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jeudi 18 janvier 2024

LA TERRIBLE AVENTURE DE DEVENIR VIEUX

CE N’EST PAS que je souhaite mettre de la pression sur Monsieur Archambault, mais j’ai toujours hâte d’avoir un nouveau livre de lui. Vivre à feu doux, un recueil de courtes nouvelles, nous plonge dans l’univers de ceux et celles qui sont «victimes de la vieillesse». Qu’on le veuille ou non, nous sommes tous aux prises avec ce problème quand on reste dans l’équipe des vivants et que l’on se dirige vers la ligne mythique que sont les cent ans, une frontière qui semble particulièrement difficile à atteindre. Un plaisir de lecture que j’ai savouré tout doucement, au coin du feu, par les soirs de janvier avec la musique que diffuse l’émission de Marie-Christine Trottier à Radio-Canada en sourdine. Juste de la musique, pas trop de paroles, comme j’aime.

 

Un véritable cadeau des Fêtes que de recevoir le dernier livre de cet écrivain que je fréquente depuis des décennies. Surtout en cette période un peu terne, où l’hiver avait oublié de se présenter par chez nous. Belle façon de se moquer des caprices de la saison et d’attendre patiemment que la neige permette de partir sur mes skis et de me griser de la forêt. 

Oui, Monsieur Archambault a réussi l’exploit une fois de plus. Parce que publier un livre, dans une vraie maison d’édition, surtout pour un vétéran, relève souvent de la prouesse. D’abord le travail d’écriture, ce terrible combat pour ajuster les mots à la phrase et la propulser dans ce qu’elle doit être, sans que rien ne dépasse. 

Il ne faut pas croire que c’est plus facile avec l’âge. Monsieur Archambault reste pleinement dans la réalité qui est sienne. Il est l’un des rares écrivains maintenant à mettre la date de sa naissance dans les informations éditoriales. Pas besoin d’être Albert Einstein pour comprendre qu’il est parfaitement conscient de sa situation et du temps qui file.

 

«Nous sommes vieux, tous les deux. Ce qui explique sûrement nos goûts. Jouvet, plus personne ne le connaît. Cela n’a aucune importance, estimons-nous.» (p.13)

 

Monsieur Archambault ne finasse jamais avec l’aventure de l’âge et il utilise toujours les mots justes. Pas de masques, de métaphores pour décrire une période où la plupart des gens tentent de tricher, même si le corps devient de moins en moins mobile et doit composer avec tous les oublis que la mémoire se permet. Le nom des politiciens, des amis, par exemple, qui nous échappe souvent dans les conversations, ou un écrivain que l’on voudrait évoquer. 

Voilà qui dit tout ou presque. 

Les personnages de Monsieur Archambault sont des vieux et l’avenir n’est pas un sujet que l’on envisage avec enthousiasme. La fin se tient là, tout près, à portée de main, menaçante jusqu’à un certain point. Parce qu’arrive ce moment où le passé s’impose de plus en plus et fusionne on dirait avec le présent pour oublier ou nier le futur

 

VIRAGE

 

Le temps se recroqueville et le voilà déjà dans le dernier virage. C’est peut-être le propre de l’âge que de douter, de ne pas savoir s’il y a de la place pour demain et si c’est utile de faire des projets. Tout devient si fragile et précaire. Et ils vivent, ces hommes et ces femmes, en ayant un œil sur le rétroviseur. J’ai pu le constater avant Noël en allant faire la lecture dans les Résidences pour personnes âgées. Tous, après avoir écouté nos contes, sentaient le besoin de parler d’eux, de dire qu’ils existent et qu’ils ont un passé rempli et intéressant. J’ai eu le sentiment qu’ils attendaient, simplement, que la vie fasse son temps. «Il ne nous reste qu’à rire maintenant» d’affirmer une dame plutôt joviale.

Quant à l’avenir, voilà un vaste espace dont ils ne connaissent pas les frontières. Presque tous les amis ont disparu et ils ont de plus en plus l’impression d’avancer sur un terrain miné et d’avoir été oubliés ou d’avoir raté le train qui les emportait tous. Et quelle solitude!

 

«J’ai tout fait pour éviter de participer à cette réunion de vieux écrivains. Nous sommes attablés sur une estrade, tous les quatre. À des degrés divers de décrépitude physique et mentale. Comment avons-nous pu venir à bout de l’escalier branlant qui mène à la scène? J’y suis parvenu sans trop de peine, mais comment pourrai-je en redescendre avec un minimum d’élégance? Je me débrouille mal avec le déclin qui accompagne l’âge.» (p.39)

 

Monsieur Archambault parle avec justesse de son état ou de sa condition. Humour noir, un peu, certainement. Pourquoi pas?

 

LIBÉRATION

 

Il semblerait qu’avec le vieillissement, les gens perdent toute retenue et n’hésitent plus à dire ce qu’ils pensent haut et fort. Ils livrent leurs réactions spontanément, affirment ce qu’ils n’auraient jamais osé dire en public, il y a quelques années. Ça peut paraître dur et cruel certainement. Ça donne de formidables livres en tout cas.

Je crois que cela demande une grande honnêteté et une lucidité particulière pour écrire comme Monsieur Archambault le fait.

 

«J’ai dû la revoir une bonne quinzaine de fois depuis. Toujours chez moi. On s’étonnera peut-être de l’apprendre, mais si j’aime nos retrouvailles, c’est parce qu’elles me replacent dans une partie de mon passé que je réprouve. On jurerait qu’agissant de la sorte je réussis à réparer les erreurs d’autrefois. Rien n’est plus faux. J’aime me complaire.» (p.72)

 

Encore une fois, l’écrivain prouve qu’avec la vieillesse, ce sont de toutes petites choses qui prennent de l’importance et que juste le fait de bouger, de croiser des gens, de discuter avec des amis, ou ceux que l’on considère comme tels, demande des efforts particuliers. Un rendez-vous avec un proche, un dernier au revoir lors d’un décès, le hasard d’une rencontre qui nous pousse devant une ancienne flamme ou une complicité que l’on croyait très forte et qui vous laisse maintenant indifférent. Une occasion aussi de prendre conscience que ce que l’on jugeait comme primordial et essentiel s’avère futile avec le temps. 

Un monde qui se rétrécit et dans lequel le silence et l’isolement s’imposent. Un vécu qui continue plus par habitude que par effort de volonté. Monsieur Archambault se demande souvent pourquoi il est toujours du côté des survivants, pourquoi il patauge dans une existence que la plupart de ses connaissances ont eu l’élégance de céder aux plus jeunes? Tout cela en demeurant conscient que le grand rendez-vous approche, celui de l’anéantissement.

Oui, Monsieur Archambault m’offre des textes essentiels, me tend un miroir qui indique la direction que je dois suivre. C’est l’occasion de me secouer et de mettre les pendules à l’heure. 

Ça me fait tellement de bien et me donne un élan formidable, l’envie de continuer à fréquenter les mots pour en faire des paragraphes et des histoires. Et, Monsieur Archambault, vous ne devez pas laisser toute la place à Jeannette Bertrand. Vous aussi avez droit à votre espace et à des petits moments de gloire et de triomphe. Juste ce qu’il faut, cependant, la modestie s’impose, vous le savez. 

 

ARCHAMBAULT GILLES : Vivre à feux doux, Éditions du Boréal, Montréal, 112 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/vivre-feu-doux-4026.html

jeudi 11 mai 2023

MONSIEUR ARCHAMBAULT ME BOULEVERSE

J’AI TERMINÉ votre tout nouveau récit, Monsieur Archambault, avec un pincement au cœur. Comme si, dans le dernier paragraphe de La candeur du patriarche, vous me faisiez vos adieux. Je suis resté immobile, fixant les mots sans vraiment les voir. Oui, le regard brouillé, incapable de tourner la page. Bien sûr, il faut s’attendre à tout avec vous, Monsieur Archambault. Vous êtes né le 19 septembre 1933, tout juste avant la Deuxième Guerre mondiale et les horreurs du nazisme. Vous avez connu la mainmise de l’Église sur la vie de tous les bons Québécois de l’époque, Duplessis, sa mort, le 7 septembre 1959, la Révolution tranquille, l’arrivée de René Lévesque et la prise du pouvoir par le Parti québécois en 1976, les deux référendums sur l’indépendance du Québec et quoi encore. L’éclosion de la littérature québécoise, l’émergence d’écrivains importants et singuliers. Véritable témoin de l’histoire contemporaine, vous vous seriez bien passé de l’invasion de l’Ukraine et la perte de droits durement gagnés pour nombre de femmes partout dans le monde. Sans compter la fragmentation et la division des populations aux États-Unis, avec la folie d’un certain Donald. 

 

Il est vrai qu’à 90 ans, la route est beaucoup plus longue derrière que devant. Monsieur Archambault, vous êtes le premier à le savoir avec votre lucidité exemplaire. Vous le répétez dans La candeur du patriarche. Voilà peut-être votre dernière publication. Vous ne pouvez miser sur l’avenir et encore moins vous projeter dans le temps et l’espace. Ça me fait un coup au cœur d’écrire ça. Je souhaite tant un nouveau récit de vous, Monsieur Archambault, pour le parcourir le plus lentement possible, un de plus et encore un autre pour caresser chacun de vos mots et de vos phrases, m’arrêtant pour avaler une gorgée de café ou revenir sur une de vos affirmations. Je ne vous lis pas vraiment Monsieur Archambault, je flâne dans vos paragraphes, je rêve, je souris et je vous accompagne. 

Je vous écoutais dernièrement à l’émission de Stanley Péan qui a la bonne idée de vous inviter de temps en temps pour parler de musique et un peu de vos livres. Votre voix me plonge dans le temps. Je l’ai déjà écrit, j’étais un de vos fidèles à la radio et j’ai passé des nuits avec vous. Je me souviens particulièrement de l’aventure Lester Young. Des heures uniques, que la radio ne se permet plus ou n’ose plus imaginer. 

Voilà le paragraphe qui m’a figé et causé tant d’émotion. Je vous le murmure à l’oreille, Monsieur Archambault, espérant ne pas vous agacer.

 

«Je n’ai vraiment pas tout dit. Persuadé qu’un écrivain ne peut parler que de lui-même, j’aurai tenté à ma façon de proposer quelques pistes. Est-ce exagérer que de souhaiter quitter sans trop de complications un monde qui n’a jamais cessé pour bien longtemps de me paraître étrange, absurde et par moments fascinants?

Bon vent, Gustave!» (p.102)

 

Le Gustave en question est votre arrière-petit-fils à qui vous dites de faire sa vie comme il l’entend et surtout, de ne pas se laisser rabâcher les oreilles par le vieil homme que vous êtes devenu et qui refuse de prodiguer des conseils. Non, la sagesse n’est pas un don qui vient avec l’âge. Il y a des vieux cons et des jeunes étourdis, vous le savez.

 

CHANGEMENTS

 

Bien sûr, la vie et toutes les activités quotidiennes recroquevillent quand on a 90 ans. Le marcheur que vous étiez, Monsieur Archambault, doit se contenter maintenant de petites promenades autour de son immeuble. Vous avez le pas un peu hésitant et vous allez avec votre canne. Malicieux, vous choisissez vos parcours avec des bancs, pour des escales et y somnoler un instant. 

Même qu’en faisant une sieste sur votre balcon, un voisin vous a cru mort. Vous avez été réveillé par des pompiers et des infirmières qui ont déployé toute une panoplie de questions pour vérifier si vous étiez là, si vous saviez qui vous étiez. La date, l’heure, le jour, votre nom et votre prénom. Ils étaient prêts à vous expédier à l’hôpital pour subir une batterie de tests comme si c’était un crime de somnoler en plein air. Je vous rassure. Je me serais retrouvé souvent à l’urgence parce que j’ai la bonne habitude de siester sur ma terrasse ou encore sur la plage pendant l’été. Dormir dehors s’avère un sport risqué en ville. Monsieur Archambault, je vous invite à venir près du lac Saint-Jean. Nous pourrons nous allonger à l’abri des grands pins, sans être dérangés.

 

«Je ne comprends toujours pas pourquoi on s’énerve tant à mon sujet. Ai-je déjà l’air d’un homme à l’agonie? Je peux m’estimer chanceux, prétendent les jeunes femmes, d’avoir de si bons voisins. Mais des habitants de l’immeuble d’en face, je ne connais qu’une seule personne. Est-ce elle qui a sonné l’alarme, croyant qu’il y avait péril en la demeure? Le lendemain, elle m’a appris qu’il n’en était rien. Mais qui alors? Je ne l’ai jamais su.» (p.21)

 

Bien sûr, en prenant de l’âge, le vide se fait autour de vous. Je ne suis pas si avancé dans l’aventure de la vie humaine, Monsieur Archambault, mais beaucoup de mes amis ont disparu en laissant des espaces difficiles à combler. C’est peut-être cela le pire du vieillissement. L’impression que les proches et les connaissances s’évanouissent et que ceux et celles qui étaient des compagnons de route vous abandonnent. Des morts subites, attendues parce que la maladie est là depuis des années.

 

AMIS

 

Monsieur Archambault, vous avez perdu des compagnons très proches, des confidents, des camarades, des frères en quelque sorte. François Ricard et Jacques Brault étaient de ceux-là. Je comprends et sympathise.

 

«Quand Jacques Godbout m’a annoncé au téléphone la mort de François Ricard, j’ai eu le sentiment d’une profonde injustice. Pourquoi lui? Cet homme était pour moi l’incarnation rêvée de l’amitié. Je ne pouvais oublier qu’un cancer tenace le rongeait, mais j’avais toujours cru qu’il s’en sortirait.» (p.28)

 

Et les jours se suivent, assez semblables, sans heurts et sans soubresauts avec ses petites tâches, ses habitudes où vous discutez avec votre femme Lise décédée depuis une douzaine d’années. Les occupations quotidiennes sont de plus en plus épuisantes et exigeantes. Ce qui se faisait sans penser, machinalement il n’y a pas si longtemps, demande un effort maintenant. Vous écrivez, taquinez les mots, effleurant les touches de votre clavier, le seul bruit qui prouve que vous êtes toujours là dans votre appartement. Vous relisez certains auteurs, ou, sur un coup de tête, vous vous envolez vers Paris pour vous installer dans un quartier que vous aimez. Une petite promenade. Et une terrasse vous attend. Vous souriez et rêvez en prenant votre verre de muscadet.

Il y a aussi vos rencontres avec vos enfants et petits-enfants. Vous n’en ratez pas une et vous devenez celui qui écoute, se garde bien de faire la leçon aux jeunes qui foncent dans la vie avec une belle confiance. 

Nous étions ainsi à vingt ans. Nous partagions la certitude de pouvoir tout changer et d’être capable de tout faire même si je trimbalais bien des hésitations et des craintes dans mes bagages. Comme vous, Monsieur Archambault.

 

RÔLE

 

C’est bon de vous voir refuser le rôle du vieux sage, de celui qui, parce qu’il a duré plus longtemps que tous, donne des leçons à ceux qui suivent. Ce n’est pas votre cas, heureusement. 

 

«Est-ce à cause de cela ou est-ce à cause de mon âge, depuis quelques années, on semble s’attendre à ce que je sois devenu une sorte de vieux sage. J’en ai l’âge après tout. Pourtant je n’ai aucune disposition pour ce rôle.» (p.61)

 

Que dire à mon petit-fils qui amorce une carrière de journaliste? Le métier n’est plus celui que j’ai pratiqué avec bonheur et enthousiasme. Ce journal de papier que j’aimais tant et que je lisais en sortant du lit a disparu ou presque. Et les plateformes qu’Alexis devra utiliser me sont inconnues.

Vous écrivez, faites la sieste, effectuez de petites promenades, vous attardez un peu quand le temps et le soleil le permettent, regardez autour de vous les gens qui se précipitent. C’est peut-être que vous ralentissez Monsieur Archambault, que vous avez le pas moins vif, que tout semble aspirer par la vitesse. Malgré tout, vous êtes notre éclaireur, celui qui va devant, il ne faut pas l’oublier.

Vous n’avez plus la cadence, la main sûre et le verbe haut. Vous devenez un regard et un témoin d’un monde qui court vers la catastrophe avec les changements climatiques. Heureusement, il reste l’écriture pour vous comme pour moi, ce fil qui nous rattache encore à quelques fidèles qui nous accompagnent dans nos petites audaces. Mes lecteurs, Monsieur Archambault, tout comme les vôtres, j’imagine, défilent de plus en plus dans les pages nécrologiques. 

 

HUMAIN

 

Encore une fois, c’est l’humain qui me fascine chez vous Monsieur Archambault, celui qui me parle à l’oreille, se moque de ses prétentions, de la renommée, de la célébrité qu’apportent les livres. Vous vous amusez quand un lecteur enthousiaste vous qualifie de génie. Bien sûr que cela vous fait plaisir, avouez-le. ! 

Monsieur Archambault, j’espère encore flâner dans un de vos récits. Ce serait une belle manière de fêter vos cent ans. 

Je ne vous connais pas personnellement, à peine. Vous êtes venu une fois à la maison, du temps que nous habitions Jonquière. Ce devait être pour un festival ou un salon du livre, je ne me souviens plus. Dominique Blondeau était là, la terrible discrète qui a disparu sans prévenir personne, partie comme une voleuse, comme on prend la fuite pour entrer dans la clandestinité. Je n’avais pas eu la chance de discuter avec vous parce que je devais aller à La Doré. Ma mère venait de décéder à 94 ans. 

Une belle occasion ratée. 

Heureusement, il y a eu la radio pour garder contact avec vous et vos publications. Monsieur Archambault, vous êtes dans ma vie depuis si longtemps que je ne peux imaginer votre départ. Pas encore, pas maintenant. Un autre livre, il faut me le jurer. Et vous n’êtes pas pressé de vous trouver un petit appartement rue de l’Éternité. 

 

ARCHAMBAULT GILLESLa candeur du patriarche, Éditions du Boréal, Montréal, 112 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/candeur-patriarche-3983.html 

vendredi 26 août 2022

L’ÉTERNITÉ AVEC GILLES ARCHAMBAULT


LE 45e LIVRE de Gilles Archambault, Mes débuts dans l’éternité, un recueil de trente courtes nouvelles, nous plonge dans cet espace où le passé étouffe l’avenir, lorsque le présent n’est qu’un gouffre. On parle du vieillissement, bien sûr. Le corps n’est plus fiable et la mémoire oublie de refermer des portes et des fenêtres avec le temps. Monsieur Archambault est certainement l’écrivain du Québec qui publie le plus régulièrement, et depuis longtemps. Son coup d’envoi, Une suprême discrétion, a paru en 1963, donc il y a tout près de soixante ans. Avec mes cinquante ans de carrière (j’hésite avec ce mot) et seize livres, je fais figure de lambineux.

 

L’éternité n’est pas le «temple de la renommée» des écrivains et des écrivaines ou encore l’Académie des lettres françaises où siègent les immortels, semble-t-il. Pourtant, très peu de gens peuvent nommer les membres de cette illustre assemblée, à part notre Danny, bien sûr. J’ai pris la peine de consulter la liste depuis ses débuts en 1634 (année de la fondation de Trois-Rivières) et j’avoue que la plupart de ces plumitifs restent de parfaits inconnus.

L’éternité, c’est la fin qui avale tout. L’incontournable. «La seule justice» répétait mon père en précisant que personne, peu importe ses finances et sa réputation, ne pouvait échapper à la mort. Mon père avait des formules pour affirmer ses vérités. Il travaillait sans cesse sur la ferme familiale et quand on lui demandait pourquoi il ne se reposait jamais, la réponse tombait. «J’aurai bien le temps de souffler au cimetière.» 

Monsieur Archambault m’a retenu avec ce titre qu’il a puisé dans la nouvelle Une petite promenade qui lance son recueil. «Il est probable que je mourrai avant la fin de l’année. On est en mai. J’écoule mes journées à ne rien faire. Comme si je suivais une règle définie. Au fond, je me laisse porter par le temps. La vie se détache de moi petit à petit. Je ne proteste plus, je suis même devenu une sorte de croyant. Je crois fermement aux instants de paix qui me restent.» (p.11)

Voilà des affirmations troublantes, le fil qui relie ces textes. Le narrateur mue en témoin et les jours le repoussent doucement sans qu’il y prenne attention. Il garde des repères, des souvenirs, des espoirs et des rêves. Surtout quand on est écrivain avec autant de livres. 

L’écriture aussi nécessaire que l’air qui permet de respirer ne s’abandonne pas comme ça. La retraite fait de vous un regard qui a du mal à comprendre les enjeux qui marquent l’actualité. Plus, de jeunes effrontés vous accuseront d’avoir tout saccagé et de n’avoir pensé qu’à vous en construisant le Québec moderne.

Dans mon cas, je me suis fait auteur à temps plein quand j’ai quitté le journalisme et j’ai pu me concentrer sur Le voyage d’Ulysse que je n’aurais jamais pu mener à terme en demeurant porteur de nouvelles. 

 

PRÉSENT

 

Monsieur Archambault a la formidable audace d’écrire sur son présent, ce temps qu’il passe plus ou moins difficilement parce que le corps ne suit plus. Il y a des ratés, tout le monde le vit en prenant de l’âge. Ces jours où l’on a l’impression de dériver comme un bout de bois sur une rivière. Il reste les camaraderies perdues, la solitude, une amitié qui survit malgré tout. «Je mourrai sans avoir vraiment connu l’amour. Mon père ne détestait pas me taquiner à ce sujet. J’ai été un mari rigoureusement fidèle. Ce qui lui paraissait presque une infirmité. Il ne se privait pas de m’en faire le reproche. Très doucement, comme s’il était possible que je m’amende.» (p.25)

Monsieur Archambault a l’audace de s’attarder à ce monde dont on parle si peu et si mal. Il montre l’envers, ce que l’on masque à coups de publicité trompeuse à la télévision. Je pense aux manoirs luxueux où l’on accueille des gens âgés. Des hôtels que très peu de couples peuvent s’offrir. D’autant plus que ceux que l’on voit dans ce décor aseptisé sont de faux vieux qui roucoulent comme des adolescents qui s’apprêtent à faire l’amour dans la piscine. 

 

MONDE

 

Une amitié survit par miracle ou par habitude. Monsieur Archambault évoque son père, sa conjointe, la fiction qui a happé sa vie. J’aime bien quand il parle des écrivains, ces incontournables au temps de leur maturité. «Denis est mort depuis dix ans. Le lit-on encore? J’en serais étonné. Une chose est certaine, ses livres sont introuvables. Avec un peu de chance, on peut encore mettre la main sur un exemplaire défraîchi de son dernier roman. La Tristesse du voyageur. Sinon, l’oubli. J’en ressens de la peine. Denis s’est illusionné. Il a cru que c’était arrivé, qu’il avait écrit des livres qui feraient date. Rien de plus. Lui en faire le reproche, je ne m’en sens pas le droit.» (p.76)

Réfléchir, trier des regrets, faire face et s’abandonner aux soins d’une aide-ménagère qui devient le seul contact avec le monde. Une grande amie décède, des espoirs s’éteignent et un chat vous prend en otage. 

Tout est si difficile.

Monsieur Archambault parle de certains livres qu’il a aimés, d’une relecture qu’il ne fera jamais. Il y a aussi l’aventure du trottoir ou la folie de vouloir conduire une auto quand on a négligé de le faire au temps de ses belles années. 

Des textes touchants qui nous poussent dans les grandes et petites occupations que le temps vous laisse, une actualité qui devient de plus en plus incompréhensible. 

Il me bouleverse Monsieur Archambault par sa phrase qui coule tout doucement comme un rayon de soleil qui vient vous réchauffer le matin. Il pose des balises et pointe des chemins que je devrai emprunter si j’atteins son âge. Que dire de plus? Monsieur Archambault, encore un livre ou deux et, pourquoi pas la cinquantaine? L’éternité peut attendre, elle a le temps. J’ai besoin de vos textes troublants et un peu inquiétants malgré les apparences. Vous faites du bien à mon âme. 

 

ARCHAMBAULT GILLESMes débuts dans l’éternité, Éditions du Boréal, Montréal, 136 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/mes-debuts-dans-eternite-2840.html 

lundi 30 août 2021

MONSIEUR ARCHAMBAULT, l’ÉCRIVAIN NÉCESSAIRE

MONSIEUR ARCHAMBAULT me fascine. Surtout en lisant sa dernière publication, un nouveau récit. (Il ne s’aventure plus dans le roman.) Un texte rare, que l’on a envie de garder avec soi comme un objet précieux. Encore une fois dans Il se fait tard, l’écrivain me touche particulièrement, peut-être parce qu’il me précède dans le vieillissement, les péripéties du corps qui se fatigue et cafouille. Monsieur Archambault a 87 ans et dans ce dernier opuscule, il s’attarde à des inconvénients que je commence à ressentir bien malgré moi. Mes jambes sont moins alertes et je ne peux plus me lancer sur un chemin ombragé tôt le matin pour foncer dans la forêt et courir pendant des heures, effarouchant les geais et les mésanges. Je demeure un «bougeant», mais je choisis mes épuisements de plus en plus. Pour Monsieur Archambault, traverser une rue devient un exploit comparable à celui d’Andre De Grasse qui a remporté la médaille d’or au 200 mètres lors des derniers Jeux olympiques de Tokyo. Et me voilà devant ce livre, me répétant que c’est tellement rare qu’un écrivain aborde ses grands et petits problèmes. Face à la mort, avec une lucidité exemplaire, Monsieur Archambault parle avec justesse, un humour unique, à «voix basse» presque. 


Vieillir n’est pas une aventure que l’on choisit comme un lieu de vacances. C’est un phénomène qui vous avale doucement, jour après jour, sans vitamines pour enrayer la glissade. Le corps, ce véhicule performant pendant des décennies et qui a toujours su se régénérer, montre des faiblesses inquiétantes, parfois après bien des excès. Il ne faut pas chercher la date de péremption. Certains sont à bout après soixante ans et d’autres peuvent traverser le siècle. Monsieur Archambault semble l’un de ces battants qui peuvent aspirer à être centenaires même si ses jambes sont de moins en moins fiables. Les tâches qu’il exécutait sans y penser se transforment en un véritable défi. Lui, le grand marcheur, hésite devant un feu vert, un boulevard qui se change en précipice.

 

Depuis un peu plus de trois ans, je suis devenu un drôle de piéton, sorte de caricature de l’homme que je croyais être. Sauf à certains moments de désarroi, je réussis à m’amuser de ma progressive déchéance. Traverser la rue est, à n’en pas douter, une épreuve qui m’occupe tout entier. (p.11)

 

Monsieur Archambault a toujours possédé un humour particulier pour parler de ses petits malheurs. J’aime son sourire inquiétant, le tremblement dans sa voix qui laisse prévoir le pire. Bientôt, il le sait, même s’il a gardé toute sa tête comme on dit, il fera face à l’abîme. Peu importe les termes que l’on choisit pour édulcorer ce saut dans le vide. Il en sera à ses derniers instants, tout seul devant le néant. 

 

Plus s’approche le jour de ma mort, moins je redoute au fond le moment de sa venue. J’en parle à mon aise puisque, selon mon médecin, je ne suis pas près de plier mon ombrelle. Je fais mine de le croire, histoire de ne pas prolonger indûment la durée de ma visite à son cabinet. Certains jours, je reçois cet avis de longévité avec accablement. (p.41)

 

Je pense à ces étoiles qui, à bout de combustible, implosent et forment un trou noir qui aspire tout. La lumière de cet astre subsiste pendant des centaines d’années. C’est peut-être ce qui attend l’écrivain qu’est Monsieur Archambault. Il aura disparu, mais restera là pendant des dizaines d’années pour ceux qui ne peuvent se passer de ses romans et récits. Je sais. Il sera le premier à sourire et à protester. Peu importe ce qu’il dit sur ses livres, je revendique mon droit de lecteur. J’aime sa phrase, ses propos qui retentissent tels les appels discrets de la trompette de Mile Davis dans une nuit chaude et humide. Je pense à ce qu’écrit Mustapha Fahmi dans La promesse de Juliette, un livre à paraître bientôt. «Les humains sont comme les étoiles, ils vivent en brillant; et parfois, comme les étoiles, ils continuent de briller longtemps après qu’ils se sont éteints.»

 

Ai-je réussi ma vie? Je n’en sais rien. De toute manière, que vaut une aventure qui se termine par la mort? Quand l’âge s’impose, on n’a d’autres recours que celui de la résignation. (p.27)

 

Je retourne ces mots, les caresse comme la chatte quand elle vient ronronner sur mes genoux. Un mouvement lent, entre les deux oreilles, là où c’est le plus chaud et le plus doux. Ça me secoue ces phrases, moi qui m’étourdis encore dans de grands projets. Et dans un moment de relâchement ou de lucidité, je me demande si je vais avoir la force de terminer mon roman amorcé dans une autre vie presque. Tout seul pour affronter le temps. Ce temps que l’on gaspille dans sa jeunesse, que le travail nous prend de toutes les manières imaginables. Ce temps que je voulais dompter dans les marathons où je passais de la joie à la douleur. Ce temps qui vous scie les jambes quand l’âge s’impose, vous transforme en portageur qui bouge de plus en plus lentement. 

 

Vieillir, c’est se voir glisser hors de la réalité. Parfois avec amusement, parfois avec horreur. (p.39)

 

L’univers tout entier semble se liguer pour immobiliser l’écrivain quasi octogénaire. Tout l’espace se comprime. Le lointain, l’ailleurs se recroqueville sur la petite galerie d’en arrière, ou encore au coin de la rue. Naguère, la maison n’était pas assez vaste et des projets flottaient dans l’air. Et, il y a eu un appartement encombré et puis un lit, un bureau devant une fenêtre de plus en plus étroite. Je pense à ma mère qui s’est enfermée dans une chambre pendant des années. Son monde n’était plus qu’un fragment du village qu’elle surveillait de sa fenêtre. Il y avait la galerie du presbytère de La Doré et le mur de la grande église de pierres. Peut-être un bout de champ, à gauche, comme une échappée vers les montagnes bleues. La femme qui tentait de dompter le jour avec ses monologues sans fin avait perdu ses repères. Elle était prisonnière d’une chambre, dans cette résidence où quelqu’un décidait tout pour elle. 

 

Viendront peut-être vers la fin des épisodes de terreur. Comment vais-je me débrouiller? Je ne peux que souhaiter ne pas trop compliquer la vie de ceux qui auront pour tâche de m’accompagner pendant ce voyage obligé. Pourvu que je ne me mette pas à délirer ou à pleurer. (p.47)

 

Et tout ce que le lecteur et amateur de musique a collectionné devient encombrant et inutile. Que faire des livres que j’ai entassés un peu partout? Après avoir additionné sans bon sens, je dois apprendre la soustraction. Se défaire de mes livres, se dépouiller de ses disques, se détacher de ce qui a meublé votre vie. Que faire des romans accumulés depuis mon adolescence et que personne ne veut maintenant? Des tableaux, des skis, des outils pour mes bricolages, de ces manuscrits raturés, des articles de presse, des bouts de films et d’entrevues, des milliers de pages de mon journal? Tant de choses qui n’ont de sens que pour soi. Tout ce qu’il faut oublier pour avancer nu vers le l’heure du départ, sans dossard et shorts rutilants, tel que nous étions au moment de l’arrivée. 

 

On se retrouve entouré d’objets dont l’utilité est de plus en plus contestable. Les livres qu’on estimait essentiels, on ne les ouvre plus qu’à la dérobée. (p.104)

 

Heureusement, Monsieur Archambault continue d’écrire. Une manie, une habitude, il se le demande. Pour qui aligne-t-on les mots? Il m’a fait sourire en avouant qu’il lisait les nécrologies. Je fais la même chose. Je cherche des visages, mes fidèles qui disparaissent les uns après les autres. Devient-on un manieur de phrases sans public avec le temps, avons-nous publié uniquement pour ceux et celles de sa génération? Des palissades se dressent-elles entre les époques? J’aime croire que non, mais je commence à penser que les jeunes ne s’intéressent guère à mes romans, tout comme les plus âgés boudent ces nouveaux écrivains. Les murailles de la vieillesse s’élèvent lentement pour tout enfermer. Que dire de la vanité de ceux et celles qui s’étaient installés au sommet des palmarès et que l’on n’entend plus à la radio? Ces vedettes omniprésentes ont été avalées par un terrible silence. 

 

LUCIDITÉ

 

Il se fait tard est un livre rare, important parce qu’il nous pousse devant une réalité que nous avons du mal à accepter. Un récit lucide, franc qui frappe la cible. Et faut admettre que je suis un lecteur idéal pour Monsieur Archambault, étant juste derrière lui, debout dans ses empreintes.

Nous écrivons toujours un peu pour percer des murs et échapper à sa condition de mortel. Il reste assez de jours à Monsieur Archambault pour quelques livres encore, je l’espère. Qu’il le veuille ou non, il est devenu une sorte de guide pour moi par le biais de nos fréquentations livresques. C’est la magie du texte qui permet de déjouer tous les pièges. Une page d’un récit, un poème, nous entraîne hors de notre propre aventure quand elle est bien menée. 

Le premier roman de Monsieur Archambault, lorsque je l’ouvre et lis lentement l’incipit, échappe à tous les enfermements. Tout est là dans Une suprême discrétion, palpitant, tout aussi vivant qu’en 1963 alors que du haut de mes dix-sept ans, je rêvais de voir mon nom sur la couverture d’un livre. «— Attendez, attendez un tout petit instant! Je pense que je vais aussi prendre le Malraux.». Un livre est une pierre qu’on lance face aux rafales du temps. Certains déjouent les lois de la physique et d’autres disparaissent dans des tourbillons imprévisibles. Les écrits de Monsieur Archambault, je l’espère, vont résister à tous les remous et toutes les canicules, tous les bouleversements de la planète.

 

ARCHAMBAULT GILLESIl se fait tard, Éditions du Boréal, Montréal, 2021, 19,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/gilles-archambault-7680.html

vendredi 3 juillet 2020

MONSIEUR ARCHAMBAULT REVIENT

JE REÇOIS UNE NOUVEAUTÉ de Gilles Archambault comme un cadeau, un petit miracle en me demandant si c’est le dernier que je lirai. Il se pose la question, certainement, parce que continuer à publier à 86 ans, au Québec, est une exception et un véritable exploit. Les écrivains s’effacent tôt et rares sont ceux qui poursuivent leur chemin rendu à un certain âge. Et les éditeurs ont tendance à se tourner vers la jeunesse, cette fameuse relève qui n’en finit plus de se réinventer. J’ai parcouru Sourire en coin ou les ruses de l’autodérision avec respect, caressant chacune des phrases comme un gros chat qui s’étourdit dans ses ronronnements. 

Le premier roman de monsieur Archambault paraissait en 1963. Près de soixante ans que ce romancier cherche, questionne le monde autour de lui sans faire d’esbroufe ou quémander les approbations. Lors de la publication de son premier ouvrage, je rêvais et m’égarais dans des textes qui n’allaient nulle part et partout à la fois. Il faut beaucoup de patience pour devenir écrivain et encore plus pour porter le titre pendant toute une vie. 
Les publications de monsieur Archambault deviennent de plus en plus courtes. Je n’invente rien, c’est lui qui l’affirme. Ne pouvant non plus s’éloigner du récit, l’écrivain se rapproche de sa pensée et de son vécu. Une nécessité peut-être de faire le point. Le passé gagne de plus en plus de place avec l’âge. Ce qui était s’impose dans toutes ses dimensions, souvent aux dépens du présent. 
Monsieur Archambault imagine une aventure discrète entre une jeune femme insolente de vie et le romancier vieillissant qui se retrouve à Saint-Malo, dans une sorte de pèlerinage. Ce fol espoir qui ne quitte jamais les humains, la connivence des corps et des esprits. Cela le pousse aussi à réfléchir à son parcours, à ses publications, ses succès, ses illusions et ce qui va survivre peut-être de son travail dans l’univers étrange de la littérature.
Un cadeau, je le répète, que de lire monsieur Archambault qui revient régulièrement nous dire qu’il ne nous oublie pas, qu’il est là et que tout va malgré les embûches de la vie. Ça me rassure. Il est la preuve qu’il ne faut jamais lâcher et que quand on a décidé de se faire écrivain, il faut suivre les mots comme ils viennent. Ça me conforte dans mon travail de romancier qui s’enfonce dans des histoires de plus en plus complexes. Toujours à la recherche d’un monde que je n’ai su qu’imaginer. Parce que si un amoureux des livres passe sa vie à bousculer les phrases, c’est peut-être qu’il a conscience que chaque publication est un échec. Il doit toujours recommencer et savoir qu’il n’atteindra jamais l’œuvre parfaite dont il rêvait à vingt ans. Que vais-je raconter dans dix ans si je réussis à me faufiler dans les couloirs que monsieur Archambault hante ? Bien sûr, il faudra que je garde la capacité de secouer les verbes et de me tenir en selle sur ce cheval un peu rétif. Aurai-je l’envie de souffler sur les mots sans prendre de répit? Un écrivain, il me semble, a besoin d’un texte pour rester vivant, lucide devant l’approche de sa fin.
Il ne faut pas croire cependant que monsieur Archambault est le favori des nostalgiques et de ceux que le temps malmène. Il touche la vie, la présence de soi dans un monde qui se recroqueville, ces moments où il est nécessaire de regarder dans le rétroviseur sans trop s’inquiéter de ce que sera la semaine à venir. Voilà un modèle pour les jeunes écrivains qui rêvent de gloire et de fortune. Tous devraient le lire pour comprendre ce qui les attend dans ce chemin parsemé d’obstacles.

REGARD

Que serait l’existence sans les souvenirs, les anecdotes, les rencontres marquantes, les ouvrages importants qui vous ont touché au cœur et à l’âme, transformant l’être que vous êtes

Je ne me retiens pas de lui répliquer que vivre à moitié ne m’intéresse pas. D’autant plus que ce qu’on nomme la vie intellectuelle, l’écriture, la lecture, l’écoute de la musique, qui m’ont soutenu, non plus pour moi l’intérêt qu’ils ont déjà eu. Ce qui n’aide en rien, ma mémoire a parfois des ratés inquiétants. Je me souviendrai d’avoir vécu. Ce qui a son côté consolant. (p.12)

Des propos comme ceux-là me bouleversent. Quelle franchise il faut, quel courage que de se tenir debout dans le jour ou dans le soir qui prend tout son temps pour vous entourer de silence! J’aime la phrase de monsieur Archambault qui flâne en dissimulant une certaine crainte, un petit frisson qui garde vivant. 

TRAVAIL

Un projet de roman hante le vieil écrivain et cette histoire se concrétise presque. La preuve qu’un créateur est beaucoup plus «vivant» dans ses rêves que dans ses réalisations. Ce sont ces «scénarios» qui gardent un auteur en alerte et non pas les artefacts qui s’accumulent et que les éditeurs pilonnent avec une férocité qui fait mal à l’intelligence.

Il est normal qu’on se désintéresse de ce que peuvent inventer les vieux écrivains. On ne leur prête qu’une mémoire, dont on s’empresse de dire qu’elle est défaillante. Ne reste plus au rescapé de ma sorte que la mince satisfaction de survivre. Les écrivains qui crient à l’injustice à la moindre déception m’ont toujours semblé pitoyables. Être incompris n’a rien d’humiliant. Plutôt consolant, au fond. On a moins de comptes à rendre. Oscar Wilde n’a-t-il pas écrit qu’il vivait dans la crainte d’être compris? (p.17)

Je suis demeuré un long moment à retourner cette réflexion, comme si monsieur Archambault me présentait un miroir, mettait le doigt sur mes espoirs dérisoires et des rêves qui ne veulent jamais s’éloigner.

AUTODÉRISION

Monsieur Archambault se penche sur son travail avec un certain sourire, un haussement des épaules et une belle forme d’indifférence. (On ne sait jamais, si elle est feinte ou réelle.) Il me laisse toujours un peu dubitatif malgré ses propos. 
Bien sûr, un écrivain est bien mal placé pour juger son œuvre. Que va-t-il rester de toutes ces phrases qui ont été si importantes à différents moments de mon parcours? Peut-être un regard, une image heureuse ou un titre. Pourtant, j’en suis convaincu, monsieur Archambault est bien installé dans l’histoire littéraire du Québec même si nous avons tendance à tout oublier. Il m’émeut quand il s’efforce de ne pas s’illusionner. Un écrivain reste un rêveur et il peut se croire le créateur d’un monde dans ses moments d’enthousiasme. 
Quoi qu’il dise, monsieur Archambault occupe une place importante dans cet univers et il s’inscrit dans la durée, lui qui n’a jamais cherché à suivre les règles. Je l’admire parce qu’il a su demeurer fidèle à cette petite voix intérieure, cette musique qui est la sienne. 
L’écrivain n’est pas dupe, surtout quand il croise un jeune qui parle de ses livres et lui avoue son admiration. Un lecteur est un miracle et une promesse d’immortalité. Rares sont les créateurs qui peuvent résister à ce type de reconnaissance. 
Que j’aime la constance et l’entêtement de monsieur Archambault. Voilà un exemple de fidélité qui fait un pied de nez à notre époque où tout est jetable. À voix basse, avec un certain sourire, il raconte la lenteur du promeneur solitaire qui passe plus de temps sur un banc qu’à déambuler ici et là. Il me permet d’être à l’écoute de moi, de combler ma passion des mots plus que tout, comme une musique qui vient vous surprendre dans vos hésitations. 

Écrivain plus sûr de mon fait, j’en déduirais qu’on m’a mal lu ou que le bon goût se perd. Toutes les raisons me seraient bonnes pour me justifier. Je serais plutôt porté à penser que je suis au mieux un écrivain assez honnête qui a trouvé dans l’écriture de fictions une façon de supporter la vie. Ce qu’il avait à proposer n’était pas de nature à susciter un fort engouement. Il s’en est contenté sans trop de peine. (p.88)

J’aime monsieur Archambault pour sa patience dans l’azur, son entêtement à caresser les phrases et à les mettre à sa main. Voilà un grand écrivain, un vrai, de ceux qu’un peuple normal ne peut oublier. C’est pourquoi j’y reviens si souvent. Il donne matière à réflexion chaque fois que j’ouvre l’un de ses romans. Il est devenu avec le temps, un compagnon dont je ne peux me passer. J’aime cette manière de se retourner sur soi et de vous figer dans l’instant. Et je vais le faire sourire, certainement, je lis ses livres comme un bréviaire qui permet de se concentrer sur le monde et son petit moi.

ARCHAMBAULT GILLES, Sourire en coin ou les ruses de l’autodérision, Éditions BORÉAL, 128 pages, 18,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/sourire-coin-2733.html