Jaws où le grand requin blanc devient la bête maléfique qui attaque les humains. Une version de Moby Dick d’Herman Melville où le capitaine Achab pourchasse le cachalot blanc sur toutes les mers du monde pour assouvir sa vengeance. Peut-être aussi que les requins ne vivent pas que dans les mers. Ils sont parmi nous et peuvent frapper n'importe quand.
Viviane découvre la rage de son oncle Jean, sa révolte et son refus de plier l’échine,  l’amour secret de Rose, le destin terrible de sa mère et de sa tante Monique.
La vérité fait mal, mais il ne peut y avoir de résilience sans la connaissance. Elle comprend les agissements de sa grand-mère qui ne pouvait affronter le monde sans ses petites pilules. C’est le sort réservé à plusieurs femmes encore de nos jours. Les médicaments pour les faire tenir tranquille et accepter une situation souvent terrible. Emmanuelle Tremblay nous présente brièvement certains médicaments qui ont servi à « calmer » les femmes, à les faire se tenir tranquille dans leur révolte et leurs angoisses. 

Son esprit paraissait vouloir se mouler à l’empreinte qu’un souvenir lointain eût laissée dans son corps. Viviane avait alors compris qu’il ne saurait y avoir de détachement sans réparation. Et que sa responsabilité y serait pour quelque chose. Car elle se limitait, somme toute, au sursis qu’on avait réussi à lui accorder. Le temps d’une dernière accolade avec le passé. (p. 72)

Madame Tremblay nous pousse imperceptiblement vers un univers glauque, révèle les secrets de la famille Santerre, les drames que l’on dépose dans de grands coffres qui se couvrent de poussière dans les greniers. Toutes les familles taisent de tels secrets. Ils expliquent souvent des gestes et bien des peurs. Je pense à Robert Lalonde qui n’a cessé de secouer certains événements de son enfance.
Comme des sauvages m’a terriblement dérangé. Un roman dur, mais tellement juste. Une écriture magnétique pour dire le silence et le non dit. Tout comme Nicole Houde le fait, j’y reviens, dans La Maison du Remous et dans L’enfant de la Batture. Des romans qui vous râpent l’âme et l’esprit.
Emmanuelle Tremblay me touche particulièrement parce que j’ai l’impression de retrouver des personnages que j’ai suivis dans La mort d’Alexandre et Les oiseaux de glace. Elle dénonce une société du silence qui écrase les femmes, ces « folles » que l’on garde dans les maisons comme dans des cages.
Rose survit grâce à la médication et Nicole choisit de se sacrifier pour sa fille. C’est douloureux pour Viviane de l’apprendre, mais nécessaire. Le silence n’est jamais une solution. Un roman bouleversant, une écriture qui éclate en plein visage. Un aspect de notre réalité dont on ne parle jamais. La médication, les pilules pour faire taire celles qui basculent dans la dépression et l’envie de mourir. Celles aussi qui ont envie de hurler et de dénoncer les agresseurs et les violeurs.


COMME DES SAUVAGES d’EMMANUELLE TREMBLAY est paru aux Éditions Leméac.


http://www.lemeac.com/auteurs/685-emmanuelle-tremblay.html