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jeudi 25 janvier 2024

JACOB WREN DÉRANGE AVEC SES PROPOS

JACOB WREN est l’écrivain le plus original que j’ai lu dernièrement. La famille se crée en copulant (quel drôle de titre) permet à l’auteur de s’interroger et de réfléchir à différents aspects de la société et à nos manières d’agir et de se conduire dans le quotidien. Il tâche de demeurer lucide devant les comportements des puissances occidentales et les conséquences de leurs décisions sur la planète et les individus, peu importe où ils résident et tentent de vivre décemment. En fait, il remet en question à peu près toutes nos habitudes et nos façons de faire. Surtout, il pointe les gens qui acceptent souvent un travail difficile qu’ils détestent pour payer les factures et les comptes qui ne cessent de s’accumuler.


«Avoir des enfants rend plus conservateur et moins politisé. Vous devez tout à coup gagner assez d’argent pour assurer leur avenir. Vous faites parfois des choses que vous n’aimez pas faire, parce qu’il faut gagner de l’argent. Ou des choses auxquelles vous ne croyez pas. Des choses qui s’opposent, ne serait-ce qu’un peu, à vos principes éthiques. Mais ce n’est plus juste pour vous que vous les faites. Vous les faites pour votre famille.» (p.20)

 

Bien sûr que Jacob Wren a raison. Mais il y a les responsabilités envers les enfants et ses proches que nous ne pouvons nier. Il est vrai cependant que des gens passent une grande partie de leur existence à répéter des gestes dans une entreprise et à reproduire à peu près la même chose tout en devant s’adapter à de fréquents changements technologiques. Pour ceux qui font un travail plus gratifiant, on parle de carrière où l’on peut vivre nombre d’expériences valorisantes. Surtout avoir accès au petit groupe de décideurs qui planifient et dirigent les étapes de croissance de la compagnie pour en assurer la pérennité ou encore préserver la fortune des actionnaires. 

C’est vrai que tout va de travers dans nos grandes et fascinantes sociétés où tout repose sur la consommation, le gaspillage et le saccage des ressources naturelles. La Terre est à bout de souffle. Le climat se détraque et la catastrophe a le nez collé sur la vitre de votre porte d’entrée. Et que dire des itinérants de plus en plus nombreux et présents dans la vie de tous les jours? Wren en est particulièrement conscient. La question qu’il répète : pourquoi nous tolérons tout ça, pourquoi nous obéissons en baissant la tête, pourquoi les gens ne se révoltent pas?

 

«La peur est réactionnaire. Lorsque vous avez peur, vous n’essayez pas de rendre le monde meilleur. Vous essayez de vous protéger, de protéger ce que vous possédez, de protéger le statu quo. La culture populaire encourage la peur, encourage le faux bonheur. Le faux bonheur vous fait désirer ce que vous ne possédez pas, ce qui est le plus souvent hors de portée (par exemple : le bonheur véritable en tout temps). J’aimerais vraiment être en train de dire quelque chose de neuf, mais j’ai l’impression que tout le monde sait déjà ça.» (p.129)

 

Jacob Wren bouscule notre confort et ébranle, si vous voulez l’échafaudage de nos certitudes face à une vie qui semble se détraquer. La consommation et les nouveautés, on le constate, a abîmé la planète et nous a poussés au bord du gouffre. Nous qui avons chanté l’avenir, nous nous retrouvons devant un mur qui bouche tous les horizons et rend demain angoissant. Tout ce confort et cette indifférence qui s’appuient sur l’exploitation des sociétés moins nanties, sur le gaspillage des ressources naturelles, la fabrication d’objets inutiles et jetables, la pollution des océans par le plastique et l’endettement des individus qui permet de garder les populations dociles. Les États-Unis sont souvent la cible de l’écrivain.

 

«Les États-Unis sont de plus en plus fascistes et totalitaires. Ils possèdent les moyens et la volonté d’infliger à l’humanité tous les dommages qu’il est possible d’imaginer. C’est déjà presque un problème d’histoire. Ce n’est pas une bonne année pour naître en Irak.» (p.60)

 

Vingt ans plus tard, après l’invasion de l’Irak par les Américains en 2003, on ne peut que lui donner raison. Et ce n’est toujours pas une bonne idée de naître dans la plupart des pays du monde qui se débattent avec la misère et la famine, les guerres menées par des extrémistes, la pauvreté et les bouleversements du climat qui frappent de plus en plus fort.

 

QUESTION

 

Que dire d’un Donald Trump qui ment comme il respire et se pavane à la télévision en ridiculisant la loi, les procureurs et les juges, tout en demeurant le favori des républicains et d’une grande partie de la population américaine? Tout ça malgré les accusations qui pèsent contre lui et qui devraient l’empêcher normalement de se représenter à la présidence. C’est assez difficile de comprendre ce qui se vit actuellement dans ce pays qui se prétend la première démocratie au monde et la championne des libertés individuelles. 

Comment régler tout ça et sauver la planète?

 

«Arrêtez d’avoir des enfants. Vous ne vous rendez pas service et au monde non plus. Utilisez plutôt l’énergie que vous auriez dépensée à élever vos enfants pour lutter contre l’impérialisme américain. Le monde n’est plus ce qu’il était. Avant longtemps, vous enfants vous seront enlevés et se seront accoutumés aux mauvais dessins animés et aux jouets trop chers, au déficit d’attention, aux jeux vidéo violents, à la stupidité de la télévision et à la désinformation sans fin sur internet. Arrêtez-vous un instant et réfléchissez. Nous sommes déjà trop nombreux. Il y a trop de tout.» (p.39)

 

Jacob Wren n’épargne personne dans ses propos, pas même sa personne. Oui, nos sociétés démocratiques sont de plus en plus inégales et aux mains des plus nantis. Les pauvres sont de plus en plus misérables et l’inverse est aussi vrai : les riches s’empiffrent et en demandent toujours plus. Les gigantesques entreprises de communications échappent à toutes les lois et ne paient pas d’impôts, se moquent des frontières et pillent l’information juste et équilibrée. On le vit avec la crise qui frappe les médias traditionnels. 

Des guerres éclatent partout et les plus grandes puissances demeurent les bras croisés devant des massacres et des tueries de masse. Que dire de Gaza et de l’envahissement de l’Ukraine

Le climat n’est plus certain et échappe à tout ce que nous connaissions et provoque des catastrophes qui semblent vouloir se répéter de plus en plus. Tout ce que Jacob Wren dénonce et pourfend est en train de se produire à l’échelle planétaire. 

 

DANGER

 

Chose certaine, l’écrivain est à prendre au sérieux. C’est trop facile de le faire passer pour un fou ou un illuminé parce qu’il touche des sujets sensibles et exige des mesures énergiques si on veut sauver la planète et assurer un avenir aux générations futures. Pour y arriver, il faudra modifier radicalement nos façons de travailler et de penser. Et ce n’est pas en remplaçant des autos polluantes par des voitures électriques qui vont changer quoi que ce soit. J’imagine déjà les massacres et les ravages causés par les minières dans le nord du Québec pour exploiter les métaux précieux. 

C’est à donner des frissons dans le dos. 

Bien sûr, on tique quand Jacob Wren raconte qu’il est surveillé jour et nuit par des forces de l’ordre… Un écrivain peut-il être un danger et être dans l’œil de la CIA? Ces détecteurs de complots prennent-ils les auteurs au sérieux?

Je me le demande.

Un livre qui fait avaler de travers et qui nous laisse un peu étourdis et sans mots. Pourtant, nous en sommes là. Wren a raison, mais qui va l’entendre et l’écouter? Qui va lui donner la parole dans les émissions où il y a obligation de rire et de s’éclater même pendant les tragédies. 

Il faudra une détermination terrible pour modifier nos manières de faire et se mobiliser pour entreprendre le grand nettoyage de la planète. Saurons-nous le faire et aurons-nous le courage de réagir de façon adéquate? En tous les cas, nous devrons faire preuve d’audace et de témérité pour réinventer nos sociétés polluantes et prédatrices. 

Je ne crois pas être un pessimiste, mais je doute que les humains repensent leurs comportements et parviennent à calmer leur rage d’accumuler et de consommer. Il faudrait commencer par bousculer nos gouvernements et bien des institutions pour faire un pas dans la bonne direction et ça, ce n’est pas les réformettes de Legault qui va changer quoi que ce soit. Malheureusement, Jacob Wren a raison. Oui, malheureusement.

 

WREN JACOB : La famille se crée en copulant, Éditions Le Quartanier, Montréal, 160 pages.

https://lequartanier.com/parution/675/jacob-wren-la-famille-se-cree 

jeudi 2 février 2023

L’ÉTRANGE MONDE DE MARIANNE FRITZ

IL M’EST ARRIVÉ quelque chose de particulier avec Le poids des choses, un roman de Marianne Fritz, traduit de l’allemand et publié au Quartanier. Un livre qui traînait depuis un moment tout près de mon fauteuil, sur une petite table. En attente, je dirais. Et je me suis décidé à l’ouvrir, pour amorcer ma lecture. Je vous raconte plus tard mon étrange histoire. Le récit un peu banal, au premier abord, nous entraîne dans la Deuxième Guerre mondiale, avec des personnages qui peuvent s’interchanger selon les circonstances. Je suis habitué aux livres difficiles et cela ne me rebute pas. Des hommes doivent aller au front et des femmes attendent leur retour. Certains rentrent, d’autres pas. Rudolph, un musicien, et Wilhem se croisent sur le champ de bataille. Rudolph fait promettre à son copain de s’occuper de Berta, certain d’y rester. Berta est une fille qu’il a séduite avant de partir. Les événements s’enchaînent à partir de là. 

Bien sûr, Rudolph est fauché par une grenade et Wilhelm retrouve Berta et son garçon. L’ami prend tout naturellement la place du mort. Tout pourrait aller comme dans le meilleur des mondes sauf que la jeune femme a du mal à composer avec la monotonie des jours, «le poids des choses», les tâches quotidiennes. 

Wilhelm est chauffeur et doit s’absenter souvent, parfois pour des mois, surtout pendant le temps de la chasse, où son employeur, pour ne pas dire son maître, reçoit des gens importants dans sa maison de campagne. Berta, seule, doit s’occuper des enfants qui se rebellent contre la vie et refusent de fréquenter l’école. Elle est vite dépassée par les événements, ne se sent pas à la hauteur et tente de mettre fin à son calvaire de la pire façon qui soit. Elle laisse un message laconique qui cerne bien ce personnage qui a du mal à garder la tête hors de l’eau. «J’ai mis un terme à ma création ratée. Ta Berta qui t’aime.» Une phrase étrange que Wilhelm ne comprend pas. C’est tout ce qu’il apprendra de cet acte horrible. Berta survit. Elle a manqué son suicide et se retrouve à la forteresse (la prison) où elle vit ses jours avec une petite vieille qui prend le contrôle de sa vie. 

Wilhelmine se glisse à la place de Berta tout doucement. Si Berta était dépassée et perdue devant les événements et les tâches du quotidien, Wilhelmine dirige tout d’une main ferme et n’écoute qu’elle-même.

 

«Non. Non. Wilhelm! Si tu n’as pas le courage de passer avec moi devant monsieur le maire le 13 janvier 1960, tu n’es qu’un lâche. Or, moi, je veux un homme! Un homme qui soit à mes côtés printemps comme été, automne comme hiver, chaque jour de l’année! Je n’aime pas les demi-mesures.» (p.19)

 

Le 13 janvier, c’est l’anniversaire de naissance de Berta. Une décision de Wilhelmine qui sent la rancune et la vengeance. Bien sûr, le mariage a lieu et celui qui a remplacé Rudolph épouse celle qui prend la place de sa première femme. 

 

ÉTRANGETÉ

 

Oui, j’ai vécu quelque chose d’étrange avec ce roman. Après une centaine de pages, je me suis rendu compte que j’avais lu madame Fritz d’un bout à l’autre. Pourtant, je ne me souvenais à peu près de rien. Comme si tout s’était effacé. Au cœur du drame, en plongeant dans une scène difficile, j’ai figé. Je connaissais cette histoire. J’avais parcouru ce roman et curieusement, je n’avais pas souligné au marqueur jaune certaines phrases comme je le fais toujours. Qu’est-ce qui s’était passé? Comment avais-je pu tout oublier, relire une centaine de pages en ayant l’impression d’une découverte? Étais-je en train de perdre la mémoire et de sombrer dans les gouffres de l’Alzheimer?

Après réflexion, j’ai compris. D’habitude, après avoir terminé un ouvrage, un recueil de poésie ou un essai, je rédige ce qui peut devenir une chronique dans mon carnet. C’est comme ça que je fixe mes lectures. Cela me permet de me souvenir. Même sur les bancs de l’université, je faisais ça. Pourquoi je ne l’avais pas fait pour ce livre? Un mystère.

Et j’aurais tout raté en ne reprenant pas ce roman. Parce que Marianne Fritz, une écrivaine autrichienne que je ne connaissais pas du tout avant Le poids des choses, est fascinante et surtout très originale. Elfriede Jelinek dit d’elle : «C’est une œuvre singulière, devant laquelle on ne peut que rester figé, comme un musulman dévot devant la Ka’ba.» Thomas Berhard, quant à lui, parle de «stupidité vulgaire et d’idiotie» à propos du travail de cette auteure. Je me range plutôt du côté de madame Jelinek. Une écriture déroutante, des personnages étranges, mais un univers qui nous plonge dans les misères des petites gens qui se débattent avec le quotidien et des problèmes qui les dépassent.

 

ÉTRANGETÉ

 

Il est vrai que Le poids des choses est un ouvrage déroutant avec ces personnages qui sont des poupées gigognes qui s’emboîtent l’une dans l’autre tout en gardant une certaine originalité. 

Berta est demeurée une petite fille que Rudolph a séduite en jouant du violon. Ce qui importe, au-delà des héros, c’est la condition de ces gens qui doivent travailler et résister devant quelqu’un qui cherche toujours à prendre le contrôle et à les mener par le bout du nez. Ils font face au fardeau du quotidien et à une terrible oppression qui fait qu’il y a des maîtres et une grande majorité qui baisse la tête en obéissant.

Marianne Fritz possède un humour noir, grinçant pour décrire un monde qui n’est pas loin de celui de Jean-Paul Sartre ou d’Albert Camus. Tous devant l’immense tâche de devoir s’occuper des enfants qu’ils engendrent et qu’ils aiment de façon étrange souvent. 

Cette écrivaine est certainement du côté de «ces professeurs de désespoir» comme dit Nancy Huston dans son ouvrage du même nom. Le poids des choses reste fascinant pourtant, un peu étourdissant parfois. Il vous force à vous défendre et à vous situer dans vos jours. 

Une belle découverte cette romancière controversée qui a laissé une œuvre unique. Qui peut se vanter d’avoir rédigé une histoire de plus de 3000 pages en se moquant de tout, y compris les codes et les règles de grammaire. Une originale que j’aimerais bien croiser encore. Mais cette fois, je promets d’écrire dans mon carnet pour me souvenir d’une lecture qui sort des balises de la littérature contemporaine.

 

FRITZ MARIANNELe poids des choses, Éditions le QUARTANIER, Montréal, 160 pages, traduction Stéphanie Lux.

https://lequartanier.com/parution/614/marianne-fritz-le-poids-des-choses

jeudi 10 novembre 2022

LE MONDE DÉLÉTÈRE DE PATRICK NICOL

J’ÉTAIS JUSTE À CÔTÉ de Patrick Nicol m’a secoué, me laissant souvent sur un pied. Cet écrivain possède l’art de dérouter. Un roman vrai, senti, attachant, ancré, vécu qui nous pousse à nous demander où nous en sommes dans ce monde tout écrianché. Un regard nécessaire, un constat qui peut déranger, mais le témoignage authentique d’un homme qui cherche et qui n’a pas toutes les réponses comme ces commentateurs qui se reproduisent dans les médias. J’ai aimé parce que ça claudique et boite, montre notre réalité qui va un peu tout croche. À lire absolument et pas seulement par les gens de ma génération, mais par tous ceux qui prennent la peine d’ouvrir un livre de temps en temps. 


Voilà un roman qui me dérange même si je ne suis pas de la génération de Patrick Nicol. Je comprends très bien son personnage qui, en prenant de l’âge, constate que tout se défait autour de lui, que tout bascule dans une forme d’absurdité et d’incohérence. C’est peut-être le propre du vieillissement que de perdre ses repères et de se retrouver dans la marge, de ne plus avoir le pas, encore moins avec les jeunes qui vivent sur une autre planète. Et le corps fait des siennes et des amis et des connaissances ont la mauvaise idée de mourir. Un frère, une sœur, des proches disparaissent et vous abandonnent dans une terrible solitude, vous donnant souvent l’impression d’être un naufragé. 

Un roman un peu tristounet que J’étais juste à côté de Patrick Nicol. C’est surtout un texte humain, senti, vécu et propre à secouer nos concepts. Le narrateur se demande où nous en sommes dans ce monde qui bascule irrémédiablement dans le chaos. La destruction de cette planète qui nous nourrit ne peut laisser personne indifférent. L’avenir est devenu un mot inquiétant en ce siècle où la Terre a le hoquet.

La sensation de plonger dans un journal intime en lisant J’étais juste à côté de Patrick Nicol. Le roman se présente en trois temps, 2012-2016, 2017-2018 et 2019-2021, soit une décennie. De l’effervescence de la révolution érable où Pierre marche dans les rues avec les jeunes. C’est la fête, le désir d’un avenir autre, de changer le monde peut-être. Et peu à peu, l’âge s’impose, des malaises physiques, l’impression que la vie est un échec et que les rêves s’étiolent. De l’enthousiasme à une sorte de fatigue intellectuelle et corporelle où tout se déglingue et devient difficile. 

Pierre enseigne au cégep, la littérature, les livres qu’il aime par-dessus tout et qui donne un certain sens à son existence. Il fait lire Il pleuvait des oiseaux de Jocelyne Saucier et La femme qui fuit d’Anaïs Barbeau-Lavalette, deux romans qui nous plongent dans un passé récent, une quête de liberté et d’autonomie. Il écoute les commentaires étonnants de ses étudiants qui ne semblent pas parcourir les mêmes textes que lui. 

L’enseignant aime sa compagne même s’ils ne sont plus aussi proches qu’avant. Il jongle avec des questions qui remettent son travail en jeu, des décisions des gouvernements et les menaces qui deviennent de plus en plus présentes avec les changements climatiques. Sa vie prend des tournants prévisibles. Il boit un peu trop et doit penser à sa santé, faire un deuil de ses fantasmes. Que faire quand toutes ses certitudes s’effritent? Parfois, il regarde dans le rétroviseur et se demande ce qu’il a fait et surtout ce que sa génération a réalisé au cours de toutes ces années où il avait une société à construire et peut-être un pays.

«Nous avons contraint nos pauvres élèves, ces adorables gnochons, à bûcher sur les tirades de Phèdre, les portraits de La Bruyère, les borborygmes de Lautréamont. Étudiants en génie électrique, étudiantes en service de garde, aspirants techniciens et aspirantes techniciennes en inhalothérapie… Ils ont abordé la littérature comme on regarde un temple en ruine sur une île perdue dans le brouillard. C’est loin. C’est magané. Ils se sentaient prisonniers d’une bien triste galère, et l’envie était fréquente de laisser choir la rame. Personne autant que nous n’a découragé autant de gens de la littérature. Ils sont innombrables, les apprenants que nous avons largués, les apprenantes abandonnées sur quelque radeau de quelque Méduse, écœurés à jamais de la lecture, convaincu de l’inanité des artistes et de l’inutilité des intellectuels.» (p.57)

Il lui reste à durer jusqu’à la retraite, la grande libération.

 

ENSEIGNEMENT

 

Un constat qui garde sa pertinence. Quoi enseigner dans nos universités et dans les cégeps? Régulièrement, un gourou fait les manchettes en réclamant le retour des classiques. Il s’agit d’ouvrages français bien sûr. Nul auteur du Québec ne trouve grâce dans ces diatribes. Combien de fois j’ai demandé haut et fort un cours à l’Université du Québec à Chicoutimi consacré aux écrivains du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Histoire de découvrir cette région par les yeux des créateurs qui offrent toujours un point de vue original sur leur milieu et qui souvent étonnent les jeunes. Une manière de se dessiller les idées sur son proche environnement et sa réalité, de réfléchir à notre voyage vers l’avenir. J’ai même donné des ateliers pour cerner la littérature de ma région. Tout en liant des œuvres phares aux grands courants qui ont traversé les écrits québécois au cours des décennies. 

J’ai réclamé ce programme pendant plus de vingt ans et une professeure allumée, Cynthia Harvey, a entendu mon appel. Elle présente un cours depuis qui permet de cerner la réalité méconnue des écrivains et des écrivaines du Saguenay et du Lac-Saint-Jean avec leurs singularités. Et il semble que ça marche plutôt bien.

 

CONNAISSANCE

 

Patrick Nicol enseigne et a emprunté la route d’un peu tout le monde de sa génération. Né en 1964, en pleine effervescence de la Révolution tranquille, il a vécu la poussée du nationalisme et la prise du pouvoir par le Parti québécois en 1976. Il n’avait pas l’âge de voter lors du premier référendum portant sur l’avenir du Québec en 1980, mais il a connu la déprime qui a suivi l’échec de la deuxième consultation, celle «des ethnies et de l’argent» en 1995. 

«À cette époque planait sur le pays un grave mécontentement. Nos jeunes sont ignares, criait-on, plus personne ne sait rien. La droite culturelle, Jean Larose en tête, s’alarmait. Il fallait exhumer Molière, libérer Voltaire de ses limbes, déterrer Racine qui ne demandait qu’à refleurir; il fallait culturer les jeunes au plus sacrant, sinon ce serait le vide, l’absence de référent, le désœuvrement postmoderne et l’animalité ressurgie. Sortons nos enfants des griffes de l’appétit commercial, disait-on, et de la manipulation idéologique, clamait-on. Pour ce faire, rien de mieux que de retourner en arrière (et tant qu’à y être on leur apprendrait à écrire). (p.54)

Les dérives ont été nombreuses au Québec. Par exemple, je me suis toujours demandé pourquoi certains enseignants et pseudorévolutionnaires brandissaient la contre-culture sur toutes les tribunes quand nous avions à la construire cette culture par la littérature, à en retrouver les fondements pour se propulser dans les années à venir. C’était tout à fait farfelu et irresponsable. Il fallait faire moderne à tout prix, même en perdant son âme et en dénaturant le rôle de l’université et des cégeps. On a mis la gomme en concevant des cours de création un peu partout, oubliant de former des lecteurs. Un peuple d’écrivains qui néglige la lecture me semble inquiétant. Dans un salon du livre, sur vingt visiteurs, quinze me disent qu’ils veulent publier et un ou deux avouent timidement qu’ils aiment les romans et les histoires d’ici.

 

OPTIMISME

 

Le monde s’effrite et il est difficile de demeurer optimiste quand on voit les images de la guerre en Ukraine ou encore les manœuvres des républicains aux États-Unis qui sont en train de détruire la démocratie pour installer l’ignorance, le mensonge, la fourberie avec un Donald Trump qui ment avec l’assurance d’un ayatollah. L’espoir qui nous faisait descendre dans les rues à vingt ans, l’envie de changer les choses en militant dans les syndicats me semble une époque révolue. Il nous reste des “likes” au lieu d’une réflexion soutenue.

 

NICOL PATRICKJ’étais juste à côté, Éditions LE QUARTANIER, Montréal, 208 pages.

https://lequartanier.com/parution/626/patrick-nicol-j-etais-juste-a 

jeudi 7 juillet 2022

UN LEG QUI BRÛLE LE CORPS ET L’ÂME

LE CHEMIN D’EN HAUT de J.P. Chabot a retenu mon attention pour bien des raisons. D’abord, c’est la première fois que je lis cet écrivain même si c’est le deuxième roman que le Quartanier présente. Il a publié Le livre de bois en 2017. Dans son deuxième opus, il se penche sur une histoire d’héritage, un improbable retour à la campagne. Le narrateur a fui très tôt son milieu pour s’installer en ville. Une virée dans le temps qui ne se fait jamais sans heurts. C’était le sujet de mon premier roman Anna-Belle paru en 1972 où je rentrais (mon passé à peine déguisé) dans mon village après des années d’exil à Montréal. Dans la fiction de Chabot, le fils se retrouve propriétaire de la ferme familiale après la mort accidentelle de ses parents. Il aimerait liquider rapidement le tout avant de retourner à sa vie de citadin. Ce récit nous entraîne dans un monde trouble, délabré et plutôt inquiétant, avec certains personnages qui donnent des frissons dans le dos.

 

J.P. Chabot m’a happé dès sa première phrase. Le narrateur prend la route et roule pendant des heures pour revenir à Rivière-Bleue, un vrai village du Témiscouata. C’est le ton, la musique, la parole qui révèle tout de l’individu. L’impression de me retrouver sur le siège du passager et de devoir subir un flux verbal qui vous pompe l’air. Cela m’a rappelé J’ai mon voyage de Paul Villeneuve. Le personnage part dans une vieille voiture et traverse le Québec pour se rendre à Sept-Îles où une certaine Madeleine l’attend. Tout au long des kilomètres, les souvenirs, les fantasmes, les moments importants de la vie du conducteur refont surface et nous font planer entre le rêve et la réalité. 

«J’avais cru que je planterais la pancarte À VENDRE en avant de la maison pis que ça finirait là. Tout le long en descendant de Montréal, je me voyais la planter, vendre, m’en retourner chez nous un brin moins dans marde. Mais ç’à l’air qu’il m’en manquait des bouts. C’était la première fois que mes parents mouraient. La banque avait tout gelé en attente des papiers. Le processus impliquait la police, le coroner, la notaire, le Directeur de l’état civil, le croque-mort, une poignée d’intermédiaires et quelques témoins. Apparemment que mourir concernait toute la messieutrie. Ça prenait du temps.» (p.15) 

Revenir dans les lieux de son enfance est souvent difficile, brutal même. Je pense à Boréal Tremens de Mathieu Villeneuve qui emprunte un parcours similaire. David Gagnon hérite d’une maison dans le bout de Péribonka au Lac-Saint-Jean. Une plongée fracassante dans un monde qui échappe à toutes les idées préconçues que l’on peut se faire de la campagne et des gens qui l'habitent. Un espace saccagé, des conflits latents, un passé familial que le personnage principal doit empoigner à bras le corps.

Dès les premières pages, le narrateur de Le chemin d’en haut se coltaille avec son vécu et retarde cette plongée dans le temps en flânant au bar, à l’entrée du village. Pour fuir encore une fois sa réalité, par peur de perdre pied certainement. Tout ce qu’il a balancé par-dessus bord en prenant la direction de la ville vient le hanter. On comprend que les relations avec le père ont été conflictuelles, qu’il touche des blessures jamais guéries. Un passé honni et rejeté au plus profond de soi, une plaie vive qui risque de s’ouvrir en poussant la porte de la maison, en avançant dans la cuisine ou en figeant devant un miroir qui lui montre celui qu’il est devenu. Une peur qu’il veut noyer dans un verre, écoutant Sam, une barmaid, qui le bouscule et tente de lui dessiller les yeux.

 

RÉALITÉ

 

Il faut du temps quand on tente de faire le point sur une tranche de vie que l’on a voulu chasser de sa mémoire. «Le bar s’occupait de mes sens. Je m’oubliais. Les soirs se ressemblaient au point que la notion du temps s’embrouillait. Personne va au bar pour autre chose que ça. Y a peut-être juste là qu’on vit vraiment. On se permet d’être les bêtes qu’on est. Personne trouve rien à redire. Sam me servait ma Laurentide, à quoi bon changer. Ça y avait pris une veillée à me cerner, ou à m’imposer mon habitude.» (p.21)

Le fils devra confronter la vérité tôt ou tard. On ne peut fuir éternellement, fermer les yeux et oublier tout ce qui vous lie à un coin de pays, à une maison un peu croche, une forêt que l’on n’ose plus parcourir par crainte d’y croiser des fantômes. La réalité le frappe de plein fouet. Les affaires plus ou moins louches du paternel, la maladie de sa mère et son alcoolisme, le travail abrutissant pour une compagnie qui contrôle tout. La population rêve, plie l’échine, grogne, tente de secouer ce joug au moment du festival du Bootlegger (la fête existe vraiment à Rivière-Bleue) où l’on s’arrache au quotidien pour se moquer des lois et des convenances. 

Dans ce bar, ce non-lieu, le fils s’accroche à un fil et doit reconsidérer la mort de ses parents, sa situation de nouveau père, sa vie insignifiante. Une plongée dans ses souvenirs et l’enfance, une sorte de mise au point pour savoir qui il est. «Tu te fais une raison. Vieillir, c’est une trahison. Le temps te passe à travers. Il te durcit les poumons, le dos. Les traits. Tu feras jamais la paix avec ton corps. Toute ta vie, t’as travaillé debout, t’as pus d’équilibre. Juste te pencher, tu rases tomber. Pis quand tu tombes pour vrai, tes bleus partent pus, ça prend des mois. T’as de la vieille peau, de la vieille chair. Un moment donné, t’es même pas capable de te laver les pieds. T’as peur, t’avais pas vu ça venir.» (p.112)

 

ARRÊT

 

Ces fulgurances m’ont laissé un peu étourdi, incapable de poursuivre ma lecture. J’ai dû revenir souvent sur certains paragraphes pour en saisir toute la quintessence et la pertinence. Nous n’échappons jamais à notre passé et à l’album familial. Il faut y plonger tôt ou tard, trier, partager, se réconcilier avec soi et nos parents. 

Le narrateur finira par comprendre sa mère et son père. Cette noyade dans les eaux du lac lors d’une randonnée en motoneige reste une tragédie, un drame, mais peut-être aussi une grande histoire d’amour. 

Un roman qui nous entraîne dans un monde délabré, à l’image de cette planète que nous avons saccagée avec nos rêves de richesses. J.P. Chabot atteint des apothéoses qui laissent sans voix. «J’avais peur que des animaux partent avec notre capsule temporelle, je l’avais déterrée pour enlever les céréales. J’avais pas pu m’empêcher de regarder son papier. Il était blanc. J’avais pensé qu’on partageait cette joie-là. Steph avait mal. Lajoie cache souvent la détresse. Je l’ai sentie monter. J’ai compris que la fierté, quand tu la consommes trop vite, c’est la honte qui dit pas son nom. J’y en ai jamais parlé.» (p.168)

Une fiction sans compromis qui confronte l’amour, la mort, la maladie qui vous casse, le corps qui se défait, le travail qui rend impotent et aussi inutile qu’une vieille paire de bottes. C’est magnifique de justesse et d’intensité, de force et de souffrance. Une langue crue et frétillante que l’on goûte à petites gorgées pour en savourer toutes les subtilités et les arômes. C’est la puissance de ce récit qui prend des allures de descente aux enfers avant de revenir à la surface, plus lucide et peut-être en paix avec sa propre histoire et son passé, si médiocre soit-il.

 

CHABOT J. PLe chemin d’en haut, Montréal, Le Quartanier, 2022.

 

https://lequartanier.com/parution/610/j-p-chabot-le-chemin-d

mercredi 4 mai 2022

LA PAROLE PERMET DE NOUS ÉLOIGNER DE LA MORT

CHARLOTTE BIRON signe un premier roman fort intrigant avec Jardin radio. La vie parfois nous pousse en marge de la société et dans une solitude extrême. Comment lutter, combattre la maladie quand vous avez l’impression que le monde vous rejette


On découvre une tumeur à la mâchoire de la narratrice. Les médecins doivent pratiquer une intervention chirurgicale où elle risque de perdre la parole. La jeune femme, encore aux études, plonge dans une aventure terrifiante. 

«Le miroir reflète mon visage enflé. Mon menton et ma gorge sont bleus et jaunes. Il est difficile de me reconnaître. Sur la peau de mon cou, il reste du sang. Je prends la photo du jour. Je note la date et l’heure, j’avale le comprimé de morphine et j’inscris mon niveau de douleur sur dix.» (p.13)

N’ayant de contacts qu’avec les médecins et le personnel médical, la narratrice ne peut plus communiquer avec ses proches. Une terrible solitude la happe. «Les antidouleurs me donnent la nausée, ils m’empêchent de lire et de travailler, alors j’écoute la radio. Entre mes livres fermés et mon ordinateur éteint, je ne laisse presque jamais le silence noyer la pièce. Non, j’écoute des voix à la radio, des voix en direct sur les ondes, des voix dans des podcasts, des voix d’archives radiophoniques. Les voix remplissent l’air chaque jour de leurs particularités lointaines.» (p.19)

Une tumeur à la mâchoire, c’est plutôt inquiétant. La jeune femme perd pied, ses amitiés et ses amours peut-être. Parler, c’est vivre, s’affirmer et tenir sa place. «Les mots sont dits avec calme et détachement. Les mots paralysie, les mots résection, les mots greffe, les mots sont présentés avec calme et détachement. Là, sous les néons qui bourdonnent, les machines médicales et l’attirail métallique disent l’ordre raffiné du découpage de la chair, des os et des organes, la promesse que la peau et le sang seront envisagés avec calme et détachement.» (p.44)

Comme si on la privait de sa langue, de son identité, du plaisir d’embrasser, de parler, de chanter, de vivre dans la détresse comme dans l’enchantement. Elle se sent éjectée de ses études et de ses projets d’écriture. Sa vie dépend des autres dorénavant. 

 

RECUL

 

La voilà dans une chambre d’hôpital qu’elle partage avec un vieil homme qui écoute la radio. Et si c’était ça qui la rattache à la vie, ces paroles qu’elle entend, ces murmures qui lui disent que des femmes et des hommes rient, respirent, chantent et aiment tout près et si loin. 

Incapable de marcher, à cause d’une greffe (on a prélevé un os de sa hanche pour refaire sa mâchoire), elle arrive mal à s’arracher à la torpeur qui semble vouloir l’avaler. Elle s’accroche à ces présences. «On écoute la radio et on se représente tout de suite le corps de la personne qui parle. On fabrique instantanément un sourire, un visage, un regard sans même y réfléchir. On ne se contente pas des voix.» (p.32)

Nous tenons le fil de ce roman fascinant. Le mot témoigne de la vie et des idées, du monde et de ses turpitudes. Le verbe crée l’humain. La parole, c’est l’aventure, l’amour, le souffle qui permet de survivre aux jours et aux nuits. 

Ce lien la retient et la tire tout doucement vers la rive. Comme la ligne de la canne à pêche remonte le poisson à la surface. «Je rentre dans l’appartement, je rentre dans mon corps lent et maigre, je rentre à l’intérieur, je ne défais pas de valise, mais j’ai avec moi la vieille boîte en carton, celle qui contient mon walkman et la cassette des reptiles.» (p.89)

Avec tous ces enregistrements maintenant, les trépassés s’approprient la radio. Je peux écouter pendant des jours les chansons d’hommes et de femmes disparus ou encore me bercer dans les musiques de Bach et de Mozart. Le son échappe au temps et à l’anéantissement. Nous avons peut-être inventé une forme d’immortalité avec cet appareil. «C’est ce que j’aime aussi de la voix enregistrée. Elle contient chaque minute. Elle ne concède ni ne condense rien. Sa précision défie la mémoire. En même temps, elle ne respecte pas de chronologie. Elle n’ordonne pas le passé, ne restitue pas le déroulement des faits.» (p.48)

Ce sera sa manière de revenir dans un monde qui bruisse et que nous finissons par ne plus entendre. Et cette parole, la sienne, celle de la petite fille qu’elle a été et qui s’intéressait aux reptiles. «Quand j’appuie sur play, je découvre ma voix miniature, encore intacte et parfaite, ma voix en cinquième année qui parle de lézards, ma voix qui résonne pour la première fois dans un microphone. Mon sourire symétrique d’enfant de dix ans reprend vie. Mon rire crépite, éternel dans l’enregistreuse, à parler de serpents, de couleuvres et de caméléons.» (p.12)

 

PRÉSENCE

 

Un roman très fort qui fait prendre conscience du monde qui nous entoure et de tout ce qui vibre, palpite près de nous. Ces sons dans les endroits publics qui éloignent notre angoisse devant la solitude et le silence qui menace. 

Charlotte Biron m’a rappelé combien j’aime certaines voix à la radio. J’ai si souvent écouté Serge Bouchard et Jacques Languirand qui m’emportaient au plus profond de mon être. Madame Biron réussit ce miracle. Nous respirons dans ses souffrances, assommés par les médicaments et la morphine. Nous basculons dans ses fantasmes et ses rêves, les hallucinations aussi. Nous revenons avec elle pour nous faufiler dans l’espace des vivants. 

Jardin radio m’a branché sur le moment présent, à l’instant et à mon environnement sonore. Ce roman fait découvrir la beauté et l’extraordinaire merveille de la vie. Je me suis souvent attardé sur un court paragraphe pour méditer, m’ancrer si on veut dans ma voix et celle de l’écrivaine. 

Un ouvrage essentiel. 

Je tends l’oreille près du grand lac où j’habite et me demande ce que les Ukrainiens entendent avec l’horreur qu’ils vivent. J’imagine des pleurs, des hurlements, les sifflements des bombes, les explosions, «le bruit que fait la mort en tombant» comme le dit si bien Guy Lalancette. Ici, ce sont les sons de la vie, l’appel des outardes, le cri d’une corneille. Là-bas, on fait taire les oiseaux.

 

BIRON CHARLOTTEJardin radio, Éditions LE QUARTANIER, 136 pages, 20,95 $. 

https://lequartanier.com/parution/600/charlotte-biron-jardin-radio

jeudi 18 novembre 2021

L’HOMME QUI FAISAIT NAÎTRE LES LÉGENDES

J’AI APPRIS BIEN DES choses en lisant Le danseur de La Macaza d’Anne Élaine Cliche. D’abord qu’il y a eu une colonie juive en Abitibi, aux alentours de Val-d’Or et des ogives nucléaires à l’aéroport militaire de l’endroit pendant la guerre froide des années cinquante. Assez pour imaginer que Bagotville, au Saguenay, aurait pu en recevoir à cause de la station radar du Mont Apica. Une installation qui avait comme mission de surveiller le Nord. On craignait une attaque des Russes et elle ne pouvait survenir que de la baie James et de plus loin encore. Madame Cliche nous plonge dans les légendes, les mythes, les peurs et la réalité de ce coin de pays qu’est l’Abitibi qui a accueilli nombre de migrants venant de l’Europe de l’Est, des gens qui avaient dans leurs bagages des idées socialisantes et communistes. Jocelyne Saucier, dans Jeanne sur les routes, présente ces figures fascinantes, des militants qui tentent de changer la société et d’établir une justice pour tous. La terre de l’or et des mines attirait des femmes et des hommes qui parlaient toutes les langues et cela ne semblait causer aucun problème. Tous étaient là pour refaire leur vie et tordre le cou à la misère.

 

 

Anne Élaine Cliche nous décrit un personnage qui porte toutes les légendes et les fantasmes qui hantent notre littérature. Le mythe du Juif errant, du survenant, du coureur des bois, du prophète et du sauveur, du héros sans peur et sans reproche qui disparaît et ressurgit des années plus tard sous un autre nom, méconnaissable et devenu peut-être un étranger. On le surnomme Barabbas, comme le mécréant qui, selon l’histoire, aurait été libéré à la place du Christ par Ponce Pilate. Le peuple désigne le malfrat au lieu de Jésus pendant la fête de Pâques. Un personnage difficile à cerner. Il aurait été un militant qui luttait pour l’indépendance, cherchant à bouter l’envahisseur romain hors de sa patrie. Cela explique peut-être le choix de la population. Comme si les Juifs avaient eu à décider alors entre une libération politique et une révolution spirituelle. 

Le Barabbas d’Anne Élaine Cliche est un nomade insaisissable comme il y a dû en avoir des dizaines à l’époque où l’on abandonnait villes et villages pour aller faire fortune. L’Abitibi a été l’un de ces lieux d’accueil, tout comme le Klondike et la Californie. Comment ne pas penser aux coureurs des bois qui se perdaient dans les Pays d’en Haut et ne rentraient que des années plus tard quand ils choisissaient de le faire pour le meilleur et le pire

Barabbas disparaît et revient, ajoutant continuellement à son mythe et ses prouesses. Un homme qui tient d’étranges propos, possède une immense capacité d’écoute, une sorte de héros qui catalyse les fantasmes de tous ceux qui l’approchent.

Surtout depuis que la ville a installé un banc tout près du trottoir où il peut se réfugier pendant les mois d’été. Un endroit où les curieux le rencontrent et parlent de leurs grands et petits problèmes. On dit qu’il peut lire dans l’esprit et l’âme des gens. 

 

FANTASME

 

Une force de la nature aussi qui fait fantasmer certaines femmes, on le devine. Tout prophète qu’il était, il ne semble pas avoir renoncé aux joies physiques de l’amour et a permis à Yvette Champagne de découvrir «la jouissance» et sa vocation de comédienne. Il serait responsable du fait qu’elle a abandonné enfants et mari pour aller vivre de son art à Montréal. Tout comme il laissera une jeune femme enceinte, Claire Bloom, qui ne parviendra jamais à l’oublier. Le fils, Léopold, est un clin d’œil au personnage de James Joyce, dans Ulysse.

Le réel comme l’inventé cohabitent tout au long du récit de madame Cliche. 

 

À Val-d’Or des langues il s’en parlait plusieurs et lui les parlait toutes; il a fini par mourir, a dit ma mère au beau milieu de la voie. L’immortel est donc mort. C’est ce qu’elle a murmuré au milieu de l’allée avant qu’on nous tire de cette rêverie qui aurait certainement duré encore. (p.19)

 

L’homme décède, personne ne peut y échapper, mais qui était ce vagabond, ce prophète, ce héros capable de danser pendant toute une nuit sur la rivière au temps de la drave, celui qui devinait des choses que nul n’osait avouer, qui lisait dans les pensées et pouvait prendre toutes les identités.

 

ÉCRITURE

 

Il faut d’abord s’attarder à l’écriture de ce roman singulier. Anne Élaine Cliche s’appuie sur une oralité où plusieurs personnes tiennent des propos qui semblent décousus, crée une rumeur souvent difficile à comprendre. Les affirmations fusent et la parole est portée par des hommes et des femmes qui se croisent et ne s’écoutent jamais. Cela donne une épaisseur et une densité au récit que j’ai apprivoisé lentement en me collant aux mots, pour en saisir toute la quintessence. Ça pivote et revient comme une danse, une sorte de mantra qui peut nous perdre et nous étourdir. Il suffit de quelques pages cependant pour s’habituer à ce processus, aux dialogues qui tournent en monologues, à ce flux verbal qui vient telle une crue des eaux au printemps. La phrase se retourne, se prolonge, se cabre et se défait, va dans toutes les directions jusqu’à épuisement. 

Plus, les différents témoignages colligés par l’écrivaine qui a connu le personnage, vécue à Val-d’Or avant de partir en Europe pour saisir qui elle était et ce qu’elle souhaitait faire. La jeune femme devait quitter sa famille et son milieu pour trouver son nom et son identité. Il faut toujours s’éloigner de son lieu de naissance pour avoir une vision juste de ceux et celles qui nous ont précédés dans la vie. 

J’ai songé à ma mère qui ressassait des histoires du matin au soir, transformait tout en posant les questions et fournissant les réponses. Nous étions condamnés à l’écoute et il était à peu près impossible de se glisser dans ces récits où tout le village se retrouvait comme dans un malaxeur.

 

Entendre et voir sa propre pensée n’est pas donné à tout le monde, c’est un don qui vous déleste de vous-même vous donne du courage. 

Tout le monde l’appelait Barabbas quand moi je l’ai connu quelques années plus tard; je n’étais pas bien vieille disons cinq ou six ans avec mon père nous sommes passés par là tout le monde passait par la 3e qui est la rue commerçante et même la rue principale, mon père lui a serré la main et lui a présenté sa petite deuxième comme il a dit, et l’autre pas bonjour ni enchanté seulement ceci si je n’ai pas rêvé, La meilleure place la deuxième! je m’en souviens très bien. (p.43)

 

Tous connaissaient ce Barabbas, celui qui libère et se défait peut-être de toutes les attaches. Comme ces quêteux qui allaient de maison en maison dans mon enfance, que tous accueillaient avec un nom fictif ou un sobriquet, sans savoir qui ils étaient vraiment. Chacun avait son petit bout du récit qui finissait par basculer dans la légende.

Barabbas devient rapidement l’auteur d’exploits et de paroles qu’il a dites ou pas, de missions qu’il a pu accomplir pour Alban alors ministre dans le gouvernement du Québec. On le croyait Algonquin ou il se faisait passer comme tel. 

 

QUÊTE

 

Peu à peu, les témoignages s’accumulent, autant les mythes que les vérités et l’écrivaine réussit à cerner le personnage, à découvrir ses origines, à démêler l’ivraie du bon grain comme on dit dans la Bible. Pas que le mystère se dissipe, loin de là. L’homme qui est enterré au cimetière du Mont-Royal a su semer l’enchantement autour de lui, surprendre et étonner. C’est ce qui reste dans l’esprit des gens de Val-d’Or comme dans celui du lecteur.

 

Moi qui ai entendu toute mon enfance parler de lui par ma mère j’en suis presque arrivé à me croire engendré par un être surnaturel évanescent méconnaissable; ma mère est tombée amoureuse d’un mystique danseur parti à la fin de l’été quarante-quatre, peut-être revenu et reparti en quarante-huit, vous avez devant vous la seule trace tangible de son passage ici-bas, ma grand-mère et ma mère m’ont raconté, qui tenaient l’hôtel après la mort de Yudl, puis l’hôtel a fermé un peu après le retour en quarante-huit du mystique qui ne l’était plus et qu’on avait du mal à reconnaître sauf ma mère, ce revenant serait réapparu seulement pour me bénir; il a laissé une valise qui ne contenait que ses téphillin sans un mot rien, ma mère a décidé que c’était pour moi, dans quel but ce legs ce souvenir? (p.179)

 

Barabbas a abandonné une femme enceinte, un fils qui a croisé ce père sans trop le savoir dans la forêt abitibienne. Il parlait en terme biblique et se prenait peut-être pour Élie, le prophète, l’homme qui n’est jamais mort, celui qui ressurgit à différentes époques et qu’il est difficile de reconnaître. 

Anne Élaine Cliche secoue certains faits et des vérités, mais la magie reste entière et c’est ce qui fait la beauté de ce roman. Il ne fallait pas défaire l’aura du mystère qui entoure le personnage, surtout ne pas l’accabler par des éléments biographiques ou des documents de la société civile. Elle s’en tient à cette phrase qui tourne comme un derviche, enchante, étourdit en allant d’un moment à un autre, d’une apparition à une fuite.

 

ÉPOPÉE

 

Un moment du passé de l’Abitibi où tout était imaginable, même la venue d’un prophète et d’un sauveur qui a peut-être oublié sa mission en canotant sur les incroyables rivières et les lacs poissonneux, toujours à la recherche de soi et du bonheur, de la liberté certainement. 

Un roman fascinant, un feu d’artifice, une immersion dans la rumeur, l’épopée et le fantasmagorique, les témoignages et les racontars qui suivent les personnages hors normes, les héros qui savent se trouver une place dans l’histoire. Barabbas devient l’équivalent d’Alexis le Trotteur ou de Louis l’Aveugle, ce conteur magnifique qui parcourait le Saguenay et le Lac-Saint-Jean au temps de la colonie en récitant des légendes versifiées qui remontaient à l’époque de Babylone, dit-on. Un homme quasi aveugle qui devinait les chemins, surtout ceux de l’imaginaire pour impressionner ses contemporains.

Le danseur de La Macaza permet d’empoigner la réalité et le fantasme, de secouer le plaisir et la dure naissance d’un pays qui se fait avec l’afflux de migrants qui s’intègrent à une société ouverte, multiculturelle et parfaite pour faire germer toutes les fables. Une quête surtout du bonheur et de la vie pour la narratrice. Un monde magique qui m’a complètement subjugué. Un roman puissant, un souffle qui emporte comme une bourrasque qui ne vous laisse jamais de répit.

 

CLICHE ANNE ÉLAINELe danseur de La Macaza, Éditions LE QUARTANIER, Montréal, 2021, 26,95 $.

https://lequartanier.com/parution/591/Anne_Élaine_Cliche_Le_danseur_de_La_Macaza