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mercredi 7 décembre 2016

Maude Veilleux risque tout pour arriver à l’écriture


UNE JEUNE FEMME entend vivre la liberté dans ce qu’elle a de plus enivrante et de plus exigeante. Elle écrit, veut traduire la vie dans son intimité, se glisser dans une fiction qui colle à ses pulsions. Elle vit en couple, mais chacun a droit à ses espaces et ses escapades. Lui aime bien « coucher avec des hommes » et elle se permet des fredaines à gauche et à droite. Des aventures qui exigent de garder l’esprit libre et de ne jamais se laisser prendre par les émotions. Cette fameuse exploration des sens prend des directions étonnantes et la narratrice s’attache à son amant, s’accroche, devient le roman, le corps du texte. Tout se mélange, se bouscule et ne reste plus qu’une désespérance qui emporte tout.

Prague vient comme un prolongement au premier roman de Maude Veilleux, Le vertige des insectes, paru en 2014. La même narratrice que l’on peut confondre avec l’écrivaine. Ce roman existentiel laissait le personnage de Mathilde au bord du gouffre après la fin d’une aventure amoureuse.
Ici, la narratrice entend vivre une sexualité sans restriction tout en protégeant sa vie de couple. La fidélité n’est-elle qu’une disposition de l’esprit ? La loyauté peut-elle survivre quand on s’abandonne à ses pulsions, multiplie les aventures ? Comment faire de sa vie intime un projet d’écriture ? Comment rester indemne dans une expérience littéraire qui s’écrit avec son corps, ses pulsions et ses sentiments ? C’est le pari que Maude Veilleux tente dans Prague, un roman de passion, de sexe et de mal-être, de désirs où les frontières s’abolissent et ouvrent de terribles blessures.

L’entente avec mon mari était simple, mais nécessaire à la survie du couple ouvert. Nos relations extraconjugales ne devaient pas nuire à notre couple. Pas le droit de tomber amoureux ni de découcher. Il fallait choisir des gens que l’autre n’aurait pas à côtoyer. Il y avait aussi la liste de gens interdits. La sienne était plus longue que la mienne. Probablement parce que j’avais une tendance à la jalousie plus prononcée. Pour l’instant, tout était sous contrôle. (p.17)

Pas facile ce texte où l’écrivaine se complaît dans les scènes épidermiques, la description d’aventures frénétiques dans les termes les plus crus. Une écriture neutre, sans fioriture, fiévreuse je dirais. J’ai failli abandonner. Où Maude Veilleux voulait aller en multipliant les jeux sexuels qui dérivent vers le sadomasochisme à quelques reprises. On a beau vouloir vivre toutes les expériences, on finit par faire du surplace dans ses rencontres charnelles.

QUESTIONNEMENT

Et brusquement, il y a un projet littéraire qui fait surface. Il était temps. Maude Veilleux venait de titiller ma curiosité. J’ai continué à avancer, un peu aux aguets, prêt à fuir si on en restait aux baisers, aux fellations et à une certaine violence.

Cette histoire n’avait de sens que lorsque je commençais à l’écrire. Si je passais une semaine sans rédiger, je me croyais amoureuse, au bord du divorce. Il fallait que je ramène mon expérience à la littérature. Quand je terminais un bon paragraphe, peu importait ma peine, mon manque, ma culpabilité. Il y avait le texte. Le  texte salvateur. Celui par lequel tout existe, même moi. (p.47)

La narratrice vacille. Comment écrire sa vie, dire l’intime sans y laisser son âme ? Que faire après la trajectoire de Nelly Arcand qui a voulu que sa vie devienne une œuvre littéraire ? Ou encore l’expérience de Marie-Sissi Labrèche qui est descendu au fond du gouffre dans ses premiers ouvrages. La littérature est-elle la vie ?
Christian Mistral s’est retrouvé éclopé après un début foudroyant. Lui aussi a jonglé avec le feu. Jack Kerouac y a laissé sa peau, n’arrivant plus à repousser les filets du « vagabond céleste » qui l’a emporté dans la mort.
L’entreprise de Maude Veilleux est dangereuse. L’oeuvre littéraire s’aventure dans le plus intime, le dévoilement de l’être comme on le fait en enlevant tous les vêtements devant un partenaire amoureux. Quel texte arrive à tout dire et à vous colle à la peau comme la sueur ?

J’avais presque trente ans. Je ne savais plus trop bien en fait. Je mentais depuis longtemps sur mon âge. J’avais entre vingt-six et vingt-neuf. J’étais affolée par le temps qui filait. J’avais peur de ne rien être. Et, je n’avais que l’écriture. Que l’écriture qui me sauvait en dernier lieu, que ce roman que je voulais terminer pour au moins en avoir deux. Deux romans, un recueil et un autre posthume, peut-être que ça ferait de moi une écrivaine, une petite chose. (p.56)

Il faut que l’expérience se déglingue. Tout deviendrait inhumain si la narratrice ne se prenait pas aux pièges de l’amour. La jeune femme n’arrive plus à démêler le réel du rêve, la vie personnelle de son projet de roman. Cette expérience ne peut être intéressante que si les prémices s’écroulent et que le personnage se perd, se laisse prendre par des situations qu’il voulait contrôler parfaitement. Guillaume, le mari, devient particulièrement insensible et intransigeant en réclamant que l’entente du début soit respectée. Il ne comprend rien aux affres de l’amour. Et peut-être que les hommes peuvent vivre plus facilement le dédoublement, multiplier les aventures et demeurer intacts.
La narratrice se retrouve en pleine dépression, encore une fois au bord du précipice, tout comme Mathilde dans Le vertige des insectes. Comment rétablir le lien entre la vie réelle et l’écriture ? Comment traduire l’intime quand les passions et les désirs nous poussent dans des terres inconnues ? Il reste peut-être l’exil, Prague pour recoller ses morceaux d’être, chercher  le soi que l’on a éparpillé dans un Big Bang passionnel. Les blessures d’âme ne sont jamais faciles à vivre et Prague, la ville de tous les espoirs, devient le lieu où la narratrice va tenter de revenir dans sa tête et son corps.
Voilà un roman à risques qui effleure la folie, la démence et presque le suicide. Encore une fois le personnage de Maude Veilleux, sa sœur la narratrice je dirais, plonge au fond des pulsions pour en ressortir avec des ecchymoses au corps et à l'âme. Cette romancière pratique un art terriblement exigeant qui brûle toutes les énergies physiques et mentales. Oui, l’écriture peut être une aventure dangereuse et tout exiger de soi. Un roman extrêmement troublant. Une sorte de roulette russe où l’écrivaine risque le tout pour le tout. Je ne sais pas si je serais capable de couper tous les ponts pour en arriver à l’œuvre littéraire… Il faut un courage singulier ou une grande témérité.
J’en suis sorti un peu inquiet, dérangé parce que Maude Veilleux m’a entraîné dans un espace où je n’aime guère m’avancer. Il y a aussi cette forme d’impudeur, cette façon de tout mettre en pleine lumière sans se réserver un coin d’ombre. Il faut beaucoup d’audace pour plonger dans un tel projet. La narratrice devient l’écrivaine et plus personne ne sait qui est qui. Maude Veilleux s’est mis un fardeau terrible sur les épaules. Une écriture où elle brûle toutes ses cartouches, coupe tous les ponts. Troublant. Exigeant. Déstabilisant.

PRAGUE de MAUDE VEILLEUX est publié chez HAMAC ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : AUTOUR D’ÉVA de LOUIS HAMELIN, paru chez BORÉAL ÉDITEUR.


dimanche 22 mai 2016

Une histoire de famille fascinante et traumatisante

LA FAMILLE COMBAL peut ressembler à bien des familles qui se débrouillent et tentent de survivre en allant là où il y a de quoi gagner des sous. Beaucoup de migrations, mais il y a plus. Les parents ont marqué leurs enfants. La mort n’a pas fait de quartier non plus. Jo, le fils aîné, s’est tué dans un accident d’auto. Le grand frère, celui qui avait la vie pour soi a disparu de façon brutale. Plus tard, le cancer que Thérèse combat depuis des années, impose le mot fin. La combattante, la courageuse n’en a plus que pour quelques jours. Quand la mort frappe à la porte, tous se taisent et ressassent des moments qu’ils ont tenté souvent d’oublier. Une manière de faire le point, de cerner, peut-être un vécu qu’il n’est jamais facile de secouer. L’enfance est toujours scrutée à travers des verres déformants.

Chaque couple est un monde et les enfants, à l’âge adulte, partagent des souvenirs, des regards qui se croisent et se contredisent souvent. Chacun possède son  histoire, sa version de ce temps que l’on a tendance à idéaliser. On dit aussi que tout se joue dans ces années où l’enfant découvre le monde. La personnalité vient de l’héritage parental, bien sûr, mais surtout de ce temps passé avec ses frères et ses sœurs. Sina Queyras fait le tour d’une famille singulière dans Autobiographie de l’enfance, une polyphonie qui donne la parole à tous pour en montrer les multiples facettes. La vérité est mouvante et pas facile de se faire une idée juste.
Les Combal n’ont rien de banal. Adel, la mère, a fait de sa vie une aventure traumatisante pour tous. Le père n’a rien de rassurant non plus avec son comportement d’homme qui ne peut que faire bouger les choses et réagir violemment parfois.
Je n’ai cessé de parler de ma famille dans mes récits et mes romans. C’est le coeur de mon écriture, sauf peut-être dans les derniers ouvrages. Je ne suis pas le seul à avoir emprunté cette route. Que serait Michel Tremblay sans sa famille, sa mère particulièrement, cette rue du Plateau Mont-Royal qu’il hante depuis des années. Victor-Lévy Beaulieu a beaucoup fréquenté sa famille et les Trois-Pistoles. La vente de la ferme et le déménagement à Montréal restent la grande cassure de sa vie. Chez lui, il y a l’Ancien Testament, la vie à la ferme, et le Nouveau Testament, la vie à Montréal-Nord. Lise Tremblay et Robert Lalonde ont senti le besoin de revenir sur des empreintes qui ne s’effacent jamais. On pourrait multiplier les exemples. Les écrivains tentent peut-être de corriger aussi d’une certaine façon cette époque qui les hante. Michel Marc Bouchard dit dans Les manuscrits du déluge : « Ça sert à quoi de réécrire sa vie si on peut pas en corriger des bouts. »

L’enfance est une histoire et en nous la rappelant, nous la reconstruisons sans cesse. Attachés à son cœur, nous sommes prisonniers là ; les jours tournent en spirale sans jamais s’arrêter. C’est là où l’histoire commence, alors. (p.15)

Là où l’histoire commence et là aussi où elle peut s’arrêter.

COUPLE

Un homme et une femme mal assortis, un couple qui tente de se débrouiller dans l’Ouest canadien, surtout en Colombie-Britannique, véritable jardin des merveilles. Les parents idéaux, dévoués envers leurs enfants et qui font tout pour en faire des êtres équilibrés sont plutôt rares. Étrange aussi de savoir que les découvreurs, les créateurs originaux sont souvent issus de familles dysfonctionnelles. Les parents sont des hommes et des femmes, avec leurs qualités et leurs terribles défauts. Pas moyen d’y échapper. Ce qui n’empêche pas les enfants, surtout quand ils deviennent écrivains, de vouloir colmater des fissures et de chercher à savoir ce qui a fait dérailler leur enfance.

Ce ne sont pas eux qui l’ont gâchée. Leur père n’est jamais blâmé, jamais inclus dans la liste des problèmes, c’est la mère, son refus de s’ancrer, d’accrocher les cordons de son tablier à un arbre et de s’installer, comme si leur vie familiale allait se stabiliser si seulement elle cédait. Leur père est à la base du progrès, il nivelle les forêts, pave le chemin des clubs de striptease, des mines à ciel ouvert et des centres commerciaux. Malin, fondamentalement intègre dans sa foi, leur père se consacre à la réussite du progrès, à sa plus pure réalisation. Et leur mère ? Elle se consacre à l’amour. Un amour dur, casse-cou, exubérant, mais quand même l’amour. (p.48)

Adel n’a jamais été satisfaite de sa vie, a toujours recherché un scénario où elle était la vedette et attirait tous les regards. Le quotidien, les tâches ménagères, ne peuvent que décevoir une femme qui rêve de se retrouver dans un monde de fiction. Elle perturbe les enfants par ses comportements et ses coups de tête, faisant la vie difficile à son mari qui ne peut jamais être à la hauteur.
Comment avoir une vie normale avec des parents passionnés qui ne peuvent que se heurter et se blesser ? Tous vivront une instabilité émotive, réagissant à leur façon. Que de départs et d’arrivées, de voyages pour aller voir si le monde est possible ailleurs, de déceptions en attendant la prochaine escapade.
Les enfants ont été bousculés par cette mère imprévisible, colérique, toujours prête à changer de peau. Comment ne pas penser à ma mère... Elle s’est faufilée au cœur de mes romans La mort d’Alexandre et Les oiseaux de glace, était tout le contraire d’Adel, n’avait rien d’une vedette, mais savait provoquer des orages avec ses colères et ses sautes d’humeur.

ÉTAPES

Nous découvrons les versions des enfants et du père chez Queyras. Des histoires qui se recoupent et s’interpellent pour former le tableau. Les filles semblent avoir trouvé un meilleur équilibre, fuyant ou se collant à la mère. Les garçons ont été particulièrement traumatisés. Pas étonnant avec une Adel en constant désir de mutation, misant tout sur sa beauté et sa sensualité.

Annie ne se rappelle pas avoir jamais vu sa mère autrement qu’en robe et talons hauts, même quand elle était dans son jardin, digne, le tuyau d’arrosage dans une main, une cigarette dans l’autre, les seins pointés dans son soutien-gorge cœur croisé, un genou légèrement fléchi, et un sourire qui provoquait des accidents. Toujours en train de flirter, toujours à faire des clins d’œil et à encourager. (p.225)

Une femme capricieuse, toujours en représentation, que rien ne pouvait satisfaire. Un peu l’image de ma mère qui n’a jamais pu échapper aux tourbillons qu’elle ne cessait de provoquer. Comment oublier ses colères et ses querelles épiques avec les voisins ?
La vie est souvent cruelle et dure. On l’affronte en faisant face ou en prenant la fuite. Adel ne peut trouver de point d’ancrage, se calmer et vivre ce qui est.  Elle cherche les situations souvent difficiles dans l’espoir de s’arracher à son quotidien, ne sait comment résister à ses pulsions. Le tragique dans tout ça, c’est que l’amour et la passion se transforment souvent en colère et en haine.

La femme qu’il vénérait, celle qui le tenait en laisse, celle qu’il avait toujours besoin de toucher, de voir, dont il voulait toujours sentir la peau, lui soulève maintenant le cœur. Descendu à ce niveau, il a pensé à l’empoisonner, mais elle était déjà un poison et sa propre haine l’avait empoisonné. Il avait honte de lui. (p.154)

Le roman cogne dur. Adel est une tornade qui a poussé ses enfants dans l’instabilité, la peur et la crainte. Véritable personnage de Tennessee Williams ou de John Steinbeck, elle fascine, agace dans sa sensualité racoleuse, son instabilité émotive et son désir de changement. Une passionnée qui a transformé l’existence de ses proches en enfer.
Autobiographie de l’enfance m’a souvent ramené à ma famille. Adel éveillant en moi des souvenirs, des situations difficiles que j’ai apprivoisées avec le temps. Il le faut. À quoi sert l’écriture sinon ?

Nous plantons nos enfances comme des drapeaux. Nous insistons sur elles. Nous disons : cette géographie, cette matérialité, ces mines antipersonnel d’émotion, c’est ce que je suis. Nous insistons sur elles parce que, sans elles, nous ne sommes rien. (p.312)

Un travail impeccable d’Hélène Rioux pour la traduction et le puzzle finit par donner un tableau fascinant. Sina Queyras nous force à nous demander pourquoi nous sommes ce que nous sommes et pourquoi nous avons pris telle direction. Les familles restent un monde que nous ne pourrons jamais éviter et un sujet inépuisable pour les écrivains et les créateurs. La vie peut être longue et heureuse, l’enfance courte et traumatisante.

Autobiographie de l’enfance de Sina Queyras est paru chez Hamac, 320 pages, 24,95 $. (Traduction d’Hélène Rioux)

PROCHAINE CHRONIQUE : Le faux pas de l’actrice dans sa traîne de HERVÉ BOUCHARD publié chez LE QUARTANIER.

lundi 21 avril 2014

Maude Veilleux tisse une toile d’araignée

Maude Veilleux, dans Le Vertige des insectes, une histoire en apparence banale, ancrée dans le quotidien, ne semble aller nulle part. Pourtant, un détail, un geste, l’impression qu’un drame couve, que tout va basculer d’un moment à l’autre, vous retient. Un terrible malaise. Les jours emportent Mathilde et nous voilà pris au piège. Les indices, disséminés un peu partout, prennent toute leur importance quand le geste de la jeune femme, à la toute fin, vous éclabousse. Une lente dérive des continents, un piège qui se referme peu à peu et laisse abasourdi.

Certains moments de l’enfance sont impossibles à effacer. Ils sont là, toujours prêts à refaire surface à la moindre occasion. Il suffit souvent d’un regard, d’une rencontre et tout revient, comme si le temps se repliait pour vous ramener à un événement qui a tout bouleversé.
Mathilde vit dans la grande ville avec son amoureuse, poursuit des études et tout semble bien aller dans le meilleur des mondes. Elle partage son appartement avec Jeanne et Thomas, un ami discret, un garçon qui vit des escapades amoureuses à gauche et à droite, dont une avec une voisine.
La grand-mère de Mathilde meurt. Il faut y arriver un jour. Une grand-mère aimée et aimante, toujours présente, capable de l’écouter et de la conseiller. Un choc, une grande peine qui font ressurgir une foule de souvenirs.

Elle se sentait seule, mais surtout étrangère à cet endroit ; des années la séparaient de ses douze ans. Elle aurait voulu porter une casquette encore une fois, remplir son sac de biscuits secs pour se rendre au village, dépenser ses économies en bonbons, jouer avec son frère dans la forêt. Oui, surtout jouer avec Christophe, n’importe où. (p.16)

 La mort de son jeune frère alors qu’elle n’était qu’une fillette la hante même si elle a tout fait pour oublier. Elle se sent responsable de cette tragédie. Le remords la ronge et vient la surprendre, ébranler toutes ses certitudes.

Une assiette apparut devant elle. Elle la repoussa ; une angoisse nauséeuse la tenait. Une gorgée d’eau pour caler le dégueulis des souvenirs. Elle voyait les mêmes visages, treize ans plus tôt. Assis au même endroit, parlant des mêmes choses du monde. La grand-tante venue malgré les neuf heures de voiture qui la séparait du cercueil de Christophe. Mathilde, trop jeune pour comprendre les conversations d’adultes, devant cette presque même salade de macaronis, savait que son enfance était affaire du passé. (p.18)

Le départ de sa copine pour le Yukon la plonge dans une lente dérive où elle n’arrive plus à s’accrocher. En fait, c’est plus compliqué que ça. Mathilde est hantée par le désir d’avoir un enfant, pour réparer peut-être la mort du frère, pour continuer la grand-mère dans sa descendance, maintenir les liens, tendre un fil entre les générations.

Souvenirs

Mathilde aide sa famille à vider la maison de sa grand-mère, fait des boîtes, trouve des objets qui font remonter des souvenirs, découvre aussi des aspects inconnus de cette femme qu’elle aimait tant. Cette grande maison que l’on va mettre en vente, c’est son enfance, sa vie que l’on va brader. Comme si elle faisait l’inventaire de son passé, n’osait se tourner vers l’avenir.

Mathilde aurait aimé tout conserver, acheter la demeure et y vivre comme sa grand-mère l’a fait. Des enfants dans les tiroirs, un chien couché sous la table, un camion stationné dans l’entrée. Elle se lèverait tôt pour préparer les crêpes aux bleuets, guetterait l’autobus scolaire le visage collé à la fenêtre. Elle n’aurait jamais peur la nuit. Elle sortit un pyjama de bébé, caressa le tissu souple au motif de pois. Elle le mit de côté pour l’apporter chez elle. (p.115)

Elle invente les occasions pour séduire Thomas et devenir mère. Malgré plusieurs tentatives où elle pense avoir tout prévu, elle n’y arrive pas. Comme si son corps refusait la maternité.
Tout s’effrite et Mathilde s’enfonce de plus en plus dans le silence, dans cette obsession qui la tourmente du matin au soir. Elle ne s’intéresse plus aux études qu’elle devait poursuivre à l’automne, se perd quand elle veut lire ou s’intéresser aux gens de son entourage. Tout meurt autour d’elle. Son chat et les insectes qu’elle ramasse un peu partout. Même les communications avec Jeanne sont de plus en plus laconiques et insignifiantes. L’univers se replie pour la broyer. Elle perd pied et il y a des images d’une exposition qui ne cessent de s’imposer.

Les images vues au musée ne la quittaient plus. Elle avait abandonné son chandail, parcourait son abdomen, questionnait les masses sous la paroi de chair. Où percer ? Où ouvrir une brèche ? (p.122)

Une forme d’accouchement où l’on s’ouvre le ventre pour en laisser sortir les organes vitaux. Une fascination morbide.
Un roman dense, réussi. Un monde vous aspire et vous broie. Maude Veilleux place les éléments du piège et le lecteur est cerné peu à peu. La fin ébranle, surprend, vous fige. Tout vous poussait vers ce geste et pourtant vous n’avez rien vu. Vous voilà en train de douter de vos capacités à voir les autres, les drames qu’ils peuvent vivre.
Des atmosphères, des déplacements tectoniques qui remuent les profondeurs et broient l’être. Un véritable jeu d’échecs où tous les éléments poussent vers l’inéluctable. Un drame qui donne des frissons dans le dos, écrit avec délicatesse.


Le Vertige des insectes, de Maude Veilleux est paru aux Éditions Hamac, 18,95 $.
http://www.hamac.qc.ca/collection-hamac/vertige-des-insectes-695.html

dimanche 23 février 2014

Heureux qui avec Ulysse a aimé le voyage

Barthélémy Courmont a fait de sa vie un voyage et continuera ses explorations avec sa conjointe. Une manière d’être, de voir, de comprendre les humains dans leurs singularités et leurs extravagances. Un art de vivre aussi que de partir ainsi sur les routes du monde pour plonger dans des histoires qui font la Grande histoire de la race humaine. Il raconte l’un de ses périples dans Avant Éden, Sur les routes d’Europe et d’Asie.

Le couple s’aventure d’abord dans l’envers et l’endroit d’une Europe un peu en marge. Des séjours en Croatie, en Serbie, au Kosovo et les nouveaux pays de l’Estonie et de la Lituanie. Jusqu’à la Russie, ce pays inaccessible avec ses tracasseries administratives. Un bond et voilà la Chine, les pays de la Chine plutôt, avant la rentrée à Taïwan.
Toujours avec beaucoup de lenteur, pour prendre le temps de voir, de sentir, d’écouter les femmes et les hommes, s’attarder à l’histoire de lieux millénaires et peut-être faire éclater le temps.

Je voyage en bus parce que je n’aime pas les décalages horaires, qui établissent de manière trop arbitraire des distances si fortes entre nous et le monde qu’on se résout à ne jamais les franchir, par crainte de ne pouvoir s’en remettre. Je voyage en bus parce que je n’aime pas les langues étrangères, qui nous séparent et créent des identités trop souvent superficielles, et qui pour ajouter au lot nous sont imposées de manière tout aussi arbitraire. (p.11)

Une observation fine des populations, des conflits qui durent et perdurent, des guerres qui ont balafré la Bosnie et le Kosovo. Ces tensions toujours là et la population qui cache mal sa nervosité. Le couple admire aussi le courage des gens qui parviennent à se redresser après les catastrophes pour reconstruire des cités où la vie reste si douce, où le temps ne semble avoir aucune emprise.

Plus on explore des lieux merveilleux, plus l’envie d’en découvrir d’autres se fait pressante, et plus le besoin de retrouver les sensations de la première fois grandit. Sans doute est-ce la raison pour laquelle certains estiment que le voyage est une drogue. (p.35)

Des souvenirs douloureux à Auschwitz avec les camps nazis et la mort de millions de Juifs. L’impensable devenu réalité. La logique froide de la bêtise.

La Chine

Et la Chine que nous connaissons mal, si peu. Ce continent garde ses mystères et réserve bien des surprises aux audacieux. Une nation qui peut maintenant regarder le monde droit dans les yeux avec une incroyable activité économique.
 
L’activité règne de façon frénétique ici, sept jours par semaine, jour et nuit. Comme toutes les villes chinoises, Mongla donne l’impression de ne jamais s’arrêter, au point de fatiguer les observateurs effarés. Et la fatigue n’est pas que celle des yeux, mais également des oreilles. Les gens parlent fort ici. Beaucoup plus fort qu’au Laos. (p.175)

Des habitudes qui peuvent dégoûter les maniaques de la propreté que sont les Occidentaux.

Il s’agit d’offrir au monde une image de la Chine plus civilisée, pas celle d’une bande de cracheurs… Mais à Mongla, de telles préoccupations ne sont pas encore d’actualité. Ici, les cracheurs ont encore de beaux jours devant eux, les âmes sensibles sont prévenues ! (p.177)

Des populations qui protègent leurs traditions, des cultures, des villes qui changent d’heure en heure, semblent toujours se faire et se défaire. La Chine est un pays étonnant, diversifié. Comme ce village où il n'y a que des gens âgés et des enfants. Tous les autres sont partis à l'extérieur pour travailler. Les voyageurs vont de surprise en surprise avant de se retrouver en Corée du Sud, un territoire qui semble en perpétuelle transformation.
J’aime le regard lucide et aimant de Barthélémy Courmont qui tente de faire tomber les frontières, les différences et les méfiances. Une avancée dans le temps pour mieux apprécier la diversité humaine de la planète, les façons de vivre le réel, de chercher le bonheur peut-être. Avant Éden témoigne de la beauté du monde et de sa diversité malgré l’horreur des conflits, des affrontements où les tueries ne règlent jamais rien.

Avant Éden, Sur les routes d’Europe et d’Asie, de Barthélémy Courmont est paru aux Éditions du Septentrion, 24,95 $.

Ce qu’il a dit :

Le temps s’est déplacé un peu plus vers l’Est, laissant derrière lui des mondes de plus en plus uniformes, au bénéfice du plus grand nombre sans aucun doute, mais au grand dam d’une poignée de rêveurs un tantinet égoïstes qui se souviennent de leurs aventures épiques dans cette Europe alors si différente. (p.27)
À Auschwitz, il ne peut pas faire beau. Le soleil n’a rien à faire dans un tel lieu. Il préfère s’arrêter de briller, par respect sans doute. Difficile d’Imaginer un endroit plus terrible que celui-ci. On peut chercher loin, argumenter, débattre, mais au bout du compte rien ne peut rivaliser avec Auschwitz au registre de l’horreur. Une horreur comptable d’abord : 1,5 million de personnes entrées dans les deux camps, et qui n’en sont jamais ressorties. (p.75)
Toutes les routes du Laos se ressemblent, et celles au nord du pays, dans les régions difficilement accessibles où le relief est presque un défi, sont les plus pittoresques, mais aussi les plus difficiles. Chaque voyage d’une ville à l’autre est une véritable épopée, dont on se demande à chaque virage comment elle prendra fin. (p.167)
Comme dans tous les villages de Chine, qu’ils soient ou non peuplés de minorités, les vieux sont en surnombre, exode oblige. Ce sont eux qui prennent soin des plus jeunes, et assurent leur éducation quand les parents ne sont pas là, pour ne pas dire en permanence. (p.223)

lundi 14 octobre 2013

Éric Simard prend le risque de tout dire


Éric Simard vient de lancer Le mouvement naturel des choses. Peu d’écrivains publient leur journal au Québec. Manque d’intérêt du public ou des éditeurs, pas facile de trouver une réponse. Je ne peux m’empêcher de penser à Jean-Pierre Guay qui souhaitait tout dire dans son journal, défaire l’écriture en racontant son quotidien de façon maniaque dans un Québec qui refuse de devenir un pays. Tout le monde du milieu littéraire murmurait même s’il ne se donnait pas la peine de lire cette entreprise particulièrement originale. Nous étions une centaine à l’accompagner dans ce projet pathétique et troublant.

Éric Simard ne s’aventure pas sur les traces de Jean-Pierre Guay même si l’écrivain dévoile de grands pans de sa vie. Un pari toujours risqué, qui peut prêter flanc à bien des ragots. Qu’on le veuille ou non, l’auteur d’un journal s’attarde à des moments où il est particulièrement vulnérable. Cette démarche me fascine peut-être parce que j’écris au jour le jour depuis des années en me conformant à cette exigence de franchise.

Époque

Éric Simard avait vingt ans en 1989, venait de terminer son cégep et cherchait à entrer à l’École nationale de théâtre pour devenir comédien. Il préparait ses auditions, faisant appel à un professeur, mais n’a pu réaliser son rêve. Il a dû faire son chemin en travaillant comme libraire, entrecoupant le tout d’un long séjour en Europe, vivant des aventures amoureuses fulgurantes qui ont duré le temps des Perséides. Des éblouissements qui perdent rapidement leur intensité. Éric Simard avoue franchement son homosexualité, ne dissimule rien de ses émotions, de ses hésitations et de ses peines aussi.
«Bon, je sens que ma vie va se compliquer. En plus de P.J., j’ai maintenant en tête Claude, le gars que j’ai rencontré au Lézard la nuit dernière. Je nous vois et revois danser ensemble sans qu’on sache encore rien l’un de l’autre. Et la danse est sans fin. Il y avait tant de promesses dans nos gestes. Je sens encore la douceur de sa joue contre la mienne. Ce souvenir que je caresse accentue mon désir de le revoir, de lui faire une petite place auprès de moi, dans mon lit. Je pense plus à Claude qu’à P.J. Cet aveu est difficile, mais ça servirait à quoi de faire semblant?» (p.140)
Les amours entre hommes semblent durer le temps des roses. Pas facile de trouver le compagnon idéal, de marier les amours et le quotidien.
«C’est peut-être moi le problème finalement. C’est peut-être moi qui ne m’endure pas. Quand je rencontre quelqu’un, au début, je fais toujours la gaffe de vouloir être tout le temps avec lui et je finis par me tanner parce que la solitude me manque. Je deviens irritable et susceptible comme si c’était la faute de l’autre alors que j’aurais juste à passer une soirée ou deux seul chez moi.» (p.304)
Lecteur boulimique, passionné de cinéma, il court d’une salle à l’autre lors du Festival international du film de Montréal, cherchant à tout voir. Un long parcours qui lui fera s’approcher du monde du théâtre et de la littérature.

Écriture

Il rêve aussi de devenir écrivain, mais là encore le chemin sera tortueux. Les refus succèdent aux refus.
«J’ai finalement eu ma réponse des éditions du Seuil. Ils ont étudié mon manuscrit. Ils n’ont pas aimé. Je me console en me disant qu’au moins, ils l’ont lu. Je ne m’attendais pas à autre chose comme réponse, mais un refus, c’est un refus: ça ne fait jamais plaisir.» (p.54)
Aspiré par une vie nocturne trépidante, il se retrouve souvent au bord de l’épuisement.
«Je continue de demander à mon corps ce qu’il est incapable de me donner. Chaque fois que je devrais me reposer, je ne m’écoute pas. L’illusion du plaisir a toujours le dessus sur ma raison. Ce soir en est un bon exemple. Je suis sorti alors que je n’aurais pas dû et j’ai trop bu. Je ne crois pas que ce soit ça, aller au bout de soi.» (p.247)
Un témoignage sincère, une quête d’amour, d’identité, d’affirmation qui décrit bien les turpitudes de la vie et d’une époque pas très lointaine. J’aime cette entreprise toute simple où un écrivain prend le risque de tout dire pour le meilleur et le pire. Il faut une bonne dose de courage pour prendre cette direction et se confier à des lecteurs.

Le mouvement naturel des choses d’Éric Simard est paru aux Éditions du Septentrion, collection Hamac.