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mardi 13 décembre 2022

CAROLINE GUINDON RETROUVE BERLIN

GENEVIÈVE EST de retour en Allemagne, à Berlin, où elle retrouve sa grande amie Hannah Stein, une sœur, un double qui partage tout ou presque avec elle. La jeune femme a pris une année sabbatique, pour recoller les morceaux après la mort de son père, Jacques. Un peu perdue, on la surprend dans un moment où elle est dépassée par certains événements et où des vagues existentielles la ballottent. Grande marcheuse, elle arpente les trottoirs de la ville, croise des gens, des proches, réalise qu’il faut des arrêts pour se retrouver, méditer sur les directions que peut prendre sa vie. Et il y a les hasards des jours, les musées où le temps s’arrête, où elle peut confronter ses questionnements avec ceux des artistes. Caroline Guindon ajoute une suite à son roman Cythère paru en 2021. Un ouvrage qui détonnait un peu dans notre littérature contemporaine.

 

Geneviève retrouve le Berlin de son enfance, se sent un peu perdue dans l’appartement trop grand d’une de ses tantes. Elle veut faire le point, prendre une direction qu’elle pourra garder dans les jours à venir et dans sa carrière. 

«Depuis le début de l’été, je vis seule, loin de tous mes repères de jadis, dans une maison trop grande pour moi. Afin de combattre la solitude et le sentiment de me dissoudre ici, je compose en pensée des lettres à mon père et je personnifie les objets. Tout le jour, ces derniers posent sur moi leur sage regard de choses, de bien-pensants. Certains, parfois, émettent quelque jugement ou sarcasme : hier, une pile de magazines me demandait si, à la contempler aussi studieusement (désespérément, grinça-t-elle), je ne me sentais pas enfin un peu plus d’“actualité”.» (p.23)

Elle marche, souvent et longtemps, pour disperser dans son sillage des moments qui l’oppressent. La mort de son père encore toute récente et la fuite de sa mère qui a abandonné mari et enfants pour s’installer au bout du monde, près de la mer, sans jamais donner de nouvelles. 

Sillonner la ville, découvrir des lieux avec son corps, son souffle et les battements de son coeur, s’attarder auprès d’amis dans un bar ou à une terrasse, repartir après avoir bu un verre et se réfugier dans un musée, face à des œuvres qui permettent de saisir où elle en est dans les soubresauts de sa vie. Là, devant un concept ou un questionnement, elle risque de trouver un peu de soi dans le travail d’une autre, de se surprendre dans sa vulnérabilité et ses forces. Des places de mémoire où il est possible d’échapper à l’agitation pour se recueillir et comprendre les remous provoqués par ses proches et elle-même.

«Dès mon entrée dans l’aile du musée qui lui était consacrée depuis le début de l’été, résoudre l’énigme que posait Vie? Ou théâtre? m’avait semblé important. Ces quelques heures que je venais de passer auprès des images et des textes de Salomon ne m’avaient cependant pas permis de trancher. Au moment où elle en faisait un récit illustré qui la distanciait d’elle-même, Charlotte avait-elle eu le sentiment de tourner sa propre vie en ridicule — en théâtre? Sa vie d’abord banale, bourgeoise, puis d’un tragique qui, semblait-elle suggérer, frisait le grotesque? Avait-elle plutôt voulu évoquer par ce titre une simple dichotomie entre le vécu et l’art, entre les événements et le ressouvenir? J’aurai besoin d’une longue promenade pour arriver à démêler cet écheveau embrouillé.» (p.142) 

Il y a toujours sa belle amie, Hannah Stein, qui peut tout laisser tomber, même une aventure amoureuse, pour lui venir en aide, l’écouter, lui parler, lui tenir la main et peut-être la sortir du sillage de ses tempêtes intérieures. 

Il faut prendre le temps pour se recentrer après les grandes émotions, surtout le décès d’un être proche. Des heures précieuses avec Hannah lui permettent de plonger dans son enfance, de raconter la fillette qui allait devenir son ombre, son double presque, celle avec qui il était possible de tout dire et de tout partager. C’est encore le cas. Hannah, plus assoiffée de vivre que jamais, plus audacieuse, ne la quitte pas.

 

SOUVENIRS

 

Des souvenirs reviennent, des événements douloureux et aussi de petits bonheurs. Le passé s’impose en déambulant dans la ville. 

L’histoire terrible et traumatisante du nazisme, des Juifs que l’on a cherché à biffer de la surface de la Terre, le plus horrible et incroyable moment de notre aventure humaine. On pense avoir tout dit sur l’holocauste et pourtant tout est encore à raconter. Toujours, quelles que soient les époques, quelqu’un tente de prendre la place de l’autre, de l’écraser dans son corps et son âme, quand ce n’est pas en provoquant les pires catastrophes. Comment la guerre folle et brutale de l’Ukraine est-elle possible maintenant? Comme si nous étions incapables d’évoluer, de réfléchir, de faire un pas, de nous sortir de la rage, l’envie, la rancune et la soif de domination. Sommes-nous condamnés à imiter Sisyphe qui pousse sa pierre en haut de la pente et la laisse aller jusqu’en bas, avant de recommencer

 

BASCULE

 

Geneviève s’attarde au café d’un ami, retrouve un peu de chaleur, sa bonne humeur, le plaisir d’être vivante quand elle est renversée par des cyclistes qui fuient la police. Traumatisme crânien, hôpital, petite mort et retour à la vie tout doucement, comme si elle échappait au gouffre de l’amnésie, se donnait la chance de tout recommencer et de voir autrement. Hannah, si vive et capable de l’entraîner dans les plus folles aventures, est là, bien sûr. 

Geneviève se rétablit et continue d’écrire des lettres, pour dire tout ce qu’elle n’a jamais pu confier à son père, même si personne ne les lira. 

Souvenirs, rencontres, temps de réflexions, œuvres d’art qui viennent bousculer et la toucher dans son vécu. 

Encore une fois, Caroline Guindon, nous propose une belle leçon de vie, une quête où elle tente de cerner des gestes et des peurs, des souffrances et des moments de bonheur. Un arrêt où l’on quitte le navire pour plonger dans son sillage. 

Les humains marquent la petite comme la grande histoire. Il faut prendre le temps de comprendre ce que tout cela veut dire et ce que cela remue en nous. C’est une question de survie. Ces vagues que nous provoquons, nous devons les ausculter pour en saisir l’ampleur avant qu’elles ne s’effacent et disparaissent. La vie est aussi oubli, perte, volontaire ou pas. 

Nous ne pouvons vivre constamment dans le doute et les tempêtes intérieures. Certains choisissent la fuite comme la mère de Geneviève ou d’autres, Charlotte Salomon surtout, font face à la mort en souriant. En vivant, on peut s’égarer et négliger ceux à qui on pensait tenir le plus. Il faut de ces jours où l’on s’abandonne, marche et tourne en rond pour se centrer. Caroline Guindon le fait encore une fois de façon admirable et donne du sens à la grande aventure de la vie qui peut sembler absurde par bien des aspects.

 

GUINDON CAROLINESillages, LÉVESQUE ÉDITEUR, Montréal, 264 pages.

 

https://levesqueediteur.com/livre/sillages/

mercredi 17 mars 2021

TOUS CES MOMENTS INOUBLIABLES

J’AI BEAUCOUP AIMÉ La mémoire des cathédrales de Caroline Guindon, un recueil de nouvelles paru en 2019. Et voilà qu’elle récidive avec un roman, son premier, coiffé d’un titre intriguant : Cythère. Nous connaissons l’île grecque, l’endroit où les couples se rencontraient, semble-t-il, pour vivre leur passion dans une sorte de paradis des sens. Je pense aussi, comme le fait l’écrivaine, au célèbre tableau d’Antoine Watteau réalisé en 1717 où des hommes et des femmes se préparent à s’embarquer pour le pays de tous les plaisirs. C’est le but de toute vie que de vouloir s’installer dans un lieu où la seule préoccupation est le bonheur sans avoir à se soucier des tâches quotidiennes et fastidieuses. Chacun à sa manière le cherche ce bonheur, malgré les vagues et les remous, les malheurs et les tourments que l’existence se plaît à infliger à tous les vivants.


La famille Gagnon a connu des hauts et des bas, sans jeu de mots, parce que le père Jacques était pilote d’avion et se retrouvait souvent entre deux villes et deux continents. Ses trois filles, les trois Grâces comme il aimait les appeler, Geneviève, Héloïse et Émilie, ont été éduquées par cet homme. La mère, Louise est partie, les abandonnant pour se réinventer dans la solitude. Un rêve que certains caressent, sans jamais oser le faire. S’éloigner sans explications, devenir un autre en quelque sorte dans un milieu où les gens ne savent rien de vous et de votre passé. Certains l’ont fait. Je pense au grand-père de Fernand Bellehumeur qui a disparu un matin, quittant sa femme et ses treize enfants. Il s’est évanoui quelque part dans l’Ouest canadien. On peut suivre ce parcours émouvant dans Partir, Les lettres de Pit Bellehumeur pour mieux saisir ce désir d’échapper à son sort en se donnant la chance de tout recommencer même si on laisse le malheur derrière soi. C’était le rêve de tous les migrants venus en Amérique. Tous voulaient sortir de leur passé et déjouer une forme de fatalité. 

Cet abandon a marqué les trois sœurs et perturbé l’époux et le père. Une fuite, sans explications apparentes, reste difficile à comprendre et à admettre. Louise s’est retrouvée dans l’archipel des îles de la Madeleine où elle a certainement trouvé la paix, sinon le bonheur. 

Il y a des années, j’allais régulièrement aux Îles de la Madeleine pour visiter Gina et Pierre qui y possédaient une demeure pas très loin d’une longue plage de sable. Elles sont immenses ces plages, devenant des avenues presque où l’on peut suivre la mer et marcher pendant des heures sans voir personne. Du moins, c’était comme ça alors. Dans le voisinage de mes amis vivait une femme seule, dans une maisonnette discrète, dissimulée par la maigre forêt qui résistait aux vents et protégeait des humeurs de l’hiver. Elle avait tout abandonné à Montréal pour s’installer dans ce refuge à peine plus grand qu’une remise. Elle parlait de son quotidien avec enthousiasme. Une femme souriante et conviviale qui semblait bien dans sa tête et son corps, heureuse de se retrouver en marge du monde et du continent.

Le roman de Caroline Guindon m’a rappelé ce souvenir qui n’a rien à voir avec son histoire, certainement. Étrange comme la vie se glisse souvent dans la fiction.

 

DÉCÈS

 

Jacques, le père, se meurt. Cancer. Un homme cultivé, friand de poésie et de littérature qui a pris soin de ses filles en étant le paternel et la mère. 

 

Une espèce de silence froid avait recouvert nos vies. Au printemps 1985, six jours après mon treizième anniversaire, elle avait laissé en plan ses pinceaux et collages métaphysiqueset était disparue pour de bon. On nous avait appris quelque temps plus tard que cette disparition et cette rupture étaient irrévocables; que Louise avait unilatéralement divorcé de nous et de notre père; qu’elle s’était retirée sur une île madelinienne quasi inhabitée où elle avait repris possession d’une maisonnette qui avait jadis appartenu à un ancêtre irlandais dont nous avions tous oublié l’existence. (p.28)

 

Les filles se relaient à l’hôpital, veillent l’être cher qui glisse imperceptiblement vers le silence et l’abandon. Ce sont là des moments intenses et souvent dramatiques. Surtout qu’on se demande tout le temps si c’est le dernier regard, l’ultime parole, le geste que l’on va rater quand on quitte la chambre pour respirer un peu. Des mots, un sourire que l’on voudrait graver dans sa tête à jamais. Il reste des images bien sûr, toujours, mais pas celles que l’on pensait retenir. La mémoire est oublieuse et c’est fort bien ainsi. 

L’impression que la vie s’arrête alors et que nous devenons le guetteur, celui qui attend en se sachant parfaitement inutile et impuissant. Comme si nous étions les comptables des derniers sourires, de certains gestes, de mots et de soupirs, des battements de paupières. Tout près de celui qui devient peu à peu un étranger. Et la respiration gonfle la poitrine et s’affaisse comme une vague qui se casse. Et tout est fini. Tout s’arrête et le corps est déserté. Le père, la mère, le frère sont déjà au large, dans un lointain inaccessible.

Les sœurs aimeraient saisir une parole, un regard, l’ultime confidence peut-être, un sourire ou un éclat dans l’œil comme une dernière promesse, un message qui sera un testament et une référence. 

 

Et puis, enfin, le silence est venu nous délivrer; Jacques, de ce glioblastome corrosif, qui avait fait fondre son cerveau comme une poignée de crayons de cire oubliés sur un pare-brise en plein soleil; et nous, ses trois filles, de cette musique hideuse, cet horrible râle trachéal, que nous avions toutes eu l’impression d’entendre encore résonner longtemps après que le corps absolument quiet de Jacques, de notre père-mère-Mermoz, fort et doux, tendre et bon, eut viré au gris-bleu, et que nous eûmes quitté l’unité des soins palliatifs. (p.98)

 

Et il y a le jour qui vous reprend et vous bouscule, les gestes qui vous emportent, la lumière du soleil plus présente ou une matinée pluvieuse, quasi intime. Comme si tout votre environnement disait qu’il faut un pas et un autre pour payer son dû à la vie. 

 

PARTAGE

 

Il reste les corvées inévitables et fastidieuses, la maison qu’il faut vider, les objets que la famille se partage, des souvenirs à ranger dans des boîtes. Tellement de choses accumulées qui n’ont de sens que pour le disparu. 

Geneviève choisit La détresse et l’enchantement de Gabrielle Roy que Louise a annoté lors de sa lecture, juste avant sa fuite. Des mots qui expliquent peut-être son mal être. Geneviève refuse de s’aventurer dans le désarroi de sa mère. Il y a pourtant, c’est là, noir sur blanc, la mort du père que l’écrivaine décrit magnifiquement. Le livre se retrouve à la poubelle. Pas question de ressasser cette «détresse». Elle ne veut que «l’enchantement». Peut-être aussi qu’il faut se détacher pour se souvenir, s’éloigner pour voir. C’est ce que feront les sœurs, l’une à sa profession de médecin et l’autre à ses enfants. 

 

Jamais plus je ne me gorgerais des effluves rassurants de la maison où j’avais passé les deux premières décennies de ma vie. Ces décennies avaient certes été marquées par la douloureuse cassure causée par le départ de ma mère, mais, plus encore, par toute cette lumière et par ces innombrables livres, disques et petits objets qui avaient meublé les longues pièces du rez-de-chaussée. Par-dessus tout, ces deux décennies avaient été saturées de l’amour de Jacques, père présent et tendre. Et bon vivant. (p.169)

 

Geneviève s’envole pour Berlin rejoindre une amie et respirer. C’est là que niche le bonheur, qu’elle pourra reconstituer sa Cythère à elle.

Roman porté par une belle délicatesse, une foule de petits gestes et de regards, de soupirs, d’écoute, d’empathie, d’attention pour ce père que les filles croyaient indestructible et tout puissant. Le héros meurt comme un homme, sans révélations et paroles inoubliables. Un texte précis, émouvant, juste et surtout un pas vers la vie, ce désir de bonheur et de plénitude. L’écrivaine nous plonge dans ce moment charnière où tout bascule, la perte d’un proche qui soulage souvent d’un poids et permet d’aller vers ce qui nous fascine. La liberté, quoi. Parce que la mort de quelqu’un de la famille peut être aussi un élan qui nous entraîne avec un grand sourire et une certitude toute nouvelle. Une manière de se centrer, de couper toutes les amarres pour dériver lentement vers son bonheur, son île à soi.

 

GUINDON CAROLINECythèreLÉVESQUE ÉDITEUR208 pages, 22,95 $.

 

https://levesqueediteur.com/livre/146/cythere

vendredi 12 juin 2020

PEUT-ON ÉCHAPPER AU TEMPS

QUEL BEAU TITRE POUR un recueil de nouvelles que La mémoire des cathédrales! Voilà la bannière que dresse Caroline Guindon pour son entrée en littérature. Dix-neuf textes qui bousculent juste ce qu’il faut, nous arrêtent en cours de lecture pour réfléchir au propos de l’écrivaine. Cette auteure sait se moquer du temps et de l’espace, de nos travers et de certitudes qui n’en sont peut-être pas. Madame Guindon, pour mon plus grand plaisir, mélange la gravité et le sourire.

Bien sûr, je me suis attardé à la nouvelle qui donne son nom au recueil. Une histoire un peu étrange où une jeune femme, Tasha, note les propos d’un professeur devant ses étudiants. Le scénario se répète depuis des années. Le virtuose de la parole trouve un écho dans le travail discret de cette femme. La mémoire du maître depuis des années, rate un cours. Un malaise. La secrétaire est enceinte. Le spécialiste, livré à lui-même, abandonné à ses admirateurs, perd de son lustre et de son éclat. Sans Tasha, il n’arrive plus à atteindre les sommets où il avait l’habitude de pirouetter en donnant le vertige à ses auditeurs. 
Voilà une belle réflexion sur le mythe, la légende qui entoure certains individus. Dépendent-ils de ceux qui «prennent des notes», immortalisent leurs propos et les poussent dans la dimension de la mémoire? Comme si l’écriture de la jeune femme était nécessaire et permettait au professeur de briller de tous ses feux. Est-ce que la secrétaire ajoute une valeur aux considérations du maître? Qu’est alors l’éloquence, la communication, le texte, la parole enchanteresse
Voilà qui m’a fait me retourner vers ces monuments (les cathédrales) construits souvent dans une ferveur qui laisse sans voix de nos jours. Des chefs-d’œuvre d’architecture qui expriment la foi et une dimension de la vie que nous avons remplacé par le culte des objets et des gadgets. Victor Hugo a écrit Notre-Dame-de-Paris, un roman magnifique qui porte le nom de cette œuvre d’art qui a traumatisé le monde entier en étant la proie des flammes. Notre-Dame-de-Paris est un symbole, une aventure littéraire, un joyau qui nous entraîne dans les méandres de la religion, de l’architecture, de l’art et de la spiritualité. La cathédrale nous fait découvrir ce qu’il y a de meilleur chez les vivants. Ces immenses temples témoignent de la quête de ceux et celles qui cherchent à atteindre une forme d’immortalité en se libérant de la course du temps. C’est peut-être ce qu’avait en tête Caroline Guindon en rédigeant les textes de ce recueil. Comment donner une dimension épique à des gestes qui occupent toute la grisaille du quotidien?

INTENTION

Des artistes, des écrivains, certains enseignants se dépassent et se hissent au-delà du réel et de la monotonie de leurs occupations. Pour laisser une trace peut-être de leur passage et de leurs actions. Atteindre et toucher les autres, connaître le vertige de la pensée et de la réflexion. Voilà le sens premier du texte : témoigner et garder en mémoire. Le professeur se surpasse devant Tasha qui immortalise ses propos. Comme quoi l’écriture permet de se faufiler dans une dimension particulière, surtout quand un lecteur se manifeste et donne vie à ses mots. Sans ce regard, un récit n’existe pas. Une manière d’échapper à ce qui semble banal et un peu gris.

C’est un sourire maternel et doux, indulgent. Car Tasha sait bien qu’il se trompe : il a amassé un patrimoine immense auquel il tient plus que tout au monde. La preuve : quand elle n’est pas là pour le recueillir et le figer dans ses notes expertes, le pauvre homme est contraint de faire face à sa propre mortalité, à la puissance de l’oubli, de l’insignifiance, et devient un simple maître, méthodique et linéaire, transparent — une invisible cathédrale. (p.20)

Tous les personnages de Caroline Guindon cherchent un refuge où ils pourront exprimer toutes les dimensions de leur être. La femme qui ne trouve plus le poème en accouchant. La poésie lui permettait de transcender son quotidien, le terrible fiasco de sa fin prévisible à plus ou moins long terme. Peut-être aussi que l’acte d’écriture masque d’une certaine façon l’aventure d’être et de respirer… Qui sait? La pire chose que peut vivre l’humanité est d’être victime d’un virus, d’une pandémie qui emporte ses références et nous pousse hors de tout ce qui donne du sens à nos occupations et nos gestes. 

vermillon. écru. turquoise. ocre. V-E-T-0! crache soudain l’acrostiche sur un de reproche. Isabelle est née le jour de la publication de mon dernier recueil de poésie. Isabelle aura huit ans en mai, et je suis en panne de poèmes, justement, depuis huit ans, certains jours, j’en pleure, (d’exaspération, de honte.) d’autres, je me console en composant de long courriels imaginaires, j’écris à la directrice de la jolie collection Pluri-elles : je lui demande si elle est intéressée par la publication de mots encadrés dans des enluminures rococo, car la panne, comme l’ordi, abuse de l’hospitalité de notre à manger et… (p.25)

EXPLORATION

Le lecteur passe du terrain des Cubs de Chicago, le Wrigley Field (les cathédrales de maintenant) à un concert intime, à une photographe qui surprend de bien étranges choses dans son travail. Comme si elle redonnait souffle aux clichés du célèbre Curtis qui a capté des moments de la vie indienne, se faisant le témoin d’une civilisation qui a disparu devant l’avidité des envahisseurs. 
L’image et le texte révèlent des aspects de notre existence qui s’effilochent souvent dans nos agitations. Des scènes qui deviennent des arrêts nécessaires à la mémoire de l’humanité. Toujours ce désir de laisser une trace, de parvenir à une autre dimension où tout prend une couleur différente. Peut-être aussi que par l’œuvre d’art nous arrivons à saisir des liens, à revivre des instants en les embellissant et en leur donnant un vernis qui les protège de l’oubli. Parce que la vie d’un homme ou d’une femme se termine dans une terrible indifférence, un repli du temps qui avale tout. L’art permet de faire passer le personnel et l’intime dans une dimension où l’autre parvient à se reconnaître.

Mes enfants me le répètent à tour de rôle. Ils sont là tous les trois — ainsi qu’un vague conjoint —, venus remplir des cartons en prévision du déménagement vers le centre d’hébergement, ce lieu entre deux mondes où la mémoire ira finir de se dissoudre. Ils s’étonnent de me voir envelopper la vieille bonbonnière dans du papier de soie et la placer auprès des objets à conserver. Mon fils cadet, le grand blond donneur de conseils, dit qu’il serait mieux que je m’en défasse et suggère de n’en conserver qu’une photo. (p.62)

Un arrêt sur ce qui s’incruste et disparaît, ce qui échappe au temps, biffe le plus important comme le plus banal. Cette mémoire, ce témoignage que sont les cathédrales qui nous rappellent une époque, une vision que nous avons perdue en courant derrière le bonheur des choses et des objets.

RÉFLEXIONS

Des nouvelles souvent étonnantes, belles de réflexions et de questions qui secouent le regard et la pensée, vous ébranlent un peu dans vos certitudes. Des textes qui nous entraînent dans des endroits peu familiers comme le Wrigley Field, terrain mythique où les Cubs de Chicago cherchent la gloire depuis des décennies. Ou encore dans un cours où l’on dissèque la prose en éliminant toutes sensations et émotion, oubliant l’aspect littéraire qu’il est impossible de réduire à des chiffres. Madame Guindon se moque de certains spécialistes qui tentent d’enfermer un texte dans des colonnes pour en faire un bilan-comptable. 

À tant compter sur les mots, sur leur poids et leur nombre, on comprend rapidement que l’organisation d’un recueil de nouvelles, c’est-à-dire l’ordre dans lequel chacune d’elles apparaît dans l’ouvrage, et donc l’ordre dans lequel elles seront lues, doit s’établir en tenant compte des sommes totales des mots que contient chaque nouvelle. L’avènement et l’ubiquité de nos traitements de texte rendent d’ailleurs le décompte des mots tellement facile, tellement évident, qu’il serait ridicule de ne pas en jouir pleinement. Le mot ridicule, dans la phrase précédente, était le 491e mot de notre propos d’aujourd’hui, 491 est, par ailleurs, un nombre premier de Sophie Germain. (p.70)

Tous les personnages cherchent une autre dimension à leur vie, ce qui est le propre de la création et de l’écriture, du vivant qui a besoin d’une direction et de témoins. 
Un recueil étonnant comme cette nouvelle où des adolescents croient que leurs parents ont disparu sans laisser d’adresse. Une formidable allégorie qui montre le repli sur soi des jeunes à cet âge où ils traversent une frontière avant de se risquer dans le monde des adultes. Comme quoi nous ne voyons que ce que nous prenons la peine de bien regarder.
Une écriture vive, souple, surprenante même qui m’a intrigué dans Instantanés. De belles émotions qui font voir l’espace que nous habitons d’un autre œil, y déterrant des mythes, des légendes et une dimension qui permet à l’humain de s’incruster dans le temps, de croire qu’il peut devenir immortel.

GUINDON CAROLINE, La mémoire des cathédrales, LÉVESQUE ÉDITEUR, 160 pages, 24,00 $.

https://levesqueediteur.com/livre/133/la-memoire-des-cathedrales