mardi 14 juin 2016

Elsa Pépin permet de voir les autres différemment

ELSA PÉPIN ÉTONNE, dans Les sanguines, avec des femmes qui portent l’ombre et la lumière. Un texte fort, intelligent qui emprunte des sentiers peu fréquentés et ébranle le confort de son moi que l’on voit souvent comme une forteresse imprenable. Il est possible de se glisser dans l’autre en donnant du sang ou en consentant à une greffe. Artistiquement, cette fusion se fait par le rapt systématique d’un tableau ou d’un texte. Comment approcher l’autre tout en demeurant soi, exister et s’épanouir sans porter ombrage à ses proches ? L’auteure m’a fait voir autrement les attaches qui nous lient à la communauté. Tous ces gens qui vivent souvent dans l’indifférence les uns des autres, mais qui sont peut-être un seul et même organisme vivant.

La sanguine est un genre de craie faite à base d’oxyde de fer qui permet de dessiner et donne une belle couleur rouge. C’est un fruit aussi, mais dans le roman d’Elsa Pépin, je serais tenté d’y voir une autre signification. Ce peut être le sang de certains individus qu’il est possible d’échanger par voie de transfusion. Un phénomène bien connu maintenant. Il n’en a pas toujours été ainsi et il est fort intéressant de prendre conscience des recherches qui ont mené à la classification du sang. On le sait maintenant. Des individus peuvent échanger leur sang et d’autres, au contraire, ne peuvent pas. Les partages sont d’un autre ordre dans le monde artistique. Il est possible de dérober la manière d’un peintre, son regard et son talent en le copiant.
Sarah est celle que l’on ne remarque jamais dans une rencontre parce qu’elle préfère  demeurer en retrait. Elle a pourtant un regard et un talent exceptionnel. Elle copie les maîtres, les grandes œuvres, examine les tableaux dans leur texture, leur pigmentation, leur ADN, je dirais, pour saisir le langage du peintre et sa réalité. Elle étudie Judith et Holopherne du Caravage, un tableau saisissant où une jeune femme tranche la tête d’un homme (ennemi ou amant) par vengeance. La composition, le jeu de l’ombre et de la lumière, tout retient son attention.

Holopherne, bouche ouverte, le regard suppliant, renversé vers le ciel, cherche à voir Judith la meurtrière, veuve blanche étrangement calme devant le sang qui gicle. Derrière elle, une vieille servante observe, complice, la jeune femme accomplissant son devoir, et porte le sac destiné à récupérer l’offrande. Le fluide écarlate jaillit en trois jets sur l’oreiller et le drap. La tête s’apprête à tomber, la vie est suspendue à un fil invisible. L’agonisant semble rayonner aux côtés de la tueuse, éteinte et résignée. L’expression d’Holopherne est proche de la jouissance. Il toise la mort, il renaît, éclaboussant de vie les personnages du tableau. (p.9)

Un lien inquiétant unit le bourreau et la victime. La lumière porte la jeune femme et la servante. Curieusement, Holopherne n’offre aucune résistance devant celle qui tient sa vie entre ses mains.
Ce n’est pas pour rien que le roman d’Elsa Pépin s’ouvre sur une description minutieuse du tableau du Caravage, de cette scène où la vie et la mort se touchent dans une danse troublante. Il y a de nombreux retours dans Les sanguines, des miroirs qui se reflètent et nous poussent souvent vers l’autre. Des liens étranges qui, parfois, vous rapprochent ou vous éloignent.

Entre Judith et Holopherne se déploie le grand jeu des duels élémentaires. Éclairée par une lumière crue provenant d’un unique point surélevé, un soleil ou une lampe, la femme, immaculée, se détache du fond d’encre noire. La veuve venge son peuple, décapitant le général assyrien sous un violent éclairage latéral qui traverse la pièce. L’obscurité du monde terrestre rivalise avec la lumière divine jetée sur la vengeresse légitime. L’ambiguïté des bourreaux et des victimes du Caravage, leur lutte presque érotique pour vivre et tuer fascinent la copiste. (p.10)


SOEURS

Avril a toujours capté toute la lumière. Elle profite de son pouvoir jusqu’au jour où la maladie frappe. Leucémie grave et mort à court terme. Il faut une greffe de la moelle épinière pour penser survivre. Il faut surtout un donneur compatible.
Sarah peut sauver la vie de sa sœur même si toutes les apparences semblent dire le contraire. Elles sont la lumière et l’ombre dans le tableau du Caravage. L’astre solaire peut survivre grâce à celle qui se tient dans la nuit. Les sœurs peuvent partager leur vie comme le présent le plus précieux qui soit…
Sarah prend du temps avant de dire oui à la greffe. Le don de soi, ce souffle de vie ne se fait pas spontanément… Accepter « de passer » dans le corps d’un autre n’est pas une décision facile à prendre. On peut se sentir menacé en donnant une partie de soi à l’autre… Pensez un moment à une situation où l’un de vos reins, de vos poumons ou votre moelle épinière se retrouvent dans le corps d’un autre. La peur aussi, les craintes malgré tous les propos rassurants des médecins…
Le donneur est cet être anonyme qui offre une parcelle de son être par pure générosité, dans la plus belle abnégation. Sarah se soumet à des tests, accepte d’aller vers cette sœur fugitive, de casser son armure. Pendant ses démarches, elle rencontre Victor, un malade qui lutte contre le cancer et rédige l’histoire du sang, s’attarde aux théories qui ont obsédé des chercheurs et ont permis, après bien des errances, de classifier le sang. Ce travail nous entraîne dans les recherches qui ont permis de découvrir le fonctionnement du cœur et la circulation du sang dans l’organisme. Certaines idées peuvent sembler étranges maintenant. Donner le sang d’un animal par exemple à un individu qui souffre de problèmes psychologiques pour le guérir. Pourtant plusieurs y ont cru. Les saignées ont été populaires dans l’histoire de la médecine et Molière se moque des médecins, en fait des personnages caricaturaux qui utilisent à peu près toujours les mêmes procédés pour tenter de guérir les maux physiques et psychiques.
 
Les cellules se multiplient et se connectent toutes. Quand deux corps s’unissent, des milliers de cellules s’échangent, se mêlent, portent en puissance la vie. L’échange des sangs aussi rapproche. Tous les êtres sont liés les uns aux autres par la cellule. Chacun a le pouvoir de ressusciter ses proches, mais la plupart des gens préfèrent s’occuper de leur propre petit cas. Chacun pour soi jusque dans la mort. (p.43)

Le médecin d’origine autrichienne Karl Landsteiner, en 1900, découvre que les globules rouges du sang sont dotés d’antigènes particuliers. Il parle des antigènes A, B et AB. Cette classification a permis d’effectuer des transfusions sanguines en toute sécurité. Il a fallu bien des expériences et des recherches pour en arriver là. Mais qui se souvient de ceux et celles qui ont donné de leur sang à ce chercheur tout au long de son travail... Cette offrande unique se fait toujours dans l’anonymat et demande une abnégation. formidable Des hommes et des femmes donnent la vie à un receveur qu’ils ne connaissent pas, ne rencontreront jamais. Quel don fantastique !

RENCONTRE

Sarah peut sauver Avril. Elle est Judith qui tient le poignard et peut la vie et la mort. Elle est si étrangère à cette sœur qui n’a jamais semblé prendre conscience de son existence. Sarah n’a su jusqu’à maintenant que se tenir dans l’ombre, que copier les grands maîtres. Sa relation trouble avec Baptiste lui a fait perdre son identité. Il lui a volé son talent, son savoir-faire pour devenir célèbre.
Tout bascule. Avril comprend qu’elle n’est pas l’astre autour duquel tous les êtres tournent. Elle doit accepter sa fragilité, que sa vie dépend de sa sœur qu’elle a toujours ignorée.
Sarah sort de l’arrière-scène. Elle qui n’a jamais voulu d’enfants, se retrouve devant les filles de sa sœur qu’elle doit apprivoiser. Elle trouve sa vraie nature et s’affirme, devient une artiste capable d’affronter ses ombres et ses embellies. Avril comprend enfin que trop de lumière aveugle et qu’un sujet est présent grâce à l’obscurité qui le rend visible. La lumière a besoin de l’ombre comme le souffle a besoin de l’air.

QUESTION

Elsa Pépin réfléchit à l’individualité, aux contacts avec les autres, à nos dépendances et nos aspects obscurs et rayonnants. Qui est compatible avec nous ? Qui nous repousse ? Pourquoi certains êtres captent toute la lumière quand d’autres marchent dans l’ombre ?
Un roman touchant qui nous fait voir les humains autrement. Le secret de la vie, de la grande chaîne humaine, repose peut-être sur un souffle que l’on donne pour que la vie soit aujourd’hui et demain.
Le don de soi ouvre les horizons de l’humanité, de la création et de l’art aussi. Il y a de quoi voyager longtemps dans ce roman d’une profonde humanité, qui fait la part belle aux donneurs, à ceux et celles qui se font discrets dans l’acte le plus généreux qui soit. Des héros que nous ignorons la plupart du temps.

LES SANGUINES d’Elsa Pépin est paru chez Alto, 168 pages, 21,95 $.

PROCHAINE CHRONIQUE : EUX, CES INSTANTS D’ARRIÈRE-COUR de REINE-AIMÉE CÔTÉ publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.