LE HASARD fait de drôles de choses parfois. Il y a quelques jours, je prenais le dernier roman de François Barcelo « L’homme au bout de la corde ». Il était temps de renouer avec cet écrivain que j’ai négligé souvent. Quelques heures plus tard, j’apprenais sa mort à 83 ans. François Barcelo est décédé au moment où je m’apprêtais à le lire. Que dire devant ce genre de coïncidence ? Comme si deux esprits se croisaient. Je me souviens du plaisir que j’ai eu en parcourant son premier ouvrage « Agenor, Agenor, Agenor et Agenor » en 1981. Une saga familiale qui se distinguait des livres de l’époque, une inventivité et un humour corrosif. J’étais prêt à le suivre de livre en livre alors. J’ai commis des infidélités quand il s’est aventuré dans le roman noir. Je ne suis pas attiré par le genre. Chacun ses goûts. Je l’ai croisé souvent pourtant à l’Union des écrivains et des écrivaines du Québec. C’était un monsieur de bon conseil, original, souriant et très agréable.
Et me voilà avec ce roman au titre étrange : « L’homme au bout de la corde ». Qu’est-ce que Barcelo a concocté pour sa dernière publication, même si j’imagine qu’il a encore quelques manuscrits dans ses tiroirs ? Cet auteur a toujours proposé des titres qui titillent la curiosité. Il savait accrocher un lecteur et ce n’est pas pour rien qu’il a travaillé en publicité. Oui, il possédait l’art du titre. De mon côté, je suis incapable d’écrire une ligne si je n’ai pas trouvé le titre avant. C’est comme une direction, une permission que j'ai alors de m’aventurer dans une histoire. Ce sera le mot ou le bout de phrase qui apparaîtra sur la page couverture lors de la parution. Pas souvent, je l’ai remplacé en cours d’écriture : « L’école Numéro Neuf » est devenu « Les plus belles années » après bien des hésitations. Avec « Les oiseaux de glace », c’est l’éditeur André Vanasse qui m’a demandé de trouver autre chose. Andrée A. Michaud proposait « La femme de Sath ». J’avais « La femme des neiges ». André croyait que c’était un peu étrange de sortir deux romans avec des titres quasi similaires. C’est ma compagne, Danielle Dubé, qui a déniché « Les oiseaux de glace ». Je n’arrivais pas à me décider.
J’aime bien « J’enterre mon lapin », « L’ennui est une femme à barbe » ou encore « Moi, les parapluies » de Barcelo. Ce diable d’homme publiait plus vite qu’il n’écrivait on aurait dit. Il était le Lucky Luke du roman québécois. Un original avec un univers bien à lui qui ne cessait de nous surprendre avec ses personnages et les aventures invraisemblables qu’il leur imposait. Il s’amusait dans ce travail et ne reculait devant aucune audace. Écrire pour lui était d’abord une pérégrination jubilatoire où il se risquait hors du quotidien. Un maître du rebondissement et de l’action qui vous tenait en haleine tout au long de son histoire. Un imaginaire redoutable et toujours déroutant.
ÉTONNEMENT
Je me retrouve avec Abel Binette dans « L’homme au bout de la corde ». Le nom du personnage est un jeu de mots. Je vous laisse le deviner. Lecture à voix haute de préférence pour trouver. Rien à voir avec l’Abel Beauchemin de Victor-Lévy Beaulieu. Cet individu allergique à tout emploi, génétiquement, vit dans la plus belle simplicité volontaire en logeant chez sa mère d’adoption, sa tante, propriétaire du dépanneur « Chez Lucie ». Il ne possède à peu près rien, utilise la tablette de cette dernière et se débrouille plutôt bien avec l’aide sociale.
« Pour une bien simple raison : j’ai toujours haï l’argent. Pas pour des raisons éthiques, philosophiques ou morales. Mais parce que l’argent n’est pas gratuit. À moins d’être retraité, rentier, gagnant de loterie ou enfant de millionnaire, il faut travailler pour en avoir. Et je n’ai pas eu à travailler plus de deux jours dans un journal pour constater, comme vous probablement, même si cela vous a pris plus de temps, que le travail est généralement avilissant et humiliant. Fatigant, surtout. En tout cas, c’est plus pénible et pas nécessairement plus gratifiant que ne rien faire. » (p.31)
Pas un paresseux, il pratique le jogging tous les jours. Je vous le jure, il ne faut pas être un fainéant pour courir des kilomètres et cela demande de la discipline et de la volonté. Il a de la culture, se préoccupe de l’expression juste et défend la langue française qu’il porte bien haut. Il emprunte des livres à la bibliothèque, n’a pas les moyens d’acheter les nouveautés, prend plaisir à détecter les anglicismes qui se faufilent dans notre idiome québécois.
Notre Abel ne pouvait continuer sa dérive sans que des événements viennent bousculer son train-train. Nous sommes dans un roman noir après tout et il faut de l’action, des rebondissements et des morts. La corde du récit doit être bien tendue, et il y a un homme au bout de ce filin jaune, du moins, le titre le laisse entendre.
Arlette, la mère d’Abel, l’a abandonné à la naissance et c’est sa tante Lucie qui s’est occupée de lui. Son père aura été un amant de passage, une météorite. C’est ce que Lucie raconte. Il ne faut pas trop s’y fier parce que tout bascule rapidement dans cette histoire. Ce qui est vrai devient faux et ce qui est faux est pure vérité. Et les morts ne le restent pas très longtemps. Ils ont l’art de rebondir du côté des vivants pour les tourmenter.
PAPILLON
Sa vie change quand un individu glisse un bout de papier dans la fente de sa porte où le facteur laisse des lettres de temps en temps. On s’en doute, ce ne sont que des réclames et des publicités qui échouent sur le plancher d’Abel. Jamais de factures ! Il ne possède pas de téléviseur et de téléphone. Pour l’électricité, c’est l’affaire de sa tante. Il a piraté le Wi-Fi de la locataire d’en haut pour avoir des nouvelles du monde et effectuer des recherches sur sa tablette empruntée.
Abel lit un message étrange sur ce « post-it » (papillon adhésif selon l’Office de la langue française.). « Va tirer sur la corde jaune au milieu du pont Perry tu ne le regretteras pas. » Un bout de phrase que l’on retrouve en page couverture du roman. Tout se précipite alors. David Boone, le père qu’il n’a jamais rencontré, revient dans sa vie et lui annonce ainsi qu’il s’est suicidé, peut-être pour ne pas avoir su s’occuper de lui. Oui, ça évoque le fameux Daniel qui écumait les forêts de la Pennsylvanie et du Kentucky à l’époque où l’on devenait un héros en vivant avec un fusil à la main.
Comment résister à pareille invitation ? Abel ne trouve rien au bout du câble, mais il devrait y avoir un cadavre, son géniteur au fond de l’eau. Un testament en fait un héritier, lui qui n’a jamais eu que quelques sous dans ses poches.
« Les dix banques sont situées dans un quadrilatère qui doit faire moins d’un kilomètre carré. Et j’avais raison : les neuf autres comptes sont aussi bien garnis — toujours 95 000 $ chacun. Au total, mon père devenu soudain mon papa adoré me lègue presque un million de dollars. Ce qui est beaucoup quand on songe qu’il n’a même pas baisé avec ma mère pendant une nuit entière. C’est payer cher la copulation. » (p.144)
L’affaire prend des tournures inquiétantes. Son paternel était l’un des criminels les plus recherchés par le FBI américain. Une gloire du monde interlope qui a su déjouer tous les limiers.
Abel est fortuné pendant quelques heures, mais son géniteur (il est toujours vivant) récupère l’argent et disparaît dans un paradis fiscal. Le fameux David Boone vide le compte de son héritier. C’est difficile de redevenir indigent quand on a rêvé d’être quasi millionnaire.
« Les papillons adhésifs que j’ai trouvés ne m’ont causé que des malheurs. Avant, ma vie était sans histoire. Je ne connaissais ni mon père ni ma mère. Je faisais mon jogging quotidien sans déranger personne. Je n’avais pas d’avenir, vous me direz. Mais j’avais un présent plutôt satisfaisant. Et un passé dont je ne connaissais pas grand-chose. » (p.244)
Il décide alors de rejoindre ses parents au Panama et la seule manière de traverser l’Amérique du nord au sud, c’est de courir parce qu’il n’a pas un sou pour se payer un billet d’avion. Il devient une sorte de Forest Gum qui franchit toutes les frontières sous les applaudissements. Bon, je vous fais grâce de tous les rebondissements et des manigances d’Arlette et de David.
Un roman fou, haletant et plein de surprises. François Barcelo se moque des travers de notre société et décortique tous les clichés connus. Le travail, l’amour, les affaires, le crime qui paie toujours, l’argent, la morale et la langue française. L’écrivain prend un plaisir évident à décrire les manies de ses contemporains. Il aborde même la question des transgenres.
Abel, en tentant de devenir l’héritier de son père et de sa mère, retrouve une certaine liberté et décide de s’affirmer. Il sera un criminel pour être digne de ses parents. Bon sang ne saurait mentir. Il retraverse l’Amérique du Nord en courant et rentre au Québec pour entreprendre sa nouvelle carrière.
J’ai lu ce roman le sourire aux lèvres. Barcelo est toujours étonnant et, même en effleurant les grandes questions de notre époque, il n’est jamais moralisateur. Il lance tout en vrac et c’est à nous de nous arranger avec ça. Ça peut sembler un peu brouillon, mais il ne faut pas se tromper. Barcelo est un humaniste qui aime bien houspiller ses semblables en les caricaturant et en se moquant.
Rien ne lui échappe.
Je ne sais si c’est là son dernier ouvrage, mais il aura été fidèle « à sa manière et à son modèle », comme chante Gilles Vigneault. Même si je ne connais pas l’entièreté de son œuvre, je pense qu’il y a une constance chez lui, une forme de passion pour l’humain malgré toutes ses folies et ses tares. Et je me suis mis à rire, me demandant si tout cela n’était pas une autre facétie de l’écrivain. Peut-être que François Barcelo n’est pas mort et qu’il va ressusciter sous un nom d’emprunt avec une intrigue qui va nous jeter par terre. Il en serait bien capable.
BARCELO FRANÇOIS : L’homme au bout de la corde, Éditions de La Grenouillère, Montréal, 2025, 272 pages, 32,95 $.