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vendredi 5 janvier 2024

QUE FAIRE LIRE À DES ÉTUDIANTS DE CÉGEP

QUELLE BONNE IDÉE que celle de Virginie Blanchette-Doucet, une écrivaine que j’ai découverte il n’y a pas si longtemps! Elle est également enseignante au cégep de Saint-Hyacinthe, de littérature bien sûr. Comme tous ceux qui pratiquent ce métier, elle doit sélectionner des ouvrages québécois et les présenter à ses étudiants. Quel auteur favoriser? Des valeurs sûres, des classiques qui permettent de remonter dans le temps ou encore se rapprocher des jeunes et de leur réalité en leur proposant des romans plus récents. «Il me semble que c’est un grand pouvoir. Choisir un livre, c’est en délaisser tant d’autres» dit-elle dans sa préface. Oui, les professeurs sélectionnent les auteurs qu’ils souhaitent enseigner en établissant leur programme de session. Un privilège certainement qui peut amener certains à choisir des titres fort discutables. Canons permettra aux éducateurs d’élargir leur horizon, je l’espère.

 

Je ne sais trop comment cela se passe dans les cégeps. J’y suis allé une fois en tant qu’écrivain pour l’un de mes romans. Un enseignant avait eu la bonne idée de choisir Le violoneux et de le faire lire à ses étudiants. J’ignore ce que ce groupe d’une vingtaine de garçons a retenu de ma fable poético-politique. Personne n’avait saisi la trame que j’ai soigneusement dissimulée dans ce roman qui tient du conte. Pour tout dire, je suis sorti de cette rencontre assez traumatisé. 

Deux gaillards avaient fait un travail en équipe. J’étais resté sans mots devant mon livre éventré, déchiré en deux parts à peu près égales. L’un d’eux m’avait expliqué avec un grand sourire qu’il avait lu la première partie et que son comparse s’était occupé de la suite. Je n’avais qu’un terme en tête alors : sacrilège. Pour un amoureux des volumes comme moi, charcuter un roman ainsi était impensable. Je n’ai jamais osé demander au professeur comment il avait noté ce travail. J’avais trop peur de la réponse. 

Et que dire des professeurs-écrivains qui n’hésitent pas à mettre leur propre ouvrage au programme? Il me semble qu’ils devraient se garder une petite gêne et refuser de s’aventurer dans ce genre d’exercice. Comment demeurer neutre alors, faire lire cet ouvrage et partager son enthousiasme… pour soi? Ça ne devrait pas être toléré dans un cégep. 

 

QUESTION

 

Onze écrivains ont accepté de répondre à la question de Virginie Blanchette-Doucet. Ils ont bien voulu se compromettre et choisir une œuvre québécoise pour expliquer pourquoi cet ouvrage a été si important dans leur parcours et comment il a changé leur vie. Les auteurs, parmi les élus, sont Michel Tremblay, Anne-Marie Alonzo et Denise Desautels, Gilles Vigneault, Pierre Vadeboncoeur, Gérald Godin, Germaine Guèvremont, Gabrielle Roy, Marie-Célie Agnant, Nelly Arcan, Mavis Gallant et Genevière Desrosiers. 

Celles et ceux qui ont accepté de se confier sont Marie-Célie Agnant et Virginie Blanchette-Doucet, Étienne Beaulieu, Julie Boulanger et Amélie Paquet, Nicholas Dawson, Ayavi Lake, Catherine Lavarenne, Pattie O’Green, Heather O’Neill, Francis Ouellette, Akos Verboczy et Adis Simidzija. Des noms que j’ai fréquentés pour la plupart. Un choix fort pertinent qui témoigne de la réalité québécoise de maintenant. Plusieurs sont des émigrants qui ont croisé un écrivain ou une écrivaine du Québec à un moment important de leur vie. Une rencontre qui a transformé leur regard et leur quotidien dans leur société d’adoption. Ce fut un déclic et cela leur a permis de se sentir vraiment à la maison. 

Tous et toutes devaient sélectionner une œuvre d’un écrivain ou écrivaine du Québec. Fort heureusement. Je suis persuadé que si on leur avait laissé pleine liberté, le choix aurait été autre. Cela dit sans arrière-pensées.

 

RÉUSSITE

 

Voilà une aventure réussie. Que de belles choses y sont dites dans ces textes qui expliquent le pourquoi et le comment de leur choix! Surtout, comment cette rencontre a bouleversé leur existence et leur a pour ainsi dire ouvert un chemin vers l’écriture. 

Dans mon cas, si j’avais eu à faire cet exercice, j’aurais opté pour Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais. Cet ouvrage a changé ma vie de lecteur et aussi de futur écrivain. 

Des moments uniques, des circonstances qui permettent de croire, du moins pour ceux et celles qui rêvent de manier les mots, qu’ils peuvent se lancer dans la folle entreprise de dire le monde. L’une de ces rencontres improbables est certainement celle de Gilles Vigneault et d’Akos Verboczy. 

 

«Comme vous, le recueil était déjà vieux. On avait massicoté ses pages grises des décennies plus tôt, ses coins cornés trahissaient un lecteur avide. Mais les poèmes qu’il enfermait restaient tout jeunes. Je l’ai encore. Il est placé bien en vue dans ma bibliothèque. Pour me rappeler cette rencontre avec ma première blonde et cette autre rencontre avec vos mots qui, toutes deux, disent cette chose bizarre : il y a ici un pays, qui n’est pas tout à fait un pays, mais qui est le mien.» (p.65)

 

Je pourrais m’attarder à chacun de ces textes forts intéressants et signifiants. Tous témoignent d’une sorte de coup de foudre, d’un dialogue qui ne peut survenir que par la lecture qui touche le corps et l’âme. Je signale Étienne Beaulieu et tout ce qu’il dit de si percutant sur Pierre Vadeboncoeur que j’ai côtoyé un certain temps à la CSN et à l’Union des écrivains et des écrivaines du Québec. 

 

«Avec le recul, je pense que ce recueil d’essais constitue un moment crucial, non seulement dans son parcours d’écrivain ou dans celui de l’histoire de l’essai québécois, mais aussi dans l’évolution du Québec moderne et peut-être de la pensée elle-même.» (p.134)

 

Ou encore ce qui a séduit Heather O’Neill dans les écrits de Mavis Gallant. Elle y a trouvé une sœur et une confidente.

 

«Je connais parfaitement ce sentiment. Quand j’étais petite, les membres de ma famille me traitaient comme si j’étais en quelque sorte un sous-homme. Si j’essayais de dire que j’étais malheureuse, ils se moquaient de moi. Comme si c’était stupide de ma part de supposer que quelqu’un se souciait de mes sentiments. J’étais trop pathétique pour ressentir de la joie ou de la tristesse. Mon but dans la vie était de me soucier de leurs sentiments à eux. Ils me traitaient comme si j’étais l’esclave de la famille. 

Ils insultaient mes amis et s’en moquaient régulièrement. Mon père appelait leurs parents et leur disait que je n’avais pas le droit de jouer avec eux. On ne me laissait jamais parler de mes projets d’avenir. On m’a dit que je ne serais jamais autorisée à déménager. Je n’avais pas le droit de me marier ni d’aller à l’université. Je devais rester dans ce petit appartement avec mon père pour le restant de mes jours. Ma vie ne m’appartenait pas. Elle lui appartenait.» (p.34)

 

Ces textes devraient être placés dans les mains des étudiants pour leur faire comprendre qu’un livre est beaucoup plus qu’une histoire ou un travail que l’on oublie rapidement. C’est surtout une rencontre entre deux esprits, deux souffles, deux âmes qui se parlent et fusionnent en quelque sorte. Surtout pour prendre conscience que ce contact va les suivre tout au long de leur vie et qu’elle peut orienter leur regard sur leurs proches, la société et les affaires des humains. S’aventurer dans un livre et le savourer pour ce qu’il est, pas juste un travail scolaire. La lecture d’un ouvrage de fiction permet à un lecteur et un écrivain de s’accompagner dans la belle entreprise de découvrir leur milieu. 

 

«Je pense qu’une œuvre devient majeure à partir du moment où elle crée des ponts qui n’existaient pas encore : des ponts entre des phénomènes en apparence irréconciliables, entre les émotions contradictoires, mais aussi entre nous et les autres, entre nous et le monde.» (p.117)

 

Et aucun des participants n’a eu la tentation de déchirer un roman et de le partager avec un autre, fort heureusement. 

Canons permet de plonger dans l’univers d’écrivains, de découvrir ce qui crée des liens entre eux et aussi tout le pouvoir que certains volumes peuvent avoir chez un lecteur. 

Une lettre d’amour, une rencontre unique, importante, une idée formidable qui peut devenir une initiation à la lecture d’ouvrages de fiction et qui devrait circuler dans les classes des cégeps. Je l’espère. Un livre peut transformer une vie, je le sais. Et, je vous le jure, ça peut se produire plusieurs fois dans les tribulations de celui ou de celle qui s’abandonne totalement à l’aventure de la lecture. 

 

BLANCHETTE-DOUCET VIRGINIE : Canons, Éditions VLB Éditeur, Montréal, 156 pages.

https://editionsvlb.groupelivre.com/products/canons?variant=43981690667265

mercredi 26 avril 2023

VIRGINIE BLANCHETTE DOUCET DE RETOUR

J’AI BEAUCOUP aimé le premier roman de Virginie Blanchette Doucet, 117 Nord, publié en 2016. Une histoire qui oscillait entre l’Abitibi, le lieu des origines et Montréal. Un tourbillon pendant un certain temps avant de se poser tout doucement. Une migration se fait toujours de cette façon, surtout quand on bouge à l’intérieur de ses frontières. Le mal du pays secouait souvent Maude qui revenait en Abitibi, roulait pendant des heures dans le parc de La Vérendrye afin de retrouver Francis, un monde qui s’effilochait. La jeune femme dérivait dans sa tête et dans son corps. Comment ne pas penser à Victor-Lévy Beaulieu? Plusieurs de ses personnages ne cessent d’aller et venir entre Montréal et Trois-Pistoles. Cette fois encore, les héros de Virginie Blanchette Doucet sont des migrants, des perdus qui ne restent pas en place et cherchent un coin où ils pourront respirer. C’est le cas de Neil. Il a quitté son lointain Manitoba pour fuir, pour oublier certainement, pour se refaire une vie. En route, il a croisé Judith et ils ne se sont plus lâchés. Cela n’empêchera pas les descendants de revenir dans la maison du grand-père Dave pour comprendre l’histoire de cette famille qui hante un peu tout le monde. Roman de dépossession, de quête qui nous pousse dans les grands vents qui portent les migrateurs du Nord au Sud et peut-être aussi l’inverse. 

 

Un lourd passé, un père attentif et la mère de Neil qui a connu un destin tragique. Une femme qui ne s’est jamais occupée de son fils, happée par un étrange mal qui la faisait s’enfuir, boire, sillonner son coin de pays, tenter de toucher une liberté qui ne cessait de fuir devant elle. Qu’il le veuille ou non, Neil est marqué par son enfance, la disparition d’Alana qui l’a traumatisé. Il part pour oublier certainement, pour contrer une fatalité atavique qui risque de l’étouffer et de le pousser dans les pires excès. Pour sortir de soi surtout, échapper à ce drame familial qu’il ne peut chasser de son esprit. L’homme va à grandes enjambées, vers le bout du monde, dans un pays qui devient l’envers de son lieu d’origine. Ostéopathe, il peut guérir les corps, mais il en est autrement des blessures de mémoire, celles que l’on cicatrise dans un terrible et lent processus. Bien plus, Neil et Judith accueillent des éclopés dans leur ranch, le temps d’une convalescence. C’est le cas de Leslie. Arrivée avec un mal à la hanche, elle n’est jamais repartie. Elle est devenue en quelque sorte un membre de la famille tout en restant particulièrement discrète.

 

«Neil ne laisse rien dans son assiette qui soit comestible. Il s’empiffre, gobe les yeux de la truite en claquant la langue, fait craquer sous ses dents les nageoires. Combien de verres a-t-il bus avant de revenir? Judith voit à quel point Leslie est fascinée par l’appétit de Neil. Elle aussi, ça l’attire, cette voracité. C’est son mari. Il parle et il mange comme il respire. Il avale l’espace. Alyssia, Ivan sont comme lui.» (p.23)

 

L’alcool, une fatalité héréditaire qui a emporté la mère de Neil. Tout comme Neil qui vide verre après verre, tente peut-être de noyer un souvenir ou un mal-être qui n’est jamais loin. 

 

QUÊTE

 

Des dévoreurs, de mère en fils et en fille. Des mangeurs d’espace qui ne peuvent s’empêcher de bouger. Ils sont là le matin, et, où seront-ils le soir? Des instables comme la mère de Neil qui fuyait pour revenir au milieu de la nuit, plus morte que vivante. Fascinée par cette route qui finira par la tuer, qui happera Neil qui s’est arrêté dans l’envers de son monde. Elle saisira aussi Alyssia qui fera le chemin inverse pour passer de longues semaines près de son grand-père afin de comprendre peut-être les pulsions qu’elle sent en elle. Tout comme sa grand-mère Alana qui ne pouvait tolérer les contraintes, le servage que demande un enfant. Il y a une rage, une révolte dans ces femmes qui risquent de frapper comme un ouragan qui emporte tout. Un mal de l’âme héréditaire qu’il est à peu près impossible de combattre et de maîtriser, sauf par le mouvement, la folle tentative de sortir de soi, pour s’arracher au tourbillon en devenant soi-même une tornade inépuisable. 

 

«Elle l’admire cette femme, sans l’avoir jamais rencontrée. Alyssia aime ce qui s’est transmis d’Alana en elle. Cette façon de vouloir tout faire, tout voir, de ne jamais s’arrêter. Alyssia, contrairement à Dave, veut de cette intensité dans sa vie. Et savoir la vérité, contrairement à Neil. Son père vit confortablement dans les méandres de son imaginaire, mais Alyssia brûle d’envie de savoir. Après quelques mois chez Dave, il est évident pour la jeune femme que son grand-père retient certaines informations.» (p.187)

 

Des instables, des possédés, je dirais, acceptant difficilement les scénarios du quotidien et qui cherchent à bondir dans une autre dimension. Ils refusent les habitudes, les gestes répétitifs qui finissent par vous avaler et vous anesthésier. C’est certainement ce que souhaitait fuir Alana en buvant tout ce qu’elle pouvait pour noyer le feu en elle, se laissant emporter par les méandres des routes et les chemins du Manitoba qui vont partout et nulle part. Comme quoi, on a beau s’étourdir, on ne réussit jamais à s’échapper de soi.

Un roman intense, râpeux, fascinant et bousculant. Les héritiers d’Alana et de Dave sont habités par des démons. Ils doivent bouger, pour s’arracher à soi et à la succession des jours, pour secouer tous les enfermements et les obligations. C’est le cas d’Alyssia, de son fils Ivan, dont elle ne s’est à peu près jamais occupée, laissant la tâche à ses grands-parents qui finira sur la route comme sa grand-mère. 


J’ai eu l’impression de marcher sur une corde raide. Tout comme Leslie qui refait sans cesse un parcours périlleux et changeant sur la rivière Hakoho, elle qui ne peut oublier qu’elle a été chassée de sa communauté. Une force l’attire et elle tentera le tout pour le tout. Comme si le danger, le risque était plus fascinant que l’amour, le quotidien rempli de gestes simples, mais combien importants. 

Virginie Blanchette Doucet nous pousse dans des situations où tout peut basculer. Les personnages s’en sortent souvent, parfois non. L’alcool est omniprésent, nécessaire pour l’apaisement, pour traverser les heures, aller vers une histoire autre, pour échapper à la grisaille, faire de ses jours une aventure et un exploit en quelque sorte. Les héritiers d’Alana sont habités par une fureur qui m’a fait penser aux héros d’Erskine Caldwell qui, dépossédés et errants, foncent comme des désespérés à toute vitesse sur les routes, risquant leur vie à chaque courbe.

 

L’EXTRÊME

 

Des hommes et des femmes habités par des flammes, une intensité qui les brûlent et fascinent ceux et celles qui les côtoient. Judith est subjuguée par Neil et Alyssia tente de faire basculer sa vie, négligeant Ivan qui ne peut être qu’une entrave. Des passionnés, des porteurs d’orages et de tempêtes qui risquent de se heurter à la mort, à une fatalité qu’ils ne peuvent mettre au pas. 

Les champs penchés vous emporte comme le souffle d’un grand vent qui soulève la poussière dans une plaine trop sèche, où la neige qui efface tous les espaces du Manitoba, des personnages qui déstabilisent leurs leurs, laissent des souvenirs que l’on tait, que l’on voudrait oublier, mais qui finissent toujours par refaire surface. C’est le cas d’Alana qui fascinera sa petite-fille Alyssia qui aime se confronter avec la vérité pour mieux saisir les élans qui la bousculent et dérangent. 

 

«Alyssia comprend de tout ça qu’il est surtout important de se défendre, dans la vie. Dans les soirées alcoolisées d’Alana jeune adulte comme dans sa fuite définitive, dont il lui semble chaque fois se rapprocher un peu plus, Alyssia voit une forme de liberté, entière, pas volée à personne. Cette liberté l’inspire, la soulève. Si sa grand-mère pouvait se sortir de tout, à son époque, résister à l’envie de revenir sur ses pas, Alyssia aussi ira là où elle voudra aller, quand elle le voudra.» (p.189)

 

La rebelle, la belliqueuse, celle qui refusait toutes les contraintes est morte de la façon la plus banale qui soit, dans son auto alors qu’elle était saoule. Ivan répétera le geste. 

Les héros trébuchent souvent, se noient dans les remous d’une rivière dans un moment d’inattention ou quand ils cherchent à se faufiler au-delà des forces humaines pour se prouver qu’ils sont indestructibles et capables de tout, d’échapper à la lourdeur et la pesanteur qui occupent la plupart des vivants. Je suis sorti ébranlé de cette histoire pleine d’excès, de fuites, de colère et de rage. 

Oui, les géants meurent de façon tragique et il n’y a rien de bien glorieux à perdre la vie dans une carcasse de tôle et de caoutchouc, derrière un volant où l’on s’est imaginé un court instant que l’on pouvait se soustraire à l’attraction terrestre. Tout comme on peut danser sur les remous d’une rivière avant que les vagues ne se redressent pour vous avaler. 

 

BLANCHETTE DOUCET VIRGINIELes champs penchés. Éditions du Boréal, 2023, 312 pages. 

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-champs-penches-3958.html 

mercredi 14 septembre 2016

Virginie Blanchette Doucet ne peut briser le silence

MAUDE QUITTE SON PAYS de l’Abitibi pour Montréal. Plus rien ne la retient là-bas. La minière vient de démolir la maison que ses parents lui ont léguée. Mais il y a Francis, de l’autre côté de la rue, un ami depuis toujours, le grand amour de sa vie peut-être. Partir, c'est tout abandonner pour l'ailleurs où il faut tout recommencer. Le mal du pays l’emporte souvent. Elle revient en Abitibi, roule pendant des heures dans le parc de La Vérendrye, retrouve Francis, un monde qui glisse doucement hors d’elle. Maude dérive dans sa tête et dans son corps. Elle est une migrante de l’intérieur, une femme qui vit un amour impossible dans un silence qui avale tout, comme le trou de la mine qui aspire les hommes le matin et les biffe de la surface de la terre.

On ne parle pas souvent de ceux qui quittent leur région pour aller vivre en ville, à Montréal de préférence. Ils laissent un pays, une enfance, des souvenirs, des lieux où ils sont parfaitement dans leur corps et dans leur tête, un amour souvent pour se retrouver dans la foule. Lise Tremblay a souvent parlé de « ces migrants de l’intérieur » qui abandonnent un coin de pays, une famille qu’ils ne pourront jamais retrouver.
J’ai dû quitter mon village pour des études, me réfugier à Montréal, à la frontière d’Outremont, dans un petit appartement qui est vite devenu un refuge. Quand je m’aventurais sur les trottoirs, je croisais des Juifs hassidiques. Je ne savais rien de leur existence avant de venir en ville.
J’avais tout laissé au village. Des habitudes, des amis, une famille et des lieux où je pouvais sentir toutes les dimensions de mon corps et de mon esprit. Je suis devenu sauvage à Montréal, ne sortant que pour les cours à l’université où j’étais un Mursault dans les salles de cours. Je lisais sans arrêt pour ne pas sombrer, m’accrochais aux écrivains pour ne pas me noyer. Certains de mes amis ont vécu l’exil un temps et après, ils sont retournés au village, n’arrivant pas à se faire à cette autre vie. Heureusement, j’étais obsédé par les livres, cela m’a permis de tenir le coup pendant des années en faisant des retours pour respirer et me souvenir que j’étais encore un être social.

EXIL

Maude a grandi tout près de la minière qui réglait tout de la vie. Sa famille s’était installée devant la maison de Francis, un garçon de son âge. Une rue entre les deux, un pays, un continent. Ils ont partagé des jeux, des espaces en forêt avant de devenir des adultes. Ils étaient toujours ensemble. Des inséparables. Leur vie à deux allait de soi, pourtant ils sont incapables de se dire, de s’offrir l’un à l’autre. Comme deux cailloux enfermés dans un silence de commencement du monde.

Les arbres se souviennent de nos passages répétés, qui ont fait affleurer des roches veinées de quartz blanc, comme des balises pour nous empêcher de mettre le pied en dehors de chez nous. Nous courons, tu cries devant moi que je suis lente et que si un ours arrive tu vas le laisser me bouffer. La terre amortit mes pas dans un bruit sourd. C’est l’été où j’ai arrêté de grandir. (p.10)

Les parents partent en laissant la maison à Maude. Elle travaille à la mine pendant les vacances, voyage avec Francis, observe, attend dans un silence qui la fait ressembler à ces éclats de minerai qu’il faut « défaire » pour en extraire l’or.
La mine est une bouche dévoreuse qui a toujours besoin d’espace. La compagnie achète la maison de Maude à prix fort et la démolit. Elle a perdu son ancrage. Seul Francis peut encore la retenir. Il suffit d’un signe, d’un tout petit bout de phrase.

SILENCE

Maude part, peut-être pour provoquer la venue du mot, du geste qui va tout changer. Elle roule vers la ville, s’installe dans un petit appartement en attendant, travaille le bois, le vivant pour oublier la pierre qu’il faut forcer pour en extraire le métal précieux. C’est peut-être le traitement de choc qu’il faudrait pour obliger Francis à se tourner vers elle et abolir toutes les distances.

Ta mère, placée entre nous, serrait ton bras et le mien. Elle essayait de nous attacher ensemble, comme si ça pouvait m’empêcher de partir. C’était plus fort qu’elle, elle ne pensait pas, je crois, à son corps entre les nôtres, incapables de se toucher. Nous étions encore les deux mêmes enfants silencieux. Le jour de mon départ, je voyais que tu n’y croyais pas. Tu t’es dégagé le premier de ce lien bizarre. Ta mère a augmenté légèrement la pression autour de mon avant-bras. Si tu avais déposé tes clés dans ma main et que la pulpe de tes doigts avait touché ma paume, peut-être aurait-ce été différent. (p.65)

Maude s’étiole à Montréal, sa pensée restant en Abitibi. Elle part sur la 117 Nord, suit ce cordon ombilical pour surprendre Francis, des lieux, une vie qui pourrait prendre un autre tournant. Elle est déjà l’étrangère, elle a toujours été celle qui attend. Elle erre entre le présent où elle se sent à l’étroit et ce passé qui se dilue peu à peu.
C’est là le pire pour un migrant de l’intérieur. Il part, revient et ne sent jamais chez lui. Je me souviens. Il a fallu à peine un an pour devenir un « visiteur ». Les choses changeaient si rapidement et mes souvenirs restaient loin en arrière. Il y avait un espace de plus en plus grand entre le lieu que j’avais quitté et celui que je retrouvais après mes fuites. Maintenant, quand j’y retourne, j’ai l’impression qu’un autre village a poussé sur ces lieux familiers. Tout m’est connu et en même temps étranger. Mon village n’existe plus que dans ma tête.

RÉUSSITE

Virginie Blanchette Doucet signe un roman fascinant où tout est attente, impression, suggestion. Francis et Maude ne savent pas s’apprivoiser. Il faudrait des mots pour se dire et ils sont murés en soi. Maude part pour provoquer un séisme parce que la vie dans un silence pareil, tout près de Francis, n’est pas possible. Ce mutisme va la tuer. Elle met un continent entre eux, pose des gestes pour trouver des mots et les retourner comme les bouts de planche qu’elle effleure des doigts. Francis est du monde des pierres et elle de l’espace des arbres qui cherchent à toucher le ciel.

La nuit était tranquille, à l’exception des blasts qui ont fait trembler les murs un instant, je ne sais plus à quelle heure. Le soleil n’était pas levé quand Francis est revenu. Le chiot dormait au pied du divan, j’avais la main qui lui frôlait le dos, et il poussait de drôles de petits soupirs. J’ai gardé mes yeux fermés le temps que Francis enlève son manteau, ses bottes, qu’il dépose sa boîte à lunch en métal par terre. Le plancher a craqué sous ses pas, jusqu’à ce qu’il arrive sur le tapis du salon. Une pause. Il est parti vers la chambre, est revenu et m’a abriée d’une couverture douce et épaisse. Une porte a grincé derrière lui. Le chien a reposé sa tête contre ses pattes. (pp.78-79)

Un roman terrible parce qu’il nous pousse dans un exil intérieur où le langage n’arrive jamais à briser les carapaces. Des corps bougent, se frôlent et peuvent faire les gestes de l’amour tout en restant des pierres qui se heurtent sans jamais s’entamer. Le silence dans ce roman est étouffant, la solitude oppressante. Comme si Francis et Maude étaient enfermés dans un trou de la mine et qu’ils n’arrivaient jamais à s’en dégager.
Virginie Blanchette Doucet nous pousse dans une dérive où l’être risque de se défaire comme sous le coup des blasts qui font frémir le sol. L’empêchement de la parole est peut-être le pire des châtiments. Parce que les gestes ne suffisent jamais. Il faut des mots pour tisser des liens, s’offrir l’un à l’autre, se toucher dans le plus intime de l’être. Cela n’arrive pas dans 117 Nord. Maude est tout aussi impuissante que Francis face à ses sentiments. Il faudrait une fracturation de l’être pour qu’ils se retrouvent dans le regard de l’autre. Et cela n’est pas possible. Restent la route, les gestes peut-être lors de ces retours qui peuvent se faire rencontrer les corps.

117 NORD de VIRGINIE BLANCHETTE DOUCET est paru chez BORÉAL Éditeur.

PROCHAINE CHRONIQUE : L’impureté de LARRY TREMBLAY publié chez ALTO.