jeudi 29 décembre 2016

Serge Bouchard fait du bien à l’intelligence

SERGE BOUCHARD surveille les agitations de ses contemporains, leurs manies, leurs obsessions et tente de trouver un peu de sens dans tout ce qui va trop vite, tout ce qui s’agite frénétiquement. Dans Les yeux tristes de mon camion, il permet au lecteur de respirer et de prendre conscience de tout ce qui est vivant autour de lui. Il faut s’attarder longuement devant une forêt d’épinettes qui résistent aux saisons, se pencher sur la vie de ces illustres oubliés qui ont parcouru l’Amérique, vécu avec d’autres peuples et ont fait de leur vie une expérience. Un moment de l’Amérique française que l’on a biffé de nos mémoires. L’anthropologue et homme de radio fait du bien à l’intelligence.

Ces textes permettent encore une fois de plonger dans l’univers de Serge Bouchard, de partager son amour pour la route, ces randonnées qui ne semblent jamais vouloir prendre fin, une traversée de l’Amérique du Nord dans une vieille Honda qui tient la route par miracle. Rouler pour le plaisir de découvrir, être en mouvement et rester vivant. C’était au temps de sa jeunesse folle, au temps des rêves. Il pouvait conduire jour et nuit, aller d’un océan à l’autre, du Nord au Sud pour prendre le pouls du Nouveau Monde.
Serge Bouchard est avant tout un nomade qui se sent vivant quand il se déplace lentement d’un point à un autre. Dans une vie antérieure, il aurait été un coureur des bois qui escaladait les montagnes pour voir de l’autre côté, un explorateur, un traducteur qui connaît toutes les rivières et les nations autochtones. Un rêveur qui  se sent vivant en suivant les méandres des grandes rivières qui coupent la plaine américaine.
Pas étonnant qu’il porte un amour démesuré pour les camions, ces navires contemporains qui vont du Nord au Sud dans un ronronnement où il est possible de saisir la quintessence du continent, d’un monde qui ne cesse de se faire et de se réinventer à chaque montée. Ces camions qu’il admirait tant quand il était petit garçon et qu’il rêvait de conduire jusqu’au bout du monde. Et ce grand fleuve qu’il surveillait en se demandant d’où venait toute cette eau et où elle allait.
Un nostalgique qui aime se bercer dans ses rêves d’enfance, se rappeler son père qui regardait le temps filer dans ses derniers jours pour saisir peut-être le fil de la vie qui finit toujours par se rompre.
Je suis un fidèle de ses émissions à la radio où il se questionne sur le racisme, le temps qui file, l’amour et l’amitié. Une émission rare qui permet un arrêt dans la frénésie de la semaine. C’est mon moment précieux. Je ne ratais jamais non plus Les chemins de travers où il nous entraînait dans des sentiers peu fréquentés et souvent étonnants. Parce que Serge Bouchard nous donne de nouveaux yeux pour surprendre le monde et le voir comme si c’était la première fois. C’est toujours avec bonheur que j’écoute sa voix grave nous confier des secrets, des réflexions, s’attarder à des doutes et des incertitudes. Parce que vivre et penser, c’est jongler avec une question qui ne trouve jamais de réponse.

La voix humaine est puissante. La radio lui fait honneur. Et pour l’entendre, l’auto devient une chapelle privée où, dans la solitude de sa mobilité, l’être médite au son de sa propre humanité. Cela soigne et rassure, cela nous attache. Bien sûr, nous touchons là à la prière, à la musique rituelle et sacrée, aux incantations des prêtres, des imans, sorciers et bardes de tout acabit. La voix humaine a un pouvoir inouï. Disons simplement qu’à la surprise générale des croyants que nous sommes, la voix humaine est plus forte que l’image. Voir le sacré est une chose étonnante, entendre sa voix l’est encore plus. La radio traverse les époques, survivant à des technologies qui lui sont mille fois supérieures. La simple voix humaine est irremplaçable, elle va à l’essentiel. (p.48)

Je me suis réjoui de voir la file devant son stand au dernier Salon du livre de Montréal. C’est rassurant. C’est dire qu’il y a encore des femmes et des hommes pour partager des réflexions et des penseurs qui n’ont pas besoin de se déguiser en humoristes pour attirer la foule. Il avait tout son temps pour discuter avec un lecteur ou une lectrice avant de dédicacer son livre. Je l’ai regardé un moment et n’ai pas osé m'approcher. Ça m’arrive d’être intimidé et de rater une occasion unique. Je l’ai aussi entendu dans une conférence où il sait vous tenir en haleine pendant des heures en racontant les exploits de Nolasque Tremblay et Émilie Fortin, ou de Marie-Anne Gaboury qui a été la première femme blanche à parcourir l’Ouest canadien à dos de cheval.

RÉFLEXION

Avec Serge Bouchard, chacun possède une histoire et il est important de l’entendre et de la raconter. Chaque individu est témoin de son époque. La grande histoire que l’on enferme dans les livres masque souvent le réel. J’aime particulièrement quand il s’attarde aux découvreurs du continent, aux exploits de ces hommes et de ces femmes que l’on a biffés de nos manuels scolaires. Que j’aurais aimé, à la petite école, découvrir la vie de ces explorateurs partis de Québec ou des Trois-Rivières pour se rendre à Saint-Louis, la plaque tournante de l’Ouest au temps de l’Amérique française. Ils étaient partout, ont traversé les montagnes en suivant les cols et les rivières pour surprendre ce Nouveau Monde bien avant les Américains. Des curieux qui n’hésitaient pas à vivre à l’indienne pour commercer et souvent fonder une famille métisse comme ce fut le cas dans l’Ouest canadien avec Marie-Anne Gaboury, l’ancêtre de Louis Riel. Une histoire oubliée, des figures fascinantes qui donnent une fierté à ceux qui savent que la langue française régnait en Californie bien avant l’arrivée des Anglophones.
 
En 1814, les hommes de Philibert sont une trentaine à faire le voyage de traite des fourrures dans le grand Sud-Ouest. Sous la gouverne de leur patron, on les retrouve dans la région de Santa Fe. Lespérance est du groupe et il voyage avec de bien grands noms : Étienne Provost, la future légende des montagnes de l’Ouest, François Leclaire, son associé, Toussaint Charbonneau, le célèbre mari de Sacagawea. On retrouve aussi Michel Bissonnette, qui sera tué par les guerriers de Mauvais Gaucher lors du traquenard tendu aux hommes d’Étienne Provost en 1818 dans les montagnes de l’Utah, près du grand lac Salé. Louis Robidoux, fils du patriarche Joseph, accompagne aussi la troupe, c’est l’un des rares survivants de cette bataille (où dix coureurs des bois furent tués). Mentionnons finalement la présence de Jacques Laramée, celui qui donnera son nom à tant de lieux au Wyoming, où il perdra la vie dramatiquement cinq ans plus tard, tombé dans une crevasse ou tué par les Arapahos, nul ne sait plus très bien. (pp.137-138)

Serge Bouchard est touchant quand il raconte qu’il doit se départir de son camion Mack, une splendeur, parce qu’il a de plus en plus de mal à se déplacer sur ses jambes et que le nomade ne pourra plus s’installer au volant et parcourir les chemins de la montagne qui mènent au bout du monde.

NÉCESSAIRE

L’écrivain redonne le goût de regarder un paysage de la toundra, de se rendre à Chibougamau ou encore de surveiller le temps qui va au fil de l’eau et qui emporte les rires humains. Une belle leçon de vie. C’est un plaisir toujours renouvelé que de pouvoir s’attarder sur ses textes. J’entends toujours sa voix grave qui me berce quand il m’emporte dans une histoire. Alors, il peut lancer certaines vérités et dénoncer les manoeuvres de John A Macdonald, un raciste notoire qu’un certain Stephen Harper voulait donner comme modèle au Canada.
Une réflexion qui tourne le dos aux rires et aux blagues qui eveloppent à peu près tout ce qui se dit dans les médias au Québec depuis quelques années. Bouchard est le meilleur médicament que j’ai trouvé pour garder confiance en la vie et retrouver une pensée qui bat de l’aile dans ce siècle de la réussite et de la performance à tout prix. Lire Serge Bouchard, c’est se donner du temps pour la réflexion, regarder autour de soi, fouiller son passé et devenir un meilleur humain.
Livre précieux, réflexion sur la vie, la mort, l’histoire que l’on fausse pour créer des mythes, des faits que l’on tronque selon les besoins du présent. Le sédentarisme en Amérique s’est dressé devant le nomadisme et les nations indiennes ont été les grandes perdantes de cet affrontement. Il faut s'en souvenir et le raconter.

LES YEUX TRISTES DE MON CAMION de SERGE BOUCHARD est publié chez BORÉAL ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : La femme qui fuit de ANAÏS BARBEAU-LAVALETTE, paru chez LE MARCHAND DE FEUILLES.
  
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/serge-bouchard-683.html

jeudi 22 décembre 2016

Caroline Vu offre une véritable fresque vietnamienne

LES VIETNAMIENS ONT VÉCU bien des pérégrinations avec la guerre d’indépendance contre la France et aussi ce conflit qui a scindé le pays en deux. Plusieurs familles du Nord, surtout les plus nantis, ont quitté Hanoï pour migrer vers le Sud en espérant retrouver la vie d’avant avec l’intervention des Américains. On sait ce qui s’est produit avec la victoire des troupes communistes. Des milliers de personnes ont pris la fuite pour s’installer dans différents pays. Plusieurs sont venus au Canada et au Québec. La famille de Kim Thuy est peut-être la plus connue avec la célébrité de l’écrivaine. Caroline Vu raconte son périple, l’histoire d’une famille étonnante.

Bien des réfugiés vietnamiens ont fui les communistes, trouvé des bateaux, souvent en très mauvais état, pour migrer en Amérique où ils pensaient trouver la paix. La famille Vu était bien nantie à Hanoï avant la guerre. Le grand-père avait fait des études en Europe, était devenu médecin et avait participé à la guerre contre l’Allemagne. Il ne jurait que par la France et comme l’écrit la narratrice, sa petite-fille, il était parfaitement aliéné. À son retour au pays, il a vite fait de s’installer et de s’enrichir malgré un penchant pour l’opium. Plusieurs Vietnamiens choisissaient la drogue pour oublier les affres de la vie et cette guerre fratricide. Des familles entières quittèrent les zones de combats, se réfugièrent à la campagne. Des jeunes hommes s’enrôlèrent dans un camp comme dans l’autre pour participer à l’histoire, créant des tensions.
La famille Vu vit des moments singuliers avec la guerre contre les Français d’abord et ce conflit où les Américains régentent tout.

Les livres d’histoire appelleraient ce nouveau conflit une « Guerre par procuration » entre les deux superpuissances de l’époque : les États-Unis et l’Union soviétique. Ils la classeraient habilement dans la rubrique « Guerre froide ». Les médias occidentaux, quand ils feraient allusion à cette sanglante période, l’appelleraient Guerre du Vietnam. Mais au Vietnam, les gens l’appelaient Guerre américaine. Pour eux, la guerre n’était pas froide ; elle était brûlante. (p.20)

La famille finira par quitter le pays pour venir en Amérique, aux États-Unis d’abord, et à Montréal ensuite. Après tout, on parle français à Montréal et c’est l’endroit idéal pour plusieurs qui connaissaient la langue. La famille aura tout perdu dans cette aventure.

La cité que nous quittions puait le diesel qui montait de ses sordides  ruelles dans lesquelles à tout moment on risquait de se faire tuer ou au contraire d’avoir de la chance au jeu, de trouver l’amour ou le plaisir dans la drogue. Saïgon ne dormait jamais, malgré le couvre-feu et les missiles. Partis d’un tel endroit où tous les excès étaient possibles, nous fûmes parachutés du jour au lendemain dans une petite ville de Nouvelle-Angleterre, paralysée le soir où nous arrivâmes par la première tempête de neige de la saison. (p.31)

Le grand-père, perdu dans les volutes de l’opium, devient de plus en plus absent et perd contact avec la réalité. La grand-mère, une femme autoritaire, s’accroche aux traditions qui ont toujours régi la famille. Les mariages des filles, par exemple, qui sont organisés par les parents pour créer des alliances entre des clans et améliorer leurs conditions matérielles. Elle forcera ses filles à épouser des hommes qu’elles n’aiment pas alors qu’elles sont encore des adolescentes. Ce sera le cas de la mère de la narratrice, une femme de tête, une rebelle qui entend faire sa vie et vivre ses émotions.

En ces temps troublés, l’amour importait peu. Tomber amoureuse de quelqu’un avant de l’épouser était devenu une idée farfelue. Comme beaucoup d’hommes de sa génération, grand-père n’imaginait pas que les femmes soient capables de prendre seules soin d’elles-mêmes. Oui, les jeunes filles avaient effectivement besoin de maris pour les protéger ! Ce furent donc les soldats japonais qui scellèrent le destin de ma mère. Mes grands-parents arrangèrent les mariages de leurs trois filles plus âgées en quelques mois. Ma mère se révolta mais sa rébellion ne la mena nulle part. (p.44)

Elle aura des aventures hors mariage et même des enfants avec un cousin. Un frère étudiera en France, épousera une Française et reviendra au Vietnam. Cette Européenne n’arrivera pas à s’adapter et abandonnera son fils. Des enfants mal-aimés, perdus et cette grand-mère qui réussit, la plupart du temps, à imposer ses diktats. Elle m’a fait penser à un personnage de Gabriel Garcia Marquez qui vit plus de cent ans.

SAGA

Véritable fresque qu’esquisse Caroline Vu avec cette tribu où des femmes résistent aux traditions et aux perversités des hommes. Elles vivent leur vie comme la mère de la narratrice qui devient femme d’affaires au Vietnam, dirige un restaurant français très fréquenté avant de migrer à Montréal, de faire des études en médecine pour devenir indépendante matériellement. Elle s’impose, mais d’autres seront brisées par ces mariages qui ressemblent plus à des condamnations.
Des oncles, des cousins, des coureurs de jupons qui agressent les femmes du clan, finissent par les mettre enceinte sous le regard complaisant de l’aïeule qui fait tout pour protéger sa réputation. Il y aura aussi un mari qui se faufile dans les chambres le soir pour caresser les petites filles. Et Daniel, le mal-aimé, vivra son homosexualité en prenant tous les risques. Il sera victime du sida qui commence à faire des ravages dans la communauté gaie même si son père et la grand-mère nieront toujours cette réalité.

Puis elle ajouta rapidement : « Il n’y a pas d’homosexualité dans ma famille vietnamienne. Je ne sais pas ce que c’est et je n’en ai jamais entendu parler ! » Grand-mère aimait opposer une fin de non-recevoir à certaines choses. Elle prenait plaisir aussi à critiquer les autres. Elle ne s’accusait bien sûr jamais, ne remettait jamais ses propres actes en question. S’il s’avérait que Daniel s’était avili, grand-mère en rejetait la faute ailleurs. Dans son esprit, les problèmes de Daniel trouvaient leur origine dans les gênes médiocres de Catherine. Ces gênes français de bas-étage, qui avaient donné naissance à un individu lascif et narcissique, n’étaient assurément pas de qualité « Champs Élysées », mais semblaient sortir tout droit des catacombes de Paris. (p.124)

Véritable saga qu’esquisse Caroline Vu avec ses drogués, ses prédateurs, ses femmes fortes, ses victimes et surtout cette terrible grand-mère qui s’accroche à des traditions malgré la vie qui ne peut plus être la même avec les migrations.
Je pensais en savoir beaucoup sur le Vietnam après avoir lu Kim Thuy qui a raconté un parcours similaire. Caroline Vu va plus loin en dressant un portrait sans compromis, décrivant des hommes et des femmes dans leur grandeur et leur petitesse, dans des vices que l’on tente de dissimuler pour sauver sa réputation. La grand-mère n’hésite jamais à sacrifier un membre de sa tribu pour garder son pouvoir et son image. Un monde qui s’effrite avec ses fous, ses irresponsables, des incompris, des rebelles qui réussissent à faire des études et à faire leur chemin dans leur nouvelle société.
Un roman formidable qui présente des figures inoubliables comme celle de cette grand-mère séduisante malgré ses travers. Il a fallu beaucoup de courage à Caroline Vu pour ouvrir les coffres de sa famille et tout mettre sur la table. Elle en sentait le besoin, surtout l’obligation. Il fallait dire certaines vérités à ses enfants.

En Amérique du Nord, mes enfants mènent une vie plutôt normale. Ils suivent les drames des vedettes des émissions de téléréalité. Ils passent des heures sur Facebook, photoshoppent ce qui leur arrive tous les jours. Dans leur quête d’identité, ils se googlent. Mais les identités ne se trouvent pas sur Internet. Elles se trouvent dans les mots transmis d’une génération à une autre. Les récits familiaux, tout à la fois dérangeants et fascinants, hurlent pour se faire entendre… Cette histoire d’un pays dont tout le monde parlait naguère, mais qu’on oublie aujourd’hui, mérite d’être racontée. C’est pour eux que je la raconte, pour les enfants de la prochaine génération. (p.178)

Un récit qui m'a laissé le souffle court et le cœur en chamade. Un moment de l’histoire qu’il faut connaître, ne jamais oublier. Une tragédie qui ne cesse de se répéter avec tous les conflits, les millions de réfugiés qui ne savent où aller pour arriver à respirer tout simplement. Un livre brûlant d’actualité.

UN ÉTÉ À PROVINCETOWN de CAROLINE VU est publié aux ÉDITIONS DE LA PLEINE LUNE.


PROCHAINE CHRONIQUE : LES YEUX TRISTES DE MON CAMION de SERGE BOUCHARD, paru chez BORÉAL ÉDITEUR. 

http://www.pleinelune.qc.ca/titre/443/un-ete-a-provincetown

lundi 19 décembre 2016

Gisèle Villeneuve emprunte des sentiers inexplorés

ALFRED DESROCHERS, en 1966, répondait à la lettre d’une jeune fille. Elle lui avait envoyé un projet de roman. J’imagine que le poète recevait assez souvent ce genre de missives et qu’il répondait un peu pour la forme. Tout écrivain reçoit ce type de demande un jour ou l’autre. Gisèle Villeneuve, presque cinquante ans plus tard, répond à l’auteur d’À l’ombre de l’Orford dans un carnet étonnant et souvent imprévisible. Une manière de dire ce qu’elle pense de la littérature, de l’écriture, de son cheminement, de sa vie dans l’Ouest du Canada.

Le carnet permet d’oublier les projets de fiction et de se faufiler dans les coulisses de l’écriture. Il faut un peu de témérité parce que le genre demande une franchise totale. Ils sont quelques-uns à pratiquer cette écriture en apnée depuis le début de cette collection dirigée par Robert Lalonde chez Lévesque Éditeur. Gisèle Villeneuve signe ici le huitième de la série. Une aventure qui permet d’ouvrir des portes et donne l’occasion à l’écrivain de flâner dans des jardins que le roman lui interdit.
Gisèle Villeneuve jongle avec des idées bien arrêtées. Elle était une jeune fille studieuse et certainement très audacieuse. Je n’aurais jamais osé, quand j’ai commencé à fréquenter les mots, envoyer une de mes « tentatives » à une figure connue de la littérature. J’étais tellement imbibé de mes lectures et obnubilé par des modèles qui me barraient tous les chemins. Certains ont osé. Je pense à Pierre Caron qui a écrit à Georges Simenon. Il s’en est suivi une belle amitié, une correspondance fort attachante pendant des années.
Alfred Desrochers était une figure connue et surtout un poète qui n’a peut-être pas tout le mérite qu’il devrait avoir dans l’histoire de la poésie québécoise. Un explorateur attentif de son milieu, de la condition de ses semblables et de sa présence en cette terre d’Amérique que l’on feignait d’ignorer alors.

LA LETTRE

Gisèle Villeneuve n’a pas oublié les mots du poète. Ce n’était pas l’enthousiasme qu’elle attendait, certainement. On est si fragile quand on fait ses premiers pas dans le monde du dire, si malhabile et si plein de clichés. Nous ressemblons à une mince couche de givre un matin d’automne qui se brise au moindre toucher.

Pour confesser quoi ? Mon impolitesse de ne pas vous avoir répondu ? Pourtant, j’étais bien élevée. Pour justifier quoi ? Ma maladresse de fille de quinze ans ? Plutôt l’expression d’une timidité apprise en famille. Propos futiles qui n’expliqueraient rien. Malgré votre encouragement et vos compliments sur mes premiers jets d’écriture, pourquoi n’ai je pas répondu à votre lettre ? Je prends une gorgée de café. Par la fenêtre, je vois la rivière. Sur le sentier, une joggeuse passe. Puis un cycliste. Vous regarde droit dans les yeux. Parce que, cher poète disparu, je ne vous ai pas cru. (p.18)

Comment lui parler au-delà de la mort ? Dire ce qui n’a pas été dit. L’écrivaine s’est installée dans la partie ouest du Canada l’année où le poète est décédé. Elle a appris l’autre langue et peut bondir de l’une à l’autre sans perte d’équilibre, comme elle le fait quand elle va en montagne, se lance à l’assaut d’une paroi friable où elle doit penser chacun de ses gestes pour arriver au sommet, voir loin, voir le monde de haut comme l’écrivain doit le faire.
Alfred Desrochers sera plus une oreille, écoutant celle qui tourne dans les mots comme une derviche. Et que peut un mort, que lui faire raconter quand il s’est recroquevillé dans le silence depuis tant d’années ?

DEUX MONDES

Gisèle Villeneuve croit au travail, à la réflexion, au devoir de choisir les mots avant de s’aventurer dans un texte. Bien sûr, elle est souvent déroutante, surtout par son choix d’écrire en français et en anglais. Les deux langues se bousculent dans son esprit et s’imposent quand elle glisse sur la surface friable de la page. Non pas un mélange ou une forme de métissage, mais la juxtaposition des deux langues qui se relancent et s’interpellent.

Cette pratique de la bi-langue en écriture, d’où vient-elle ? Alfred, c’est en vous posant la question que je le reconnais. Cette pratique de la bi-langue vient de l’amour, car je suis devenue amoureuse in anoher language. Ce lien d’amour en écriture a poursuivi son petit bonhomme de chemin. À mon insu. Ce qui donne encore raison au conseil de Lou : « Il faut non seulement que la substance […] ait sombré dans l’oubli, mais encore qu’elle ait été épuisée. » (p.89)

Madame Villeneuve peut aller de l’une à l’autre selon les moments d’écriture, les émotions. Un peu difficile pour quelqu’un comme moi qui trébuche souvent en lisant la langue anglaise. Chose certaine, cela demande une gymnastique particulière. J’ai dû faire un effort singulier, me débattant un peu comme un poisson hors de l’eau.

Pour revenir à l’écrit. Dans mon écriture, la bi-langue est strictement un jeu littéraire. Le glissement d’une langue à l’autre dans le texte est un jeu d’amour, qui amplifie le plaisir du rythme et du son. Le plaisir aussi d’un certain déséquilibre. The uncanny. L’insolite. Une désorientation temporaire pour faire pencher l’esprit, pour le forcer à percevoir autrement. (p.95)

Malgré toutes les affirmations de l’écrivaine, je reste perplexe devant cette façon de traduire la réalité. Bondir d’une langue à l’autre, s’amuser à écrire dans la juxtaposions des « deux langues officielles » me laisse perplexe. Je sais ce que Gisèle Villeneuve va dire.

Tout de même, contrairement aux réactionnaires (les traumatisés de ma génération ?), je vois en ce jeu des deux langues parlées l’expression de la plasticité du cerveau, qui intègre dans la pratique les deux langues dont les éléments de syntaxe, de grammaire et de l’oralité sont dispersés partout dans le cerveau. (p.94)

L’écrivaine a écrit Visiting Elisabeth, un roman bi-langue qui peut être lu, selon elle, autant par les francophones que les anglophones. Il faut être au-dessus du volcan pour arriver à planer d’une langue à l’autre. Ce que je ne saurais faire. Il faut une vie pour apprivoiser une culture et une langue... Il me semble que cette entreprise nous laisse dans un entre-deux, sans jamais arriver à s’arracher à la gravité des mots, d’une pensée ou d’un regard.

LITTÉRATURE

Gisèle Villeneuve s’attarde à des projets qui prennent forme très lentement, raconte son amour de l’escalade et de la montagne. Ce sont là les plus belles pages de ce carnet qui nous entraîne dans un monde où chaque geste doit être pensé. Sinon, c’est la glissade et la mort. Un exercice exigeant physiquement comme l’écriture qui doit être une sorte d’ascèse où les mots deviennent essentiels au projet.
Elle raconte son enfance à Montréal, sa découverte du monde et son apprentissage de la vie, ses amours avec un homme d’origine tchèque et sa migration à Winnipeg. Le carnet devient quasi un manifeste, une tentative de traduire une réalité qui ne cesse de bouger.
Malgré mes hésitations, je sais que Gisèle Villeneuve va continuer sa route, grimper les parois des montagnes pour atteindre le sommet à bout de souffle. Parce que l’écriture, peu importe où l’on se trouve, peu importe la langue, est une aventure d'équilibriste. Chaque geste doit être pensé pour éviter la catastrophe. Madame Villeneuve y réussit parfaitement et souvent dans une prose étonnante. Elle aura au moins le mérite de m’avoir fait lire dans l’autre langue, ce que je fais rarement, ayant assez de mal déjà à me faufiler dans les textes en français. Un carnet étonnant où l’auteure bouscule nos pensées, nos certitudes et nos hésitations. L’écriture est là pour ça après tout.
Oui, j’ai hésité devant certains propos, mais j’ai aimé. Et l’idée de répondre à Alfred Desrochers m’a donné le goût de relire « ce fils déchu de race surhumaine ». Un carnet fascinant, une pensée originale qui n’emprunte pas les chemins balisés. Un étonnement et une manière particulièrement originale de secouer la réalité et l'art de dire.

NUE ET CRUE LETTRE AU POÈTE DISPARU de GISÈLE VILLENEUVE est publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : Un été à Provincetown, de CAROLINE VU, paru aux ÉDITIONS DE LA PLEINE LUNE.



mardi 13 décembre 2016

Hamelin dresse un portrait sombre de la société


ÉVA QUITTE TOUT et retourne dans son pays d’origine, à Maldoror en Abitibi, près du lac Kaganoma où son père possède un chalet. Un ressourcement, la paix loin de Montréal et de ses agitations, une année sabbatique pour se refaire une santé physique et mentale. Son paradis devient un lieu d’affrontements entre un homme d’affaires qui veut créer un site touristique pour de riches Américains et les résidents qui cherchent à protéger leur lieu de silence et de beauté. La lutte est sans merci entre Dan Dubois, un comédien et cinéaste engagé et Lionel Viger, le roi de l’Abitibi, qui carbure aux projets et mène tout le monde au doigt et à la baguette.

Fascinant roman que Autour d’Éva de Louis Hamelin. On sait l’écrivain sensible à l’environnement et la vie sauvage. Ce n’est pas la première fois qu’il met en scène des militants qui tentent de protéger un coin de pays contre les exploiteurs qui vendent du rêve et finissent par tout saccager. La confrontation avait lieu dans Le joueur de flûte où un groupe d’écologistes tentait de protéger des arbres millénaires sur une île de la Colombie-Britannique. Un sujet que Bill Gaston touche également dans son très beau roman Suintula.
Cette fois, l’affrontement se déplace en Abitibi, près du lac Kaganoma, une étendue d’eau à peu près intacte malgré les chalets qui s’égrènent discrètement sur les berges boisées. Les animaux y vivent en paix et il est possible de se laisser envoûter par les appels du huart tôt le matin ou encore de plonger nu dans l’eau claire sans craindre les regards d’un voisin.
Lionel Viger est un homme qui a su s’enrichir en intriguant à gauche et à droite, en sachant tirer les bonnes ficelles politiques. Un frénétique à qui personne ne résiste et qui est convaincu que tout s’achète et que tout se vend. Dan Dubois, cinéaste et comédien, lutte pour la protection de l’environnement et dénonce des scandales dans des documentaires attendus. Il n’est pas sans rappeler Richard Desjardins qui tout en composant des chansons et donnant des spectacles, a dénoncé le sort que les forestières ont réservé à la forêt boréale ou encore la situation insoutenable des Algonquins en Abitibi. Dubois est charismatique, attire les médias, possède du panache et du bagou. La lutte s’engage et Éva se retrouve au cœur de l’action, un peu parce qu’elle est là, parce qu’elle aime son coin de pays et qu'il y a Dan.

GRAND COMBAT

Les environnementalistes sont presque toujours les perdants dans ce genre d’affrontement. Il y a bien ce groupe exceptionnel qui a réussi à faire reculer Hydro-Québec qui pensait construire des barrages sur la rivière Ashuapmushuan dans les années 1970, mais les victoires se comptent sur les doigts de la main. Pour un triomphe, il faut recenser vingt défaites. Le pouvoir d’affaires et politique parvient presque toujours à ses fins. La dernière lutte du genre dans mon coin de pays aura été celle des militants pour empêcher la construction d’une centrale hydroélectrique à Val-Jalbert, près de Roberval. Un échec retentissant.

Les terres sont publiques, c’est vrai. Jusqu’à ce que les vassaux des grosses compagnies qui dirigent le ministère des Ressources naturelles en décident autrement. C’est ce qui vient d’arriver au Kaganoma : ils s’en sont découpé une tranche de 2500 hectares qu’ils ont cédée à un consortium américain allié à un promoteur local du genre roi nègre, pour un prix gardé secret au moment où on se parle. Et écoutez bien ça : savez-vous combien de temps le ministère de l’Environnement (qui, allez donc savoir pourquoi, se sentait concerné par la transaction) a eu pour évaluer le projet ? Un gros vingt-quatre heures. (p.69)

Monique Proulx s’est lancé dans une histoire similaire dans Champagne et nous a donné un roman puissant, parfaitement incarné dans des personnages tourmentés qui défendent la nature pour des raisons pas toujours très nettes.
Louis Hamelin ne donne pas dans la dentelle et utilise ses personnages pour montrer deux pensées qui se dressent l’une devant l’autre dans tous les projets de la société. L’écrivain s’amuse en les décrivant dans leur grandeur et surtout dans leur petitesse.
Lionel Viger est vulgaire, effronté, parvenu, baveux, prétentieux et carbure à l’argent, aime écraser ceux et celles qui s’opposent à lui. Il traite les gens, et surtout les femmes, comme de vieux chiffons que l’on jette après usage. Il sait être convaincant et vit frénétiquement.

Le GPS de Viger a des contrats avec le gouvernement. Le Plan pourpre, les crédits d’impôt pour la création d’emplois dans les nouvelles technologies, c’est lui. Les détails commencent à sortir. On a appris que Viger touchait un pourcentage sur ces fameux crédits d’impôt. Un membre du cabinet peut pas s’afficher avec un homme pareil, est-ce que j’ai vraiment besoin de t’expliquer ça ? Donc, au Kaganoma, le ministre des Ressources naturelles est en conflit d’intérêts, conclut Éva. (p.291)

Dan Dubois est un séducteur qui collectionne les aventures amoureuses. Il aime se voir à la télévision et être à l’avant de la scène, parvient à entraîner les gens dans son sillage comme il trouble la paix du lac Kaganoma avec ses allers et retours en hydravion.

CYNISME

Ce qui m’a un peu troublé dans ce roman, c’est le cynisme de Louis Hamelin. Pas un personnage ne trouve grâce, du moins ceux qui tiennent le haut du pavé. Tous sont des mégalomanes, ne reculent devant aucune manœuvre pour arriver à leurs fins. Même Dan, le champion écologiste, est plein de contradictions et on se demande sur quoi reposent ses convictions quand il abat un ours près de son chalet pour le plaisir de tuer.
Pourquoi sa lutte pour préserver un territoire sauvage ? Pour en jouir égoïstement ou pour avoir un statut dans la société, préserver une image de contestataire ? Intransigeant, il tasse les gens du revers de la main tout comme  son ennemi Viger. Les deux sont des mâles alpha qui s’imposent et qui ne tolèrent aucune opposition. Ce sont des dominants qui savent mordre quand il faut et les femmes viennent à eux comme des papillons vers les flammes.
Il est vrai que les humains ont tous des faiblesses et des côtés sombres, mais Hamelin caricature dans ce roman. Il utilise surtout un ton qui m’a souvent heurté, comme s’il rédigeait un pamphlet particulièrement virulent sur la nature humaine.
Tous les politiciens succombent au pouvoir et se laissent corrompre. Personne n’y échappe. Heureusement qu’il y a Éva. Une femme tourmentée, forte et solide, plus consistante et humaine. Elle parvient à se tenir à la surface, devine toutes les manœuvres de son amoureux Dan et de Viger. Elle est le regard, la témoin qui surveille des marionnettes qui s’affolent. Et elle comprend, voit le jeu de l’un et l’autre.

Cette personnalisation excessive du mouvement a donné lieu à des épisodes qui ne sont pas sans rappeler les tares des régimes totalitaires : délit de pensée (ce membre du CA victime d’une purge pour avoir professé un mode de vie hypernaturel), contrôle de l’information (un cinéaste indépendant chassé de la forêt du Kaganoma), procès et répression paranoïaques d’un « ennemi intérieur » (éviction d’un autre membre du CA pour contacts informels avec un officier de police). Autant de petites taches qui, il faut bien le dire, cadrent parfaitement avec la logique d’une certaine culture machiste, à l’œuvre dans Autour depuis le début. (p.375)

LOI DE LA NATURE

Hamelin aime croire que la société humaine n’est pas différente de celle des bêtes qui parcourent le territoire du lac Kaganoma. De courts textes, comme une réflexion sur le monde animal, montrent que la loi dans la forêt est impitoyable. Le plus gros avale le plus petit jusqu’à être tué par un plus fort, un plus rusé. Pas de pitié et de tendresse. Un univers cruel, sans âme et sans empathie.
Le monde politique est corrompu, peu importe les idées et les partis. Les hommes ne pensent qu’à dominer et à bander le plus souvent possible avec une nouvelle conquête. Il reste peut-être l’écrit, les mots pour dire certaines choses, ce qu’Éva fera dans les colonnes du journal de son père et peut-être plus tard dans les magazines.
Un roman qui laisse perplexe parce que les figures de proue déçoivent et qu’ils sont interchangeables dans le grand spectacle des affrontements. Un regard assez désespérant sur notre société et l’avenir. Mais comment demeurer optimiste dans une époque où l’on voit un Donald Trump devenir président des États-Unis et un Philippe Couillard se présenter en sauveur ?
Hamelin frappe fort et on ne peut qu’être dépité devant un tel portrait. J’aime bien, peut-être naïvement, croire qu’il y a encore des gens qui ont des principes, luttent pour des causes en respectant les autres. Ce genre de héros ne fréquente pas le monde d’Éva ou ils sont rapidement largués. Autour d’elle, les prédateurs s’agitent et c’est pourquoi, à la toute fin, elle se retrouve encore plus seule que quand elle a quitté Montréal. Viger est mort de ses excès et Dan a disparu pour s’illustrer dans un autre combat, surgir dans une cause qui lui permettra d’entretenir son aura médiatique. Le cynisme ne tue pas, mais il dérange et fait mal.

AUTOUR D’ÉVA de LOUIS HAMELIN est publié chez BORÉAL ÉDITEUR.


PROCHAINE CHRONIQUE : Nue et crue lettre au poète disparu de GISÈLE VILLENEUVE, paru chez LÉVESQUE ÉDITEUR.


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